L’aboutissement de cette logique est que l’action politique
est d’abord, sinon exclusivement, l’affaire des groupes
organisés. Bien sûr, les regroupements d’intérêt se forment
surtout autour des producteurs, des associations d’affaires,
des professionnels, des monopoles syndicaux. Les bruyants
environnementalistes, les groupes religieux, les
organisations locales, ne sont pas non plus étrangers à
l’action politique. Ces organisations sont en mesure
d’abaisser les coûts d’information et de lobbying pour leurs
membres et deviennent ainsi les principaux acteurs du marché
politique (Becker, 1983 et 2003). La concurrence qu’ils se
font entre eux peut à certains égards atténuer
l’inefficacité des choix politiques.
Deux dimensions de
l’action des groupes d’intérêt rendent cependant leur
influence tragique. D’abord tous les consommateurs et tous
les contribuables n’obtiennent pas une représentation égale
par l’intermédiaire de ces groupes. En d’autres termes, tous
les intéressés à la chose publique ne siègent pas à la table
de négociation. Et surtout, le seul souci de tous ces
groupes est d’obtenir des faveurs de l’État, sous forme de
protectionnisme, de subventions, de fiscalité ou de
régulation préférentielles. En ce sens, l’action des groupes
suscitent la croissance excessive du secteur public et la
course aux rentes, c'est-à-dire l’investissement de
ressources gigantesques aux seules fins d’obtenir des
transferts. Comme elle n’ajoute rien à la production de
richesses, la course aux faveurs devient une activité tout à
fait improductive, et même contreproductive. (Le paradoxe
est que, nonobstant l’adulation que ces groupes nourrissent
à l’endroit de la démocratie, nombre d’entre eux, syndicats
et étudiants, n’hésiteront pas à faire illégalement grève et
à saccager des installations physiques en dehors des règles
démocratiquement établies, mais au nom de la démocratie.)
Régulation au détriment des consommateurs |
Le
secret du succès électoral dans ce contexte est de diluer le coût
des politiques à travers la masse des consommateurs et des
contribuables, pour en concentrer les bénéfices dans des
groupes spécifiques et circonscrits. Le premier instrument
de l’arsenal politique pour conférer des privilèges à ces
groupes fera ses victimes chez les consommateurs. Il s’agit
en effet de la réglementation sectorielle ou sociale et du
protectionnisme. La réglementation limite le nombre et la
programmation des chaînes de radio et télévision; elle
impose la spécialisation forcée des institutions financières
et le contingentement dans les corporations professionnelles
et corps de métier; elle rigidifie le marché du travail et
le zonage dans les villes; elle impose le contingentement de
la production agricole et du taxi; elle prévoit des coûts
d’entrée artificiels pour l’exercice de certaines
professions et métiers, tel le salaire minimum.
Dans les
trois industries concurrentielles les plus étudiées (le
transport aérien, le chemin de fer et le camionnage),
l’action des régies est toujours allée dans les sens de la
protection des producteurs (Jordan, 1972). La suppression
des titres de propriété sur l’eau a valu au complexe
industrialo-syndical l’accès gratuit aux ressources et donc
leur gaspillage. Les normes environnementales uniformes
coûtent jusqu’à dix fois plus cher aux petites et moyennes
entreprises qu’aux grandes.
Au total, l’Institut Fraser
calcule que le fardeau de la régulation sur la famille
moyenne s’élève à 13 700 $ par année. Un travail semblable
appliqué à l’économie américaine par le Competitive
Enterprise Institute fixe à mille cent milliards le coût
annuel de la réglementation dans la patrie du capitalisme. Et
ceci, en dépit d’une variété d’études qui démontrent que la
déréglementation pratiquée dans 7 industries, dans 21 pays
industriels, de 1975 à 1996, a suscité des accroissements
énormes d’investissement.
J’ai mentionné un
deuxième recours emprunté par l’État pour brimer les
consommateurs au profit des groupes, le protectionnisme.
Après plus de deux siècles d’analyse, les barrières
tarifaires ont baissé depuis la Deuxième Guerre mondiale,
mais les autres formes de protectionnisme mieux déguisées
ont connu une recrudescence. On les désigne de façon
trompeuse comme des « sauvegardes », des protections
sanitaires, du contingentement, des droits antidumping ou
même des « restrictions volontaires à l’exportation ». La
part des importations touchée par ces variétés de barrières
au commerce a gagné sept pour cent de 1981 à 2003 (Kono
2006).
Cartellisation au détriment des contribuables |
Un autre instrument aux mains des politiciens consiste à
octroyer ses faveurs aux groupes, mais cette fois-ci aux
dépens des contribuables plutôt que des consommateurs. Il
s’agit de la monopolisation publique et de l’octroi de
subventions aux entreprises (politiques industrielles et
régionales). Il n’y a pas que les sociétés d’État qui soient
organisées en monopoles, mais tous les ministères. Comme le
veut la théorie du monopole, on doit prédire des prix plus
élevés, une moindre qualité et une efficacité réduite.
D’autant qu’un ministère ou une société publique ne peut
jamais faire faillite.
Les pratiques
monopolistiques et le corporate welfare s’observent
donc dans l’éducation, dans l’industrie de la santé, dans
les industries culturelles et la recherche avancée, dans les
industries extractives et le transport urbain (rues
gratuites et transport en commun), dans les politiques de
développement régional et de péréquation, dans l’électricité
et l’énergie nucléaire, dans le service postal, dans
l’assurance-chômage, la collecte et le traitement des
déchets solides, dans les aéroports, l’assurance, le jeu, la
vente d’alcools et les loteries.
L’Institut Fraser fixe à 19
milliards de dollars l’aide consentie par les gouvernements
aux entreprises en 2004 (144 milliards en 10 ans),
l’équivalent de 1295$ par contribuable chaque année. Aux
seules politiques industrielles et aux subventions aux
entreprises, le Québec consacre plus de ressources publiques
que toutes les autres provinces. La récente subvention à
Alcan vaudra 336 000 $ par année par employé pendant 30 ans
(Bernard et Bélanger, 2007). Dans sa dimension choix
publics, la Révolution tranquille, version québécoise de la
social-démocratie, s’est faite au prix d’une explosion des
coûts des services publics et à un coût fatal pour l’essor
économique du Québec.
Dans toutes ces
initiatives, l’État s’avère un mauvais entrepreneur. Par sa
logique même, il est incapable de s’engager dans un
processus de « destruction créatrice », essentiel à la
croissance et à l’innovation. Ces formes de cartellisation
favorisent en même temps la monopolisation syndicale et la
sur utilisation du travail au détriment du capital, comme
dans les hôpitaux où le travail constitue 75% du coût chez
nous, contre 55% aux États-Unis (McArthur, 2000). Toutes ces
pratiques survivent malgré les résultats de 38 études de
privatisations (Megginson et Netter, 2001) qui ont valu 600
milliards de dollars aux trésors publics, l’amélioration de
la qualité des services, l’augmentation des profits et une
meilleure position financière.
Ce rapide survol de l’économie des choix publics démontre que la
course aux faveurs doit être perçue comme un trait permanent
du processus politique. Ce travers, combiné au coût
économique direct de l’endettement et de la fiscalité,
devient un jeu à somme négative. Contrairement au marché,
l’État redistribue le revenu une fois qu’il est gagné. Le
processus politique implique la séparation des coûts et des
bénéfices. En d’autres termes, les individus, les familles
et les entreprises qui encaissent les bénéfices ne sont
généralement pas les mêmes qui assument le coût fiscal ou le
prix accru. La discrimination fiscale qui s’ensuit entraîne
la standardisation et l’uniformisation de services
médiocres.
La croissance excessive du secteur public résulte
aussi de cette loi d’airain de la logique politique. Grâce
au pouvoir de monopole plus grand du gouvernement central,
la centralisation devient politiquement incontournable. Il
en va de même de l’endettement, qui contrairement au
précepte, ne sert pas à financer les investissements. Les
déficits reportent le fardeau fiscal sur les futurs
contribuables et suscitent l’illusion fiscale en abaissant
le prix perçu par la génération présente. L’abandon de la
règle d’équilibre budgétaire, inspiré du keynésianisme, mène
au gonflement de l’État. Au total, à cause des effets
dépressifs des budgets publics sur la croissance, le revenu
national serait au Canada de 64% (de 246% en France)
supérieur à ce qu’il était en 2005, si la part des budgets
publics s’était stabilisée à son niveau de la fin des années
1950 (Smith, 2006).
Préceptes institutionnels |
Le choix se pose donc, non pas entre démocratie et
despotisme, mais entre démocratie et marché d’une part,
entre les formes de démocratie d’autre part. Le concept de
démocratie ne fait que désigner la façon retenue dans nos
régimes pour assurer la succession à la tête de l’État. La
démocratie ne garantit la paix, la liberté, l’égalité, la
prospérité, et la justice que si les règles
constitutionnelles spécifiques et effectives qui la
régissent favorisent cet aboutissement. C’est le message que
je dégage de l’enseignement des trois lauréats d’économique
2007 (Hurwicz, Maskin et Myerson; mechanism design theory),
dans le prolongement du schéma hayékien. Ces trois auteurs
enseignent que, même lorsque le marché ne s’avère pas
parfaitement efficace, le recours substitut n’est pas
nécessairement l’État, mais d’autres mécanismes d’allocation
comme par exemple la décentralisation.
Une courte énumération de
consignes institutionnelles souhaitables suffira. Comme les
règles du jeu en vigueur mènent à l’hypertrophie de l’État,
j’ai retenu les préceptes institutionnels les plus
susceptibles de contrecarrer cette tendance.
Notre
démocratie aurait besoin d’une vraie charte des droits
individuels et du rejet des prétendus droits collectifs.
La charte canadienne exclut le droit le plus
fondamental qu’est le droit de propriété et contient deux
échappatoires, la clause « nonobstant » et la
« justification démontrable ». Une vraie charte interdirait
à l’État de créer des cartels et des monopoles. Elle nous
mettrait à l’abri du protectionnisme et interdirait
l’expropriation arbitraire et l’expropriation sans
indemnisation qu’implique souvent la régulation.
Une
constitution optimale conditionnerait les décisions
publiques les plus graves au ralliement de super
majorités, de façon à garantir de large consensus. Dans
un État minimal, des contraintes rigoureuses
circonscriraient le pouvoir de taxer, de dépenser et de
verser dans la tentation du déficit, à l’exemple de la
Suisse et de vingt-sept États américains.
L’État minimal
n’adopterait que des lois non discriminatoires, générales et
neutres, qui, à l’exemple du régime juridique,
traiteraient toutes les personnes et tous les groupes de la
même façon. La taxe à taux uniforme (flat tax) en
serait l’illustration.
L’État réduit restituerait les
surplus budgétaires aux contribuables. Dans nos régimes,
ce sont les politiciens plutôt que la population qui
décident de l’allègement fiscal ou de la réduction de la
dette.
La constitution d’une société libre opterait pour la
privatisation généralisée et la tarification des services.
Nonobstant l’hostilité des politiciens, l’État se
soumettrait régulièrement aux référendums et aux
initiatives populaires, pour se mettre à l’abri du
maquignonnage des groupes organisés.
La rémunération des
élus se ferait selon la performance, c'est-à-dire selon une
mesure quelconque de croissance, d’inflation et de chômage.
Les monopoles publics géographiques étant souvent non
nécessaires (par exemple dans l’éducation), les
gouvernements décentralisés (provinces et municipalités)
deviendraient des gouvernements parallèles. Ils
jouiraient de pouvoirs égaux mais non exclusifs sur tous les
territoires de la fédération. Le mécanisme servirait
d’exutoire aux citoyens, par où échapper aux monopoles
d’État.
Enfin, pour servir de frein immédiat et réaliste à
l’étatisme national, le commerce international
vraiment libre implanterait les conditions d’un authentique
fédéralisme mondial.
La théorie
et l’histoire enseignent que la croissance engendre la
démocratie, mais la démocratie s’avère plutôt défavorable à
la croissance. La richesse et donc le capitalisme précèdent
la démocratie, non pas l’inverse (Barro, 1997, entre
autres). Les libertés économiques s’avèrent antérieures aux
libertés civiles. En un mot, l’État, même démocratique, est
un mal nécessaire, plutôt que l’instrument idéalisé de
promotion sociale.
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