Dans ce domaine, les économistes soucieux de
plaire au pouvoir se sont empressés de fabriquer des théories
démontrant qu’il appartenait à l’État de maîtriser la masse
monétaire en vue d’influencer la conjoncture sous le prétexte usé
que la monnaie n’était pas un bien comme les autres. Depuis que
Keynes a donné ses lettres de noblesse à la politique monétaire,
tous les gouvernements du monde ont fait de l’émission monétaire un
symbole du pouvoir politique et de l’identité nationale. De ce point
de vue, la zone euro est dans une situation étrange: la zone de
circulation de l’euro ne correspond pas à un territoire politique
intégré alors même que la notion d’identité nationale à l’échelle
européenne est plutôt problématique.
Les hommes politiques qui ont fait Maastricht ont mis au monde une
créature étrange. Mais ce n’est pas en reprenant le contrôle de la
Banque centrale européenne que nos problèmes seront résolus (d’ailleurs, quel gouvernement va dicter
ses choix à la BCE?). En ce domaine
aussi, il appartient aux constructivistes (car l’euro est une
construction européenne bureaucratique) et aux interventionnistes de
droite comme de gauche d’apporter la charge de la preuve. La preuve
qu’un gouvernement est en mesure de contrôler la masse monétaire
alors que les experts ne parviennent pas à mesurer précisément cette
masse monétaire; la preuve qu’un contrôle leur permet d’influencer
la conjoncture alors que les théoriciens ne sont pas d’accord sur
les rapports interagissant entre l’activité économique réelle et la
quantité de monnaie; la preuve aussi qu’en ce domaine, le monopole
d’émission imposé par une banque centrale est plus efficace que la
concurrence monétaire que l’arrivée des banques centrales a
supprimé.
S’il fallait appliquer le principe de précaution, et dans la mesure
où cette preuve n’est pas apportée par ceux qui ont la volonté de
diriger, réguler et contrôler, alors mieux vaut ne pas s’immiscer
dans les affaires monétaires. Mais le mal est fait depuis plus d’un
siècle. Dans ce contexte où l’existence des banques centrales est
une donnée incontournable (mais sans doute pas définitive),
l’indépendance de la BCE est sans doute un moindre mal.
La monnaie: un bien comme un autre? |
L’histoire monétaire est passionnante pour qui sait voir au-delà des
aspects purement techniques et quantitatifs. La question de la
mesure plus ou moins précise des différents agrégats monétaires (M1,
M2, M3 ou L) ne doit pas nous occulter l’essentiel. Car l’histoire
de la monnaie raconte un combat millénaire: le combat incessant
entre le pouvoir et la société civile, c’est-à-dire l’affrontement
permanent entre le pouvoir politique d’un côté qui cherche à
contrôler l’économie (et donc les acteurs de l’économie) et
l’économie qui, de l’autre côté, finit toujours par se rebeller en
mettant en oeuvre un puissant processus de libération dont la
motivation est puisée au coeur même des aspirations individuelles.
La monnaie constitue, comme la roue et l’écriture, une des
innovations les plus fondamentales de l’homme, qui lui a permis
d’accéder à la civilisation et à la prospérité. Si la roue a permis
de faciliter le déplacement physique des hommes et des marchandises,
la monnaie a permis de faciliter la comparaison et le transfert des
valeurs, autorisant le déplacement économique des marchandises. De
ce point de vue, la monnaie est antérieure au pouvoir politique.
Elle existe depuis que les hommes font du commerce. Elle permet de
transcender les frontières. À ce titre, elle constitue un progrès
radical dans le sens où elle permet d’échapper aux contraintes du
troc, notamment aux contraintes liantes de l’échange bilatéral. En
permettant une multilatéralisation des échanges, la monnaie augmente
considérablement l’espace des échanges, et donc le gain de l’échange
pour ses participants.
Très tôt aussi, les États ont cherché à s’approprier la monnaie,
comprenant son rôle structurant dans l’économie, pour en faire un
instrument de la souveraineté nationale et de contrôle social. Celui
qui avait prétention à réguler, sinon contrôler, l’économie se
devait d’en maîtriser sa monnaie. Lénine a compris que pour faire
tomber le système capitaliste, il fallait pervertir sa monnaie qui
est comme le sang qui circule dans tout le corps économique et
social.
Deux tendances n’ont alors cessé de s’affronter:
• d’une part, la
tendance à s’affranchir des contraintes et des contrôles par
l’innovation monétaire;
• d’autre part, la tendance à imposer les contraintes
administratives (en réponse aux innovations monétaires et
bancaires) par le pouvoir en place sous la forme d’un
contrôle accru du système monétaire. |
À titre d’illustration, dans le cadre d’un système
bancaire soumis au contrôle d’une banque centrale, toute opération
de crédit réalisée par une banque oblige cette banque à se
refinancer auprès de la Banque centrale dans la mesure où une partie
de la monnaie scripturale créée par la banque sera, un moment ou un
autre, convertie en monnaie centrale (les billets de banque sont les
billets de la Banque centrale). Les cartes de crédit sont une
innovation permettant d’effectuer directement des paiements sans
avoir à utiliser des billets de banque. De ce point de vue,
l’innovation permet d’échapper, en le contournant, au monopole
d’émission imposé par l’État puisqu’elle permet de diminuer le
besoin de liquidité. En riposte, l’État peut décider d’accroître le
taux des réserves obligatoires pour contraindre les banques à
conserver des billets de banque même s’ils ne sont plus l’objet
d’une demande (demande de monnaie centrale) par les acteurs de
l’économie. Ainsi, quand l’innovation bancaire et financière permet
de diminuer la demande réelle de monnaie, ce qui permet d’économiser
la « matière première » de l’industrie bancaire et financière (et
toutes les innovations ont vocation à diminuer la consommation des
matières premières), l’État prend des mesures visant à gonfler
artificiellement cette demande de monnaie.
Car il faut bien comprendre que toutes les innovations qui
permettent aux acteurs d’effectuer leurs transactions sans avoir à
utiliser de la monnaie centrale rendent de plus en plus inutile la
Banque centrale elle-même. À l’heure de la monnaie électronique,
alors même que la notion de « masse » monétaire devient de plus en
plus virtuelle, l’existence même des Banques centrales est comme le
vestige d’une époque révolue.
L’appropriation politique |
Pendant des siècles, les agents de l’économie
réalisaient leur transaction avec une monnaie métallique. Pour de
nombreuses raisons, l’or fut le plus souvent la référence ultime en
ce domaine. Sous la monarchie, le pouvoir royal manifestait déjà sa
volonté de dominer la monnaie. Certes, le pouvoir politique n’était
pas assez fort pour pouvoir créer de l’or ex nihilo, même si la quête
de la pierre philosophale fut l’obsession constante des monarques
durant plusieurs siècles. De nombreux rois se sont entourés
d’alchimistes plus ou moins éclairés qui avaient la prétention de
transformer le plomb en or. Mais la nature fut plus coriace en ce
domaine que le génie humain: la contrainte métallique était
incontournable. On ne manipule pas aisément la quantité d’or. C’est
ce qui donna sans doute à l’or son statut d’étalon monétaire.
Alors les rois ont marqué leur effigie sur certaines pièces d’or,
comme un propriétaire marque ses chevaux, donnant naissance à la
monnaie officielle (Louis d’or). Ce fut une première étape dans le
processus lent d’appropriation par le pouvoir politique de la
monnaie qui était à l’origine un bien privé. La monnaie était un
bien privé inventé et utilisé par les agents de l’économie en raison
des services qu’il était de nature à rendre. Autrement dit, les
agents avaient confiance dans la monnaie métallique en raison de sa
valeur intrinsèque directement observable (poids en or), et non en
raison de l’effigie royale.
Pour bien suivre le raisonnement, il faut comprendre pourquoi les
gouvernements se sont tellement intéressés à la monnaie, ne pouvant
la laisser exister en tant que bien privé. Avec la monnaie
métallique, on comprend facilement qu’il n’est pas aisé de décréter
une modification de la masse monétaire. La contrainte métallique
s’impose d’elle-même comme un carcan incontournable. Ce n’est pas un
problème (et c’est même une qualité précieuse) pour les agents de
l’économie; c’en est un pour le pouvoir qui a la prétention de
réguler l’économie en influençant la masse monétaire. Cette
prétention régulatrice s’est affirmée explicitement au XXe siècle,
largement diffusée et cautionnée par les travaux de Keynes.
Sous la monarchie, les rois n’avaient sans doute pas pareil
objectif; mais ils étaient déjà confrontés sans cesse à un problème
épineux d’équilibre des finances publiques. À certaines époques, en
raison des guerres ou des dépenses somptuaires, les dépenses de
l’État s’envolaient. Le roi se voyait alors dans l’obligation
d’augmenter les impôts. Mais les impôts n’ont jamais été populaires,
et ils le sont d’autant moins qu’ils sont extrêmement visibles et
douloureux en raison précisément de la nature métallique de la
monnaie.
La légende de Robin des bois illustre une révolte fiscale face à un
roi illégitime qui utilisa le trésor royal à des fins personnelles.
La France a connu de nombreuses Jacqueries qui furent des
insurrections de paysans écrasés par la pression des impôts. Louis
XVI lui-même en a perdu la tête, la fronde fiscale déclenchant la
révolution française.
C’est que, sous la monarchie, l’impôt se voit. Comme il est
douloureux, le contribuable peut se révolter en exprimant sa douleur
contre un État trop dépensier, surtout si cette dépense royale n’est
pas de nature à accroître le bien public, c’est-à-dire le service
rendu au contribuable (protection, justice). Le prélèvement de
l’impôt n’est légitime que si les agents ont le sentiment que le
produit de l’impôt leur revient sous la forme d’une offre de biens
et services publics qu’ils n’auront donc plus besoin d’acquérir sur
des marchés privés.
Progressivement, le pouvoir royal comprend qu’il peut mettre en
circulation plus de pièces d’or avec la même quantité d’or, en
coupant l’or pur avec un autre métal. À défaut de pierre
philosophale, il invente ainsi l’ancêtre de la planche à billet. On
voit bien que c’est une façon de prélever l’impôt sans le dire:
c’est un impôt déguisé. Mais c’est aussi une perversion de
l’instrument monétaire ainsi détourné de son usage premier: à
l’origine créée pour permettre de liquider (rendre liquides) les
transactions entre les agents économiques, la monnaie devient un
instrument de financement du déficit public. C’est cette perversion
qui est à la base de la dépréciation monétaire.
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