Montréal, 20 janvier 2008 • No 249

 

MOT POUR MOT

 

Chapitre I du livre Le Libéralisme, publié en 1927. Traduction française parue dans Les essais: Cahiers trimestriels (Contributions à la nouvelle pensée économique). pp. 47-157, 1964-195. Paris – L'imprimerie du Delta.

 
 

LES FONDEMENTS DU LIBÉRALISME

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. La propriété

 

          La société humaine est l'union des hommes en vue d'une action commune. Toute action commune établie selon le principe de la division du travail a, en effet, sur l'action d'hommes isolés l'avantage d'une plus grande productivité. Lorsqu'un certain nombre d'hommes règlent en commun leur action selon le principe de la division du travail, ils produisent, toutes choses égales par ailleurs, non pas autant mais infiniment plus que ne le ferait la somme de leurs actions isolées. C'est sur cette plus grande productivité, due à la division du travail, que repose toute la civilisation humaine. C'est la division du travail qui rend l'homme supérieur aux animaux. Elle a fait de l'homme, dont la force physique est inférieure à celle de la plupart des animaux, le maître de la terre et le créateur des oeuvres admirables de la technique. Sans cette division du travail nous en serions toujours, dans tous les domaines, au même stade que nos ancêtres d'il y a mille ou dix mille ans.

 

          À lui seul, le travail humain n'est pas en mesure d'augmenter notre bien-être. Il lui faut, pour être fructueux, la terre que la nature met à sa disposition, les matières premières et les sources d'énergie qu'elle renferme. Le sol et le travail de l'homme constituent ainsi les deux facteurs de production de la coopération judicieuse desquels naissent tous les biens servant à la satisfaction de nos besoins. Il faut, pour produire, disposer du travail et de facteurs matériels de production, tant des matières premières et sources d'énergie que nous offre la nature à l'état brut, et qui sont pour la plupart liées au sol, que des produits intermédiaires déjà élaborés par le travail humain. On distingue en économie politique trois facteurs de production: le travail, le sol et le capital. On entend par sol tout ce que la nature met à notre disposition en fait de matières premières et sources d'énergie, que ce soit en surface ou dans le sous-sol, dans l'eau ou dans l'atmosphère; par capital (biens de production) l'ensemble des produits intermédiaires élaborés par le travail humain à l'aide des matériaux naturels et qui servent à produire plus avant, tels les machines, les outils, les produits semi-finis de toute sorte, etc. Nous examinerons tout d'abord deux ordres différents de coopération humaine basée sur la division du travail: le premier, celui de la propriété privée des moyens de production et le second qui comporte la propriété collective des moyens de production. Celui-ci s'appelle socialisme ou communisme, celui-là libéralisme ou encore, depuis qu'il a, au XIXe siècle, créé la division du travail à l'échelle mondiale, capitalisme. Les libéraux affirment que le seul ordre d'action humaine concertée qui soit praticable dans une société où s'exerce la division du travail est la propriété privée des moyens de production. Ils affirment que le socialisme, en tant que système embrassant tous les moyens de production, est irréalisable et que son application à une partie des moyens de production, si elle n'est certes pas impossible, a pour résultat d'abaisser la productivité du travail, de sorte qu'il ne peut accroître la richesse d'un pays mais au contraire doit l'amoindrir.

          Le programme du libéralisme devrait donc, résumé en un seul mot, se formuler ainsi: propriété, c'est-à-dire propriété privée des moyens de production (car la propriété privée des biens de consommation va de soi, et elle est admise même par les socialistes et les communistes). Toutes les autres exigences du libéralisme découlent de cette exigence fondamentale.

          Mais il convient d'inscrire dans le programme du libéralisme, à côté du mot propriété, ceux de liberté et de paix et ceci pour une raison bien déterminée. Non pas parce que l'ancien programme du libéralisme les a le plus souvent cités à côté du mot de propriété. (Le programme du libéralisme actuel va en effet plus loin que celui de l'ancien libéralisme, il est le fruit d'un jugement plus circonspect, d'une connaissance plus poussée de la nature des choses, puisqu'il peut tirer profit des progrès scientifiques des dernières décennies.) Non parce que la liberté et la paix sont apparues aux yeux des anciens libéraux comme des idées fondamentales – et d'égale importance – du libéralisme et point comme la conséquence de l'idée primordiale de la propriété privée des moyens de production, mais pour la raison très pertinente qui s'impose: comme ces deux idées ont été combattues avec une violence toute particulière par les ennemis du libéralisme, il importe de ne pas donner l'impression qu'on reconnaît d'une façon quelconque le bien-fondé des objections soulevées contre elles.
 

2. La liberté

          Que l'idée de liberté soit passée dans le rang et dans la chair au point que l'on n'ose plus, depuis longtemps, la contester; que l'on ait pris l'habitude de ne parler de la liberté que pour l'approuver et la défendre et qu'il ait été réservé au seul Lénine de l'appeler un « préjugé bourgeois », c'est là – ce que l'on oublie souvent de nos jours – un succès du libéralisme. Le nom même de libéral ne vient-il pas de liberté, et celui du parti adverse des libéraux n'était-il pas à l'origine les « serviles »?: les deux appellations apparaissant pour la première fois dans les luttes institutionnelles espagnoles des premières décennies du XIXe siècle.

          Avant l'avènement du libéralisme, de nobles philosophes, des fondateurs de religion et des prêtres animés des meilleures intentions, des hommes d'État aimant vraiment leur peuple avaient considéré l'esclavage d'une partie de l'humanité comme une institution équitable, d'utilité générale et bienfaisante. Il existe, prétendait-on, à côté des hommes naturellement destinés à la liberté, d'autres qui le sont au servage. Cette idée était chère non seulement aux maîtres mais à une grande partie des esclaves. Obligés de se soumettre à la force supérieure des maîtres, non seulement ils acceptaient cette servitude mais ils y trouvaient encore du bon: l'esclave n'est-il pas libéré du souci d'assurer sa pitance quotidienne, que le maître est tenu de lui fournir, même chichement? Lorsque le libéralisme entreprit, au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, d'abolir le servage et la sujétion de la population paysanne en Europe et l'esclavage des noirs dans les colonies d'outre-mer, il ne se trouva pas peu de sincères philanthropes pour exprimer leur opposition. Selon eux, les serfs étaient habitués au servage et ne le ressentaient pas comme un fardeau pesant; n'étant pas mûrs pour la liberté, ils ne sauraient quel usage en faire. Ils souffriraient gravement de ce que le maître cessât de pourvoir à leurs besoins, ils ne seraient pas capables d'assurer leur subsistance, et ils succomberaient vite à la misère. D'un côté leur affranchissement ne leur apporterait aucun gain sérieux, de l'autre ils seraient gravement lésés dans leur réussite matérielle. Faut curieux: de nombreux serfs interrogés à ce sujet avancèrent de tels arguments. Pour s'opposer à de telles manières de voir, bien des libéraux pensaient devoir brosser un tableau outré de la situation, mettant l'accent sur les mauvais traitements infligés aux serfs et aux esclaves, alors qu'en réalité de tels excès étaient exceptionnels. Il en existait certes et leur existence justifiait l'abolition de ce système, mais, d'une façon générale les maîtres traitaient les serfs avec douceur et humanité.

          Si l'on opposait à ceux qui, pour des raisons en général philanthropiques, étaient en faveur de l'abolition du servage que le maintien du système était aussi dans l'intérêt des valets, ils ne savaient guère quoi répliquer. Car il n'est qu'un argument à opposer aux défenseurs du servage, à savoir que le travail libre est incomparablement plus productif que le travail exécuté par des hommes asservis. Le travailleur asservi n'a aucun intérêt à employer toutes ses forces. Il travaille avec l'empressement requis, et pas plus qu'il ne faut pour échapper aux châtiments qui s'attachent à un rendement insuffisant. Le travailleur libre, en revanche, sait qu'il gagnera d'autant plus qu'il aura accru son rendement. Il tend ses énergies à l'extrême afin d'accroître son salaire. Que l'on compare par exemple les exigences que pose au travailleur le service d'une charrue mécanique au faible déploiement d'intelligence, de force et d'application qui était jugé suffisant, il y a deux générations pour le laboureur-serf de Russie. Seul le travail libre peut garantir les accomplissements que l'on demande au travailleur de l'industrie moderne.

          Des esprits bornés peuvent continuer à débattre à perte de vue sur la question de savoir si tous les hommes ont vocation et sont mûrs pour la liberté. Ils peuvent continuer à prétendre qu'il existe des races et des peuples que la nature a destinés au servage et que les peuples de maîtres ont le devoir de maintenir les valets en état d'asservissement. Le libéral ne veut pas réfuter leurs arguments parce que sa démonstration en faveur de la liberté pour tous sans distinction est d'une toute autre nature. Les libéraux que nous sommes ne prétendent pas que Dieu ou la nature a destiné tous les hommes à être libres, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas informés des desseins de Dieu et de la nature, et que nous nous gardons soigneusement d'impliquer Dieu et la nature dans cette controverses. Nous prétendons seulement que la liberté de tous les travailleurs constitue le système de travail qui garantit la plus grande productivité du travail humain, et que cette liberté est par conséquent dans l'intérêt de tous les habitants de la terre. Nous ne combattons pas le servage malgré son utilité prétendue pour les « maîtres », mais parce que nous sommes convaincus qu'il est en fin de compte préjudiciable à tous les membres de la société humaine, donc aussi aux « maîtres ». Si l'humanité en était restée au servage d'une partie des travailleurs ou même de tous, l'admirable épanouissement des forces économiques qui a vu le jour au cours des 150 dernières années n'aurait pas été possible. Nous n'aurions pas de voies ferrées, de voitures, d'avions, de navires, de production d'énergie et d'électricité, d'industrie chimique, toutes choses que les Grecs et les latins, en dépit de leur génie, n'avaient pas. Il suffit de mentionner ce fait pour que chacun comprenne que même les anciens maîtres d'esclaves ou de serfs auraient tout lieu d'être satisfaits de l'évolution qui s'est opérée après l'abolition de l'asservissement des travailleurs. Un travailleur européen vit, de nos jours, dans des conditions plus favorables et plus agréables que ne vivait jadis le pharaon d'Égypte, bien que ce dernier disposât de milliers d'esclaves et que le premier n'ait rien d'autre, pour assurer son bien-être, que la force et l'adresse de ses mains. Si l'on pouvait transporter un nabab de ces époques reculées dans les conditions de vie actuelles d'un simple travailleur, il déclarerait sans hésiter que sa vie a été miséreuse en comparaison de celle que peut mener, de nos jours, le citoyen le plus modeste.

          Le travail libre – et c'est là son fruit – procure à tous plus de richesse que n'a pu en apporter jadis aux maîtres le travail de leurs esclaves.
 

3. La paix

          Les esprits nobles haïssent la guerre parce qu'elle n'apporte que mort et souffrances. Nous ne pouvons nous empêcher d'admirer l'amour du prochain révélé par cet argument. Pourtant ce sentiment philanthropique semble perdre beaucoup sinon tout de sa force à entendre les explications des partisans et défenseurs de la guerre. Ceux-ci ne contestent absolument pas que la guerre soit génératrice de souffrances. Mais ils prétendent que la guerre, et elle seule, est capable de faire progresser l'humanité. La guerre est la mère de toutes choses, dit un philosophe grec, et ces paroles ont été reprises bien souvent. Selon ces défenseurs de la guerre, l'homme dépérit dans la paix tandis que la guerre éveille en lui les aptitudes et énergies somnolentes tout en lui faisant réaliser les choses les plus grandes. Si la guerre était bannie de la surface de la terre, l'humanité serait vouée à la vieillesse et à la décadence. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'opposer à cette argumentation des défenseurs de la guerre le fardeau des sacrifices qu'elle exige. Pour les partisans de la guerre ces sacrifices ne sont pas faits en vain et le prix payé vaut précisément la peine de faire la guerre. Si la guerre est vraiment la mère de toutes choses, les sacrifices en hommes qu'elle exige sont nécessaires à l'amélioration du bien-être général et au progrès de l'humanité. On peut certes plaindre les victimes, on peut aussi tenter d'en réduire le nombre, mais on n'a pas le droit pour autant de vouloir l'abolition de la guerre et l'instauration de la paix perpétuelle.

          Mais la critique libérale de la théorie de la guerre se distingue par principe de celle des philanthropes: elle part du fait que c'est la paix et non la guerre qui est la mère de toutes choses. Ce qui fait progresser l'humanité et ce qui la distingue du monde animal, c'est la coopération sociale. Seul le travail est constructif, enrichit et permet ainsi d'asseoir les fondements extérieurs d'un épanouissement spirituel de l'homme. La guerre, en revanche, ne fait que détruire sans être capable de construire. Nous avons en commun avec les bêtes sauvages des forêts la guerre, la mort, la destruction, tandis que le travail constructif est notre caractéristique humaine. Le libéral ne hait pas la guerre à l'instar du philanthrope malgré ses conséquences utiles, mais parce qu'elle ne peut en avoir que de nuisibles.

          L'ami de la paix par philanthropie aborde le monarque par ces mots: « Ne fais pas la guerre, même si tu te proposes de faire avancer par une victoire ta propre prospérité. Sois noble et généreux; renonce à la victoire qui te sourit même si cette façon d'agir implique pour toi un sacrifice et un manque à gagner ». Le libéral pense autrement. Il est persuadé que la guerre, même couronnée de succès, est un mal pour le vainqueur, que la paix vaut toujours mieux que la victoire. Il n'exige pas du fort un sacrifice mais simplement qu'il saisisse son propre intérêt et comprenne que la paix est aussi avantageuse pour lui, le fort, qu'elle l'est pour le faible.

          En cas d'attaque par un adversaire belliqueux, un peuple épris de paix doit s'apprêter à la résistance et tout faire pour repousser l'attaque ennemie. Lorsque dans une telle guerre des actions héroïques sont accomplies par ceux qui combattent pour leur liberté et leur vie, ces actions sont louables, et l'on accorde avec raison du prix à l'énergie et à la bravoure de tels combattants. La hardiesse, l'intrépidité, le mépris de la mort sont alors dignes d'admiration car ils sont au service d'une noble cause. Mais l'on a commis l'erreur de présenter ces vertus militaires comme des vertus absolues, comme des qualités excellentes en soi, sans tenir compte de la fin qu'elles servent. Défendre cet avis revient logiquement à reconnaître aussi comme une noble vertu la hardiesse, l'intrépidité et le mépris de la mort du bandit. Mais en fait il n'y a rien qui soit bon ou mauvais en soi; les actions humaines ne deviennent bonnes et mauvaises que selon la fin qu'elles visent et les conséquences qu'elles entraînent. Même Léonidas ne serait pas digne de l'admiration que nous lui témoignons s'il n'était pas mort pour son pays mais en tant que chef d'une armée offensive, désireuse de ravir, à un peuple pacifique, sa liberté et son bien.

          Celui qui a reconnu l'utilité de la division du travail voit clairement le caractère nuisible de la guerre pour le développement de la civilisation humaine. Elle fait de l'homme qui se suffit à lui-même un ζωον πολιτικον dépendant des ses semblables, l'être social dont parle Aristote. Que des bêtes s'affrontent, que des hommes vivant en sauvages s'affrontent, cela ne change rien aux conditions et aux fondements économiques de leur existence. Mais la situation est changée dès que, dans une société ayant divisé le travail entre ses membres, un conflit éclate qui est à trancher par des hostilités. Les individus sont ici spécialisés dans leur fonction; ils ne peuvent plus mener une existence indépendante puisqu'ils dépendent de l'aide et de la protection mutuelles. Les agriculteurs qui se suffisent à eux-mêmes, qui produisent dans leurs fermes tout ce dont leur famille a besoin, peuvent se faire mutuellement la guerre. Mais du moment que dans un village une désunion se produit, opposant d'une part le forgeron et de l'autre le cordonnier, l'un des camps souffrira nécessairement du manque de chaussures, l'autre du manque d'outils et d'armes. La guerre civile détruit la division du travail parce qu'elle contraint chaque groupe à se contenter du travail de ses membres. À prévoir de telles hostilités, on ne pourra de prime abord permettre le plein épanouissement de la division du travail au point que, si l'on en vient vraiment au combat, on ait à souffrir de la pénurie. Le développement de la division du travail n'est possible qu'autant qu'on soit assuré de vivre en paix perpétuelle les uns avec les autres. La division du travail ne peut se développer qu'à l'abri d'une paix garantie. Là où cette condition fait défaut, la division du travail ne franchit pas la frontière du village, voire de la maison familiale. La division du travail entre la ville et la campagne – à savoir la livraison à la ville par les paysans des villages environnants des céréales, des animaux, du lait et du beurre en échange des produits industriels des citadins – présuppose déjà que la paix soit assurée pour le moins à l'intérieur de la région. Si la division du travail doit s'étendre au territoire de toute une nation, il faut qu'il n'y ait pas le moindre risque de guerre civile; si elle doit s'étendre au monde entier, il faut que soit acquise la paix perpétuelle entre les nations.

          Quel contresens aux yeux de tout contemporain si une grande ville moderne telle que Londres ou Berlin envisageait de faire la guerre contre les habitants de la campagne environnante. Et pourtant, les villes d'Europe ont, des siècles durant, envisagé cette éventualité et s'y sont économiquement préparées. Il y eut des villes dont les fortifications étaient préalablement conçues de sorte qu'en cas d'urgence, on pouvait assurer la défense pendant un certain temps grâce à l'élevage et à la culture céréalière à l'intérieur des murs.

          La plus grande partie de la terre habitée se divisait encore, au début du XIXe siècle, en une série de petites régions économiques qui, en gros, se suffisaient à elles-mêmes. Même dans les parties d'Europe les plus hautement évoluées, les besoins d'une contrée étaient couverts en majeure partie par sa propre production. Il n'y eut qu'un commerce, relativement faible, qui s'étendait au-delà du voisinage immédiat et n'embrassait en gros que les marchandises qui ne pouvaient, en raison des conditions climatiques, être produites dans le pays même. Mais dans la plus grande partie du monde, presque tous les villages vivaient pratiquement en économie fermée et une perturbation dans les relations commerciales du fait une guerre ne présentait pas le moindre préjudice économique. Mais même les habitants des régions évoluées d'Europe ne souffraient pas trop de ces perturbations. Même si le blocus continental infligé à l'Europe par Napoléon pour interdire l'accès des marchandises anglaises ou de celles que l'on ne pouvait acquérir que par l'intermédiaire de l'Angleterre avait été appliqué de façon plus draconienne, il n'aurait pas contraint les habitants du continent à des privations trop sensibles. Ces habitants auraient certes dû renoncer au café, au coton et aux étoffes de coton, aux épices et à quelques bois rares, mais toutes ces choses ne jouaient jadis qu'un rôle secondaire dans les ménages des larges couches de la population.

          L'intensité des échanges économiques internationaux est un produit du libéralisme et du capitalisme du XIXe siècle. Elle seule a rendu possible la large spécialisation de la production moderne et, partant, l'admirable perfectionnement de la technique. Tous les pays des cinq continents concourent à fournir aux ménages anglais tous les produits dont ils ont besoin ou dont l'ouvrier anglais veut faire usage. Le Japon et Ceylan fournissent le thé du petit déjeuner, le Brésil ou Java le café, les Indes occidentales le sucre, l'Australie ou l'Argentine la viande, l'Espagne ou la France le vin; la laine vient d'Australie, le coton d'Amérique ou d'Égypte, les peaux pour le cuir des Indes ou de Russie, etc. Et en échange les marchandises anglaises sont livrées dans le monde entier, dans les villages et les fermes les plus lointaines et les plus isolés. Cette évolution ne fut possible et concevable que parce qu'on imaginait plus sérieusement, depuis la victoire des idées libérales, que l'on puisse jamais revoir de grandes guerres. À l'époque qui vit l'apogée du libéralisme, on tenait pour à jamais révolues des guerres généralisées entre pays de race blanche.

          Mais, hélas, la malice des choses n'avait pas dit son dernier mot. Les idées et les programmes libéraux furent supplantés par le socialisme, le nationalisme, le protectionnisme, l'impérialisme, l'étatisme, le militarisme. Si Kant et Humboldt, Bentham et Cobden avaient prononcé l'éloge de la paix perpétuelle, surgirent maintenant des hommes qui ne se lassaient de vanter la guerre internationale et la guerre civile. Leur succès ne fut que trop rapide. Et le résultat: la grande guerre mondiale qui a donné à notre époque une sorte de leçon de choses sur le problème de l'incompatibilité de la guerre et de la division du travail.
 

4. L'égalité

          La différence entre l'ancien et le nouveau libéralisme n'apparaît nulle part aussi clairement qu'à propos du problème de l'égalité. Les libéraux du XVIIIe siècle, imprégnés des idées des Lumières et du droit naturel partant du principe que les hommes sont égaux, réclamaient pour tous l'égalité politique et civique. Dieu, disaient-ils, a créé tous les hommes à la même image, les a dotés des mêmes forces essentielles et des mêmes aptitudes, les a tous animés de son souffle. Toutes les différences entre les hommes ne sont qu'artificielles; elles résultent des institutions sociales humaines, donc d'institutions éphémères. Mais ce qui chez l'homme est impérissable, son esprit, est indéniablement de la même nature chez le riche et le pauvre, chez l'homme de haut rang et chez le paria, chez le blanc et chez l'homme de couleur.

          Rien n'est pourtant plus fragile que l'affirmation d'une prétendue égalité de tous ceux qui ont un visage humain. Les hommes sont absolument inégaux. Même entre frères et soeurs apparaissent les différences considérables, physiques et intellectuelles. La nature ne se répète pas dans ses créations, elle ne se reproduit pas à la douzaine, elle n'a pas un type de fabrication. L'homme qui sort de ses laboratoires est marqué au coin de l'individuel, de l'unique. C'est un spécimen jamais reproduit à plusieurs exemplaires. Les hommes ne sont pas semblables et l'on ne peut prétexter de leur ressemblance pour exiger que la loi leur réserve le même traitement.

          Deux points de vue différents plaident en faveur d'un même traitement de tous les hommes devant la loi. Nous avons parlé de l'un de ces points de vue en exposant les raisons qui militent en faveur de la liberté personnelle des hommes. Pour atteindre à la plus haute productivité du travail humain, il est besoin de travailleurs libres, car seul le travailleur libre, qui récolte dans son salaire les fruits de sa propre activité, bande ses énergies du plus qu'il peut. Le deuxième point de vue qui milite en faveur de l'égalité devant la loi est le maintien de la paix sociale. Il a, en effet, déjà été montré qu'il importe d'éviter que celle-ci soit perturbée. Mais il n'est guère possible de maintenir constamment la paix dans une société où les droits et les devoirs des diverses couches de la population sont différents. Quiconque refuse des droits à une partie de la population doit s'attendre à ce que les défavorisés s'allient pour combattre les privilégiés. Il faut, pour que cessent les combats contre les prérogatives de certaines castes, que les privilèges de classe disparaissent.

          Il est par conséquent parfaitement injustifié de dire que la manière dont le libéralisme a réalisé son postulat de l'égalité n'a créé qu'une égalité devant la loi et aucune véritable égalité. Tout le pouvoir humain ne suffit pas à rendre les hommes vraiment égaux. Les hommes sont inégaux et ils le restent. De froides considérations de convenance, comme le font celles que nous avons citées plus haut, militent en faveur de leur traitement égal devant la loi. Le libéralisme n'en voulait pas davantage. Il est hors de portée du pouvoir humain de rendre un nègre blanc. Mais on peut accorder au nègre les mêmes droits qu'au blanc et lui donner la possibilité d'atteindre, pour les mêmes réalisations, aux mêmes résultats, aux mêmes avantages, au même couronnement.

          Mais voici qu'interviennent les socialistes. Ils disent qu'il ne suffit pas de rendre les hommes égaux devant la loi, qu'il faut encore leur accorder le même revenu afin de les rendre véritablement égaux. Il ne suffit pas d'abolir les privilèges de naissance et de classe, mais il faut travailler à supprimer le plus grand et le plus important des privilèges, celui qui garantit la propriété. C'est alors seulement, prétendent-ils, que le programme libéral se réalisera entièrement, le libéralisme logique avec lui-même et conduisant finalement au socialisme, à la suppression de la propriété individuelle des moyens de production.

          Un privilège est une institution en faveur d'un individu ou d'un cercle d'hommes accordé aux dépens de la prospérité du reste des hommes. Le privilège se maintient bien qu'il nuise aux uns – peut-être à la majorité – et bien qu'il ne serve personne en dehors de ceux en faveur de qui il a été créé. Dans l'État féodal du Moyen Âge, le droit de juger était la prérogative héréditaire de certains seigneurs féodaux. Ils étaient juges parce qu'ils avaient hérité de la judicature, quand bien même ils n'avaient pas les aptitudes ni les vertus que requièrent les fonctions du juge. Ces fonctions n'étaient rien d'autre, à leurs yeux, qu'une source de revenus lucratifs. La fonction de juge était ici le privilège d'une caste de seigneurs de haute naissance.

          Mais lorsque les juges sont choisis (comme c'est le cas dans les États modernes) parmi des hommes qui ont acquis des connaissances du droit et une expérience juridique, on ne peut parler d'un « privilège » des juristes. La préférence donnée aux juristes ne résulte pas d'égards particuliers pour les juristes mais du souci du bien public. On estime en effet que nul ne peut revêtir la charge de juge, sans être en possession des connaissances de droit requises. La question de savoir s'il faut ou non considérer une institution comme privilégiant un certain groupe, une certaine couche ou une certaine personne ne peut donc pas être tranchée en se demandant si cette institution procure ou non un avantage à ce groupe, à cette couche ou à cette personne, mais en fonction de l'utilité qu'elle présente pour la collectivité. Que sur un navire sillonnant les mers un homme soit le capitaine et les autres l'équipage placé sous ses ordres, c'est assurément un avantage pour le capitaine. Ce n'est cependant pas un privilège du capitaine quand il possède l'aptitude de mener, dans la tempête, le navire entre les écueils et de devenir ainsi utile, non seulement à lui-même, mais à tout l'équipage.

          Pour vérifier si une institution doit être considérée comme une prérogative, comme le privilège d'un individu ou d'une caste, on ne doit pas se demander si elle sert cet individu ou cette caste mais seulement si elle est utile à la collectivité. De notre conclusion que seule la propriété individuelle des moyens de production permet une évaluation profitable de la société humaine, l'évidence même nous permet d'admettre que la propriété individuelle n'est pas un privilège des propriétaires, mais une institution profitable et utile à tous, bien qu'elle puisse être particulièrement agréable et avantageuse pour certains individus.

          Le libéralisme ne se prononce pas en faveur du maintien de la propriété dans l'intérêt des possédants. Il ne veut pas maintenir la propriété pour la seule raison qu'il ne pourrait l'abolir sans violer les droits des propriétaires. S'il considérait la suppression de celle-ci utile à l'intérêt général, il se ferait l'avocat de cette suppression sans tenir compte des torts qu'elle causerait aux propriétaires. Mais le maintien de la propriété individuelle est dans l'intérêt de toutes les couches de la société. Le pauvre lui-même, qui n'a rien dont il puisse se dire propriétaire, vit incomparablement mieux sous notre ordre social qu'il ne vivrait dans une société s'avérant incapable de ne produire qu'une partie de ce que produit notre ordre social.
 

5. La disparité des revenus

          La critique la plus fréquemment faite à notre social est l'inégalité des revenus et de la fortune. Il y a des riches et des pauvres, il y a des gens très riches et des gens très pauvres. Et l'on est tenté de concevoir une issue: le partage égal des biens.

          Il y a lieu tout d'abord d'objecter à cette proposition qu'elle ne serait pas d'un grand secours, car le nombre de ceux dont les moyens sont faibles est considérablement plus élevé que le nombre des riches, de sorte que chaque individu n'aurait à attendre d'un tel partage qu'un accroissement bien insignifiant de son bien-être. Pour être exact, cet argument n'est pas complet. Les avocats d'une répartition égale des revenus perdent en effet de vue le point le plus important: à savoir que la somme de ce qui peut être réparti, le produit annuel du travail de la société, n'est pas indépendante de la façon dont la répartition se fait. Le fait qu'aujourd'hui le produit national soit si important n'est pas un phénomène naturel ou technique indépendant de toutes les questions sociales, mais au contraire la conséquence de nos institutions sociales. C'est seulement parce que notre ordre social connaît l'inégalité de la propriété, parce qu'il incite chacun à produire le plus possible et au moindre coût, que l'humanité dispose aujourd'hui de la somme de richesse annuelle qu'elle peut maintenant consommer. Si l'on supprimait cette incitation, le rendement de la production serait tellement diminué que la part de revenus par tête d'habitant tomberait, en cas de répartition égale, bien au-dessous de ce que perçoit aujourd'hui le plus pauvre.

          Mais l'inégalité de la répartition des revenus a encore une deuxième fonction aussi importante que celle qui vient d'être mentionnée. C'est le fait de permettre le luxe des riches.

          On a dit et écrit des stupidités sur le luxe. À la consommation de luxe on a opposé qu'il est injuste de voir certains jouir du superflu alors que d'autres manquent du nécessaire. Cet argument semble être pertinent. Mais seulement en apparence. En effet, s'il devait s'avérer que le luxe remplit une fonction au service de la vie des hommes en société, cet argument ne tiendrait plus. C'est ce que nous allons tenter de démontrer.

          Il va sans dire que notre démonstration en faveur du luxe ne sera pas celle que l'on entend parfois, à savoir qu'il fait circuler l'argent. Si, prétend-on, les riches n'achetaient pas de produits de luxe, les pauvres n'auraient pas de revenu. C'est tout à fait stupide. Si en effet le luxe n'existait pas, le capital et le travail qui, normalement, trouvent à s'utiliser en produisant des biens de luxe produiraient d'autres biens, des articles de consommation de masse, des articles nécessaires au lieu d'articles « superflus ».

          Pour ce faire une idée exacte de l'importance que revêt le luxe pour la société, il faut tout d'abord reconnaître que la notion de luxe est toute relative. Le luxe est une façon de vivre qui tranche avec celle de la grande masse. L'idée qu'on se fait du luxe est donc absolument liée à l'époque. Bien des choses qui, aujourd'hui, nous semblent nécessaires étaient considérées jadis un luxe. Lorsque, au Moyen Âge, une Byzantine distinguée, épouse d'un doge vénitien, se servit pour déjeuner, au lieu de ses doigts, d'un instrument en or que l'on peut qualifier de précurseur de notre fourchette, les Vénitiens tinrent que c'était là luxe impie et ne virent qu'un signe de justice lorsque la dame fut frappée d'une terrible maladie: c'est-à-dire le juste châtiment infligé par Dieu pour une telle débauche. Il y a deux ou trois générations, on considérait comme un luxe, même en Angleterre, le fait de posséder une salle de bain. La possession d'une voiture était, il y a encore peu d'années, le signe d'un train de vie particulièrement luxueux; aujourd'hui l'ouvrier lui-même possède sa voiture. Ainsi va l'histoire économique: le luxe d'aujourd'hui est le besoin de demain. Tout progrès apparaît d'abord comme le luxe de quelques riches pour devenir, après un certain temps, le besoin de tous, besoin nécessaire et allant de soi. Le luxe stimule la consommation et incite l'industrie à mettre en vogue de nouveaux produits. Il est une des institutions dynamiques de notre vie économique, et c'est à lui seul que nous devons le progrès et les innovations, l'élévation progressive du niveau de vie de toutes les couches de la population.

          L'oisif fortuné, dont la vie sans travail n'est faite que de jouissances, n'inspire certes aucune sympathie à la plupart d'entre nous. Il remplit pourtant, lui aussi, une fonction dans la vie de l'organisme social. Son luxe exerce une action exemplaire; il éveille dans les masses de nouveaux besoins et donne à l'industrie l'incitation nécessaire pour satisfaire ces besoins. Il y eut une époque où seuls les gens fortunés pouvaient s'offrir le luxe de voyager à l'étranger. Schiller n'a jamais vu les montagnes suisses qu'il a chantées dans son Guillaume Tell, bien qu'elles fussent proches de son pays souabe. Goethe n'a jamais visité ni Paris, ni Vienne, ni Londres. Il y a aujourd'hui des millions de touristes et il y en aura bientôt davantage.
 

6. La propriété individuelle et l'éthique

          En soutenant et en tentant de démontrer la fonction et la nécessité sociales de la propriété privée des moyens de production et, par là aussi, de l'inégalité de la fortune et des revenus, nous apportons en même temps la preuve de la justification morale de la propriété privée et de l'ordre social capitaliste qui s'appuie sur cette propriété.

          La morale est la prise en considération de la nécessité sociale. On doit l'exiger de tout individu faisant partie de la société. Un homme vivant isolément n'a pas à suivre de règles morales. Il peut sereinement faire ce qui lui est avantageux, sans se demander si son action nuit aux autres. Tandis que l'homme qui vit en société doit, quoi qu'il fasse ou se dispense de faire, non seulement prendre en considération son avantage immédiat mais encore tenir compte de la société. Car, la vie en société n'est possible que par la société, et tout individu subirait les préjudices les plus graves si l'organisation sociale de la vie et de la production était détruite. En exigeant de l'individu que dans tout son comportement il ait des égards pour elle, qu'il renonce à toute action qui, bien qu'utile pour lui seul serait nuisible pour la vie sociale, la société ne lui demande pas de se sacrifier pour des intérêts étrangers. Car, le sacrifice qu'elle lui impose n'est que provisoire. Elle lui demande d'abandonner un maigre avantage direct en échange d'un avantage indirect bien plus grand. Chaque individu est intéressé au maintien de la société, union des hommes en vue d'un travail et d'une vie en commun; celui qui renonce à l'avantage momentané afin de ne pas mettre en danger l'existence de la société, sacrifie un avantage moindre à un plus grand.

          On s'est souvent mépris sur le sens de cette prise en considération de l'intérêt général de la société. On a cru que sa valeur morale résidait dans le fait du sacrifice, de la renonciation à une jouissance immédiate. Ce faisant, on n'a pas voulu voir que ce qui, moralement, a du prix, ce n'est pas le sacrifice mais le but que se propose le sacrifice. C'est ainsi qu'on a pu voir une valeur morale dans le sacrifice en soin, dans le renoncement en soi. Mais le sacrifice n'est moral que s'il sert une fin morale. Il y a une différence aussi grande que le ciel est éloigné de la terre entre celui qui risque son bien et son sang pour une bonne cause et celui qui se scarifie sans profit pour la société.

          Tout ce qui concourt au maintien de l'ordre social est moral, tout ce qui lui cause un préjudice est immoral. Si donc nous réussissons à prouver qu'une institution est utile à la société, on ne peut plus nous objecter qu'elle est immorale. On peut parfois différer d'opinion sur le point de savoir si une institution est utile à la société ou si elle lui est nuisible. Mais on ne peut plus, une fois qu'on l'a trouvée utile, la combattre en prétendant qu'elle est à rejeter comme immorale pour de quelconques raisons qu'on ne peut expliquer.
 

7. L'État et le gouvernement

          L'observance de la loi morale est dans l'intérêt ultime de tout individu, car chacun a intérêt à ce que la coopération sociale des hommes soit maintenue; elle impose pourtant à tous un sacrifice, bien que provisoire, qui est plus que compensé par un plus grand gain. Mais il faut, pour le reconnaître, avoir quelques lumières sur l'enchaînement des choses; et l'on a besoin, pour régler sa conduite en fonction de cette connaissance, d'une certaine force de volonté. Celui à qui cette connaissance fait défaut, ou qui, l'ayant, n'a pas l'énergie nécessaire pour s'en servir n'est pas en mesure d'observer volontairement la loi morale. Il n'en est ici pas autrement que pour l'observance des lois sur l'hygiène, d'après lesquelles l'individu soucieux de sa santé devrait régler sa conduite. Il peut arriver que quelqu'un se livre à un excès nuisible à sa santé, par exemple à l'usage des narcotiques, soit par ignorance des conséquences d'un tel excès, soit parce qu'il tient ces conséquences pour moins désavantageuses que la privation d'une jouissance présente, soit parce que l'énergie lui manque d'adapter sa conduite à la connaissance qu'il a du mal. Certains prétendent que de telles personnes qui, par leur comportement déraisonnable, mettent leur vie et leur santé en péril, devraient être ramenées de force sur le droit chemin par la société. Ils sont d'avis qu'on doit empêcher les ivrognes et les morphinomanes de se livrer à leur vice, les obligeant ainsi à se bien porter.

          La question est discutée de savoir si c'est là ou non une sage mesure. Mais nous n'y viendrons que plus tard car ce qui nous importe ici est tout autre chose. L'optique de notre discussion est ici tout à fait différente: la question qui s'impose est de savoir si l'on doit amener par la force les gens qui, par leur comportement, mettent en péril l'existence de la société, à ne pas léser cette dernière. L'alcoolique et le morphinomane, par leur comportement, ne font de tort qu'à eux-mêmes; celui qui enfreint les règles morales qu'impose une vie en société cause un préjudice non seulement à lui-même mais à tous. Toute vie sociale en commun deviendrait impossible, si les hommes qui désirent le maintien de la collaboration sociale et se comportent en conséquence devaient renoncer à utiliser les moyens coercitifs à l'égard des êtres nuisibles afin de les empêcher de miner l'ordre social. Un petit nombre d'individus asociaux, c'est-à-dire d'hommes peu enclins au sacrifice ou incapables de faire les sacrifices provisoires que la société exige d'eux, pourraient rendre toute vie sociale impossible. Sans l'utilisation, contre les ennemis de la société, de la contrainte et de la force, il ne pourrait y avoir de vie sociale.

          Nous appelons État l'institution sociale qui, en recourant à la contrainte et à la force, amène les personnes antisociales à respecter les règles de la vie sociale; nous appelons droit les règles d'après lesquelles on procède, et gouvernement les organes qui assurent le fonctionnement de l'appareil de coercition.
 

« Nous appelons État l'institution sociale qui, en recourant à la contrainte et à la force, amène les personnes antisociales à respecter les règles de la vie sociale; nous appelons droit les règles d'après lesquelles on procède, et gouvernement les organes qui assurent le fonctionnement de l'appareil de coercition. »


          Il existe certes une secte qui pense que l'on pourrait renoncer sans danger à tout ordre reposant sur la contrainte et construire entièrement la société sur l'observance spontanée des lois morales. Les anarchistes tiennent l'État, l'ordre juridique et le gouvernement pour des institutions superflues dans un ordre social vraiment au service du bien de tous et non des intérêts particuliers de quelques privilégiés. D'après eux, seul le fait que notre ordre social soit axé sur la propriété privée des moyens de production rend nécessaire un recours à la contrainte et à la force, afin d'assurer la protection de cet ordre social. tandis que si l'on supprimait la propriété individuelle, chacun sans exception observerait spontanément les règles qu'exige la collaboration sociale.

          Nous avons déjà dit que cette conception est erronée pour ce qui concerne le caractère de la propriété individuelle des moyens de production. Mais c'est aussi, à juste titre, que toute forme de coopération humaine exige, dans une société où règne la division du travail, l'observance des règles dont l'individu ne s'accommode pas toujours facilement du fait qu'elles lui imposent un sacrifice qu'il ressent dans l'instant bien qu'il ne soit que provisoire. Mais l'anarchiste fait erreur en supposant que tous sans exception sont enclins à observer spontanément ces règles. Il est des malades de l'estomac qui savent très bien que l'absorption de certains mets leur causera presque aussitôt des douleurs quasi intolérables, mais qui n'en sont pas moins incapables de renoncer au plaisir alléchant de ce menu. Peut-on admettre sans tomber dans une complète absurdité que chaque individu fera montre, dans la société anarchique, de plus de prévoyance et de plus d'énergie, alors que pourtant les rapports de la vie sociale ne sont pas aussi faciles à déceler que l'effet physiologique d'un repas et alors que les conséquences ne se font pas sentir aussi vite et surtout aussi intensément pour le malfaiteur lui-même? Pourrait-on vraiment exclure qu'un individu, dans une société anarchique, provoque un incendie en jetant négligemment une allumette ou qu'il fasse du mal à son prochain par colère, jalousie ou vengeance? L'anarchisme méconnaît la vraie nature de l'homme; il ne pourrait être réalisé que dans un monde fait d'anges et de saints.

          Le libéralisme n'est pas l'anarchisme; il n'a absolument rien de commun avec ce dernier. Il se rend parfaitement compte que sans recours à la contrainte, l'existence de la société serait mise en péril, et que derrière les règles qu'il importe d'observer pour assurer la coopération pacifique des hommes, doit se tenir la menace de la force afin que nul ne puisse détruire l'édifice social. On doit être en mesure d'assurer par la force de la contrainte le respect des règles de la vie en société pour quiconque ne veut pas respecter la vie, la santé ou la liberté personnelle des autres, ou la propriété privée. Telles sont les tâches que la doctrine libérale assigne à l'État: protection de la propriété, de la liberté et de la paix.

          Le socialiste allemand Ferdinand Lassalle a tenté de ridiculiser la limitation des tâches du gouvernement à cette protection en donnant à l'État d'inspiration libérale le nom d'« État-veilleur de nuit ». On ne voit pourtant pas pourquoi l'« État-veilleur de nuit » serait plus ridicule qu'un État s'occupant de la préparation de la choucroute, de la fabrication des boutons de culotte ou de l'édition de journaux. Pour comprendre l'effet qu'eut en Allemagne la plaisanterie de Lassalle, il faut se représenter que les Allemands du temps de Lassalle n'avaient pas encore oublié le despotisme princier, et son État-qui-se-mêlait-de-tout, et qu'ils étaient sous l'empire de la philosophie hégélienne, qui avait proclamé l'État Dieu. Lorsque, avec Hegel, on considérait l'État comme la « substance morale consciente de soi », comme « le général en soi et pour soi, le raisonnable de la volonté », on ne pouvait pas ne pas considérer comme un blasphème le fait que quelqu'un veuille limiter les tâches de l'État au service de veilleur de nuit.

          Ceci peut faire comprendre comment on en vint à reprocher au libéralisme son hostilité ou sa haine à l'égard de l'État. Si je doute de l'opportunité d'assigner au gouvernement la tâche d'exploiter les chemins de fer, les auberges et restaurants ou les mines, ne suis pas un « ennemi de l'État ». Pas plus que je ne mériterais le qualificatif d'ennemi de l'acide sulfurique si j'osais prétendre que celui-ci, pour utile qu'il soit à divers usages, est impropre à la consommation et au nettoyage des mains.

          Il est erroné de définir ainsi la position du libéralisme vis-à-vis de l'État en ce sens qu'il veut limiter le domaine de l'activité de ce dernier et tenir en exécration son activité en matière économique. Il n'en est absolument rien. La position du libéralisme à l'égard du problème des tâches de l'État découle de son attitude en faveur de la propriété privée des moyens de production. Il est évident que si l'on opte pour la propriété privée des moyens de production on ne peut se prononcer en faveur de la propriété collective, c'est-à-dire que ce soit le gouvernement et non les propriétaires individuels qui disposent des moyens de production. Exiger que ceux-ci appartiennent à des particuliers, c'est déjà circonscrire fortement les tâches imparties à l'État.

          Les socialistes ont parfois l'habitude de reprocher au libéralisme son manque de conséquence. Il est, selon eux, illogique de limiter l'activité gouvernementale en matière économique à la seule protection de la propriété. À moins que l'on ne prévoie dès l'abord la neutralité intégrale de l'État, on ne voit pas, en déduisent les socialistes, pourquoi son intervention devrait se cantonner à la protection de la propriété. Cette déduction n'aurait un sens que si le libéralisme, par une profonde aversion à l'égard de toute activité de l'État, s'opposait à ce que, en matière économique, le gouvernement étende son action au-delà de la protection de la propriété. Mais tel n'est pas du tous le cas. Le libéralisme ne refuse l'extension des activités de l'État que parce que cette extension reviendrait en fait à une suppression de la propriété privée des moyens de production. C'est dans la propriété privée que le libéral voit le principe d'organisation le plus approprié à la vie sociale.
 

8. La démocratie

          Le libéralisme est donc très loin de contester la nécessité d'un appareil étatique, d'un ordre juridique et d'un gouvernement. C'est faire preuve d'une grave incompréhension que d'établir des liens entre le libéralisme et les idées de l'anarchisme. L'association qui se forme entre les hommes et l'État est, pour le libéral, une nécessité absolue car c'est à l'État qu'incombent les tâches d'une extrême importance: protection de la propriété privée et de la paix qui seule permet à la propriété privée de produire tous ses effets.

          Cette optique dit assez comment un État conforme à l'idéal des libéraux doit être organisé. Il doit non seulement pouvoir protéger la propriété privée mais encore faire en sorte que la guerre, ou la révolution, ne vienne pas troubler le cours paisible du développement.

          Il est une idée qui date de la période pré-libérale et qui hante encore bien des cerveaux, c'est celle qui attribue à l'exercice du pouvoir gouvernemental un caractère très marqué de noblesse et de dignité. Les représentants de la fonction publique jouissaient tout récemment en Allemagne, et y jouissent encore aujourd'hui d'une considération qui a fait de la profession de serviteurs de l'État la plus appréciée de toutes. La considération dont jouit dans la société un assesseur ou un lieutenant dépasse de loin celle qu'on accorde à un commerçant ou à un avoué ayant derrière lui toute une vie d'honneur et de travail. Les écrivains, savants et artistes allemands dont le renom et la gloire se sont répandus bien au-delà des frontières nationales, ne jouissaient, dans leur patrie, que du respect qui correspondait à leur rang souvent subalterne dans la hiérarchie bureaucratique. Il n'est point de raison valable à cette surestimation de l'activité déployée par les autorités dans leur cabinet de travail. C'est là un atavisme qui vient du temps où le citoyen devait craindre le prince et ses valets parce qu'il pouvait être à tout instant pillé par eux. Il n'est pas en soi plus beau, plus noble ou plus honorable de passer ses journées dans un bureau gouvernemental à régler des dossiers que de travailler dans la salle de dessin d'une fabrique de machines. Le percepteur des impôts n'a pas une fonction plus noble que ceux qui s'emploient à créer directement la richesse dont une partie est absorbée sous forme d'impôts pour faire face aux dépenses de l'appareil gouvernemental.

          C'est sur cette idée d'une particulière distinction et dignité de l'activité gouvernementale qu'est construite la théorie pseudo-démocratique de l'administration. Cette doctrine tient qu'il est indigne de se laisser gouverner par les autres. Son idéal est, partant, une constitution dans laquelle le peuple tout entier régit et administre. Il va sans dire que cela n'a jamais existé, ne peut pas exister et n'existera jamais, pas même dans un petit État. On a cru voir la réalisation de cet idéal dans les cités-États de l'antiquité et dans les petits cantons des montagnes suisses. C'est aussi une erreur. Seule une partie de la population, les citoyens libres, participait, en Grèce, au gouvernement; les métèques et les esclaves n'y prenaient aucune part. Dans les cantons suisses, certaines affaires de caractère purement local sont réglées dans la forme constitutionnelle de la démocratie directe, mais c'est la Confédération, dont le gouvernement ne correspond absolument pas à l'idéal de la démocratie directe, qui règle toutes les questions dépassant le domaine étroit de la région.

          Il n'est pas du tout indigne d'un homme de se laisser gouverner par d'autres. Le gouvernement et l'administration, le maniement des ordonnances de polices et autres dispositions exigent aussi des spécialistes: fonctionnaires et policiers de profession. Le principe de la division du travail vaut aussi pour les tâches du gouvernement. On ne peut pas être à la fois mécanicien-constructeur et policier. Le fait que je ne sois pas policier ne cause aucun préjudice à ma dignité, à ma prospérité et à ma liberté. Il n'est pas anti-démocratique que quelques personnes s'acquittent de la mission d'assurer la sécurité de tous, pas plus qu'il ne l'est que certains se chargent pour tous les autres de la production de chaussures. Dès l'instant où les institutions de l'État sont démocratiques, il n'y a pas la moindre raison de s'élever contre les policiers et les fonctionnaires de l'État. Mais la démocratie est tout autre chose que ce que s'imaginent les nostalgiques de la démocratie directe.

          L'exercice du gouvernement par une poignée d'hommes – et les gouvernants se trouvent toujours en minorité par rapport aux gouvernés, comme le sont les fabricants de chaussures par rapport à ceux qui les utilisent – s'établit sur le fait que les gouvernés acceptent la façon dont le gouvernement est exercé. Ils peuvent considérer que la façon dont on gouverne n'est qu'un moindre mal ou un mal inévitable, mais ils doivent voir nécessairement qu'une transformation de l'état de choses actuel n'a pas de but. Mais du moment que la majorité des gouvernés est convaincue de la nécessité et de la possibilité de changer le mode de gouvernement et de substituer au système ancien et à des personnalités âgées, un système nouveau et des hommes nouveaux, les jours du gouvernement ancien sont comptés. La majorité aura le pouvoir d'imposer par la force ce qu'elle veut, même contre la volonté de l'ancien gouvernement. Aucun gouvernement ne peut tenir longtemps s'il n'a pas pour lui l'opinion publique, si ceux qui sont gouvernés ne le tiennent pas pour bon. La contrainte à laquelle recourt le gouvernement pour soumettre les récalcitrants, il ne peut l'utiliser avec succès que tant que la majorité ne se ligue pas contre lui.

          Il est un moyen, dans toute constitution, de rendre le gouvernement finalement dépendant de la volonté des gouvernés: la guerre civile, la révolution, le putsch. Mais c'est précisément ces expédients que veut éviter le libéralisme. Une progression continue de l'économie n'est pas possible si des luttes intérieures entravent sans cesse la marche paisible des affaires. Une situation politique comme celle qui existait en Angleterre au temps de la guerre des Deux Roses précipiterait en quelques années l'Angleterre moderne dans la misère la plus profonde et la plus épouvantable. Jamais le développement économique n'aurait atteint le degré actuel si on n'avait pas réussi à écarter la guerre civile. Une révolution telle que la révolution française de 1789 a coûté bien des vies humaines et causé bien des destructions. L'économie moderne ne pourrait plus supporter de tels ébranlements. La population d'une grande ville moderne souffrirait terriblement d'un mouvement révolutionnaire; celui-ci entraînerait l'arrêt du ravitaillement en produits alimentaires et en charbon, de la distribution d'électricité, de gaz et d'eau. La crainte seule d'une telle calamité pourrait déjà paralyser la vie d'une grande cité.

          C'est ici que commence la fonction sociale de la démocratie. La démocratie, c'est cette forme de régime d'un État qui, sans combats violents, permet au gouvernement de se conformer aux désirs des gouvernés. Lorsque, dans un État démocratique, le gouvernement n'est plus exercé conformément aux désirs de la majorité de la population, on n'a pas à recourir à une guerre civile pour mettre en place des hommes décidés à oeuvrer dans le sens de la majorité. L'appareil électoral et le parlementarisme font déjà en sorte que le changement de gouvernement se passe le mieux du monde, sans recourir à la force et sans effusion de sang.
 

9. Critique de la théorie de la force

          Les champions de la démocratie du XVIIIe siècle arguaient en sa faveur que seuls sont moralement corrompus, peu raisonnables et pervers les princes et les ministres. Le peuple, en revanche, serait parfaitement bon, pur et noble, et il aurait aussi le don de toujours reconnaître et faire ce qui est équitable. Tout cela, est-il besoin de le dire, est absurde, aussi absurde que l'adulation du courtisan parant son prince de toutes les nobles qualités. Le peuple est la somme des citoyens et citoyennes, et si chaque individu ne fait preuve d'aucune sagesse et d'aucune noblesse, tous ensemble n'en montreront pas davantage.

          L'humanité est entrée dans l'ère de la démocratie avec de tels espoirs qu'il n'est pas étonnant qu'une désillusion se soit bientôt fait sentir. On découvrit sans peine que la démocratie commettait au moins autant d'erreurs que n'en avaient commises les monarques e les aristocrates. Les comparaisons que l'on établit entre les hommes que la démocratie plaçait à la tête du gouvernement et ceux que les empereurs et les rois avaient, de leur seule autorité, appelés au pouvoir n'étaient guère en faveur des nouveaux maîtres. Le Français dit que le ridicule tue. Or la démocratie se rendit bientôt partout ridicule par ses hommes d'État. Ceux de l'Ancien Régime avaient montré une certaine noblesse dans leur comportement. Les nouveaux qui les remplacèrent, se rendirent méprisables par leur conduite. Rien n'a, en Allemagne et en Autriche, nui davantage à la démocratie que la stérile suffisance et la vanité sottement impertinente des chefs de la social-démocratie, qui, après la chute de l'Empire, accédèrent au pouvoir.

          C'est pourquoi partout où la démocratie avait prix les rênes, une doctrine apparut bientôt qui rejetait radicalement cette structure de gouvernement. Laisser gouverner la majorité n'avait, prétendait-on, aucun sens, et seuls les meilleurs, fussent-ils dans la minorité, devaient régner. Ceci semble si limpide et si évident que les partisans des mouvements anti-démocratiques de toutes tendances ne font que s'accroître. Plus les hommes que la démocratie avait mis à la tête se montraient méprisables, plus le nombre des ennemis de la démocratie augmenta.

          Et pourtant la doctrine anti-démocratique commet de graves erreurs de jugement. Que veut dire en effet: le meilleur ou les meilleurs? La république polonaise s'est donné comme chef un pianiste virtuose parce qu'elle le tenait assurément pour le meilleur Polonais de l'époque. Mais les qualités que doit posséder un chef d'État sont bien différentes de celles d'un musicien. On ne peut donner à l'expression « le meilleur », qu'emploie l'adversaire de la démocratie, que la signification suivante: l'homme ou les hommes qui sont les plus aptes à la conduite du gouvernement, qu'ils connaissent peu ou prou de la musique. Mais la question politique se pose alors immédiatement: quel est le plus apte? Disraeli était-il le plus apte, ou Gladstone? Pour le tory c'était Disraeli, pour le whig Gladstone. Qui doit en décider, si ce n'est la majorité?

          Et nous en arrivons au point déterminant de toutes les doctrines anti-démocratiques – qu'elles viennent des descendants de l'ancienne aristocratie, ou des partisans des princes héréditaires, ou des syndicalistes bolchevistes et socialistes – la doctrine de la force. La doctrine anti-démocratique affirme le droit pour une minorité de dominer par la force l'État et la majorité. Sa justification morale réside, prétend-on, dans la force de s'emparer du pouvoir. On reconnaît les meilleurs, c'est-à-dire ceux qui seuls ont vocation à régner et à commander, à leur aptitude de s'imposer en maîtres à la majorité. Ici, la doctrine de l'Action Française coïncide avec celle des syndicalistes, la doctrine de Ludendorff et de Hitler avec celle de Lénine et de Trotski.

          On peut faire valoir bien des arguments pour et contre ces théories. Chacun les appréciera différemment selon ses convictions philosophiques et religieuses; donc en principe par des arguments qui ne permettent guère d'arriver à un accord. Il n'est pas question de les exposer et de les expliquer ici, car ils ne départageront pas les esprits. Il n'est, en faveur de la démocratie, qu'un argument fondamental, que nous proposons d'exposer.

          Si tout groupe qui croit pouvoir, par la force, s'imposer en maître de tous les autres s'arrogeait le droit de tenter l'entreprise, il faudrait s'attendre à une série ininterrompue de guerres civiles. Mais une telle situation est inconciliable avec l'état de division du travail actuel. L'économie moderne, fondée sur la division du travail, ne peut se maintenir que dans un régime de paix continuelle. Si nous devions nous apprêter à l'éventualité d'une guerre civile incessante et de luttes intérieures, il nous faudrait faire rétrograder suffisamment la division du travail pour qu'au moins chaque canton, sinon chaque village, approche de l'autarcie économique, c'est-à-dire qu'il puisse tenir un certain temps et se nourrir sans être ravitaillé de l'extérieur. Ceci signifierait une telle régression de la productivité que la terre ne pourrait plus nourrir qu'une partie de sa population actuelle. L'idéal anti-démocratique conduit à un ordre économique comparable à celui du Moyen Âge et de l'Antiquité. Chaque cité, chaque village, chaque demeure individuelle même était fortifiée et organisée en vue de la défense, chaque contrée aussi indépendante que possible des autres parties du globe pour son ravitaillement en biens.

          Le démocrate estime lui aussi que les meilleurs doivent gouverner. Mais il pense qu'un homme ou un certain nombre d'hommes prouveront mieux qu'ils possèdent les qualités requises pour exercer le pouvoir en réussissant à en persuader leurs concitoyens (qui ainsi les chargeront spontanément du soin des affaires publiques) qu'en les contraignant par la force à admettre leurs prétentions. Quiconque ne réussit pas, par la force de ses arguments et par la confiance qu'inspire sa personne, à accéder aux postes de commande ne doit pas se plaindre si ses concitoyens lui préfèrent d'autres guides.

          Il existe incontestablement une situation où la tentation devient très forte de s'écarter des principes démocratiques du libéralisme. Lorsque des hommes éclairés voient que leur peuple ou tous les peuples du monde se trouvent sur une voie qui mène à l'abîme, sans être en mesure d'ouvrir les yeux de leurs concitoyens, l'idée peut leur venir qu'il n'est que juste et équitable, pour assurer le salut de tous, de se servir de tout moyen quel qu'il soit, dès lors que ce moyen est utilisable et conduit au but souhaité. C'est alors que peut surgir l'idée d'une dictature des meilleurs, d'une domination coercitive et minoritaire dans l'intérêt de tous, et il se peut que cette idée ait des partisans. La force n'est néanmoins jamais un moyen de sortir de ces difficultés. La tyrannie d'une minorité ne peut jamais avoir de consistance à moins que la minorité ne réussisse à persuader la majorité de la nécessité ou du moins de l'utilité de sa domination. Mais il n'est dans ce cas point besoin de recourir d'abord à la force pour assurer la domination de la minorité.

          L'histoire fournit des exemples frappants qui prouvent qu'à la longue même la politique de répression la plus brutale ne peut maintenir un gouvernement au pouvoir. Mais nous n'en citerons qu'un, qui est certes le plus connu. Lorsque les bolchevistes s'emparèrent du pouvoir en Russie, ils n'étaient qu'une petite minorité et c'est à peine si leur programme trouva l'approbation d'une fraction du peuple russe. La grande masse de ce peuple, en effet, ne voulait rien savoir de la socialisation de la propriété foncière entre « pauvreté campagnarde » (comme les bolchevistes appelaient cette partie de la population rurale). Et ce fut le programme de la population rurale, et non celui des chefs marxistes, qui fut exécuté. Lénine et Trotski ont, pour rester au pouvoir, non seulement approuvé cette réforme agraire, mais ils en ont fait leur programme propre, qu'ils s'efforcèrent de défendre contre toutes les attaques de l'intérieur et de l'extérieur. C'est par ce stratagème que les bolchevistes ont acquis la confiance de la grande masse de la population. Depuis l'accomplissement du partage des terres, les bolchevistes ne gouvernent plus contre la volonté de la grande masse de la population mais avec son accord et son appui. Il n'y eut pour eux que deux possibilités: renoncer ou bien à leur programme ou bien au pouvoir. Ils ont choisi la première solution et conservèrent les rênes. La troisième solution, imposer leur programme par la force et contre la volonté de la grande masse, n'existait absolument pas. À l'instar de toute minorité fermement décidée et bien menée, les bolchevistes pouvaient, certes, arracher par la force le pouvoir et le conserver pendant une courte période; à la longue, cependant, ils n'auraient pu mieux le garder que toute autre minorité. Les différentes tentatives « blanches » ont toutes échoué parce qu'elles avaient contre elles la masse du peuple russe. Néanmoins, en supposant qu'elles aient réussi, les vainqueurs auraient dû tenir compte eux aussi du désir de la plus grande partie du peuple russe. Ils auraient été dans l'impossibilité de revenir sur le partage des terres et de restituer aux propriétaires ce qui leur avait été ravi.

          Seul un groupe qui peut compter sur l'approbation des gouvernés est en mesure d'instituer un régime gouvernemental durable. Quiconque veut voir le monde gouverné à son idée doit tendre à s'assurer la domination des esprits. Il est impossible de soumettre longtemps les hommes à un système qu'ils repoussent de toute leur volonté. Celui qui essaie de le faire par la force échouera finalement, et, par les luttes que son entreprise suscite, causera plus de mal que ne peut en faire un gouvernement qui, aussi mauvais soit-il, s'appuie sur l'approbation des gouvernés. On ne peut rendre les hommes heureux contre leur gré.
 

10. L'argument fasciste

          Si le libéralisme n'a jamais nulle part été totalement accepté, son succès au XIXe siècle fut néanmoins si grand que certains de ses principes les plus importants ne faisaient plus l'objet de débats. Avant 1914, même les ennemis les plus opiniâtres et les plus acharnés du libéralisme avaient fini par ne plus remettre en cause de nombreux principes libéraux. Même en Russie, où seuls quelques faibles rayons du libéralisme avaient pu pénétrer, les partisans du despotisme tsariste, lorsqu'ils persécutaient leurs adversaires, prenaient en considération les idées libérales de l'Europe. Et durant la [Première] Guerre mondiale, les partis bellicistes des nations en guerre devaient encore, malgré tout leur zèle, faire preuve d'une certaine modération dans la lutte contre l'opposition intérieure.

          Ce n'est que lorsque les sociaux-démocrates marxistes réussirent à l'emporter et à convaincre les gens que l'âge du libéralisme et du capitalisme était pour toujours derrière nous, que disparurent les dernière concessions qu'il semblait encore nécessaire de faire à l'idéologie libérale. Les partis de la Troisième Internationale considèrent que tous les moyens sont bons quand ils semblent promettre de pouvoir les aider à réaliser leurs fins. Quiconque ne reconnaît pas sans condition que leur enseignement est le seul convenable et s'oppose à eux contre vents et marées doit, selon eux, encourir la peine de mort. Et ils n'hésitent pas à l'exterminer, lui et toute sa famille, enfants compris, partout et à chaque fois que cela est physiquement possible.

          La revendication ouverte d'une politique d'annihilation des adversaires et les meurtres commis pour mener cette politique ont donné naissance à un mouvement d'opposition. D'un seul coup, les écailles tombèrent des yeux des ennemis non communistes du libéralisme. Jusqu'alors, ils avaient cru que l'on devait respecter certains principes libéraux, même dans un combat contre un adversaire haïssable. Ils avaient dû, même si c'était à contrecoeur, renoncer au meurtre et à l'assassinat en tant que mesures acceptables dans le combat politique. Ils avaient dû se résigner à de nombreuses limites concernant la persécution de la presse d'opposition et la suppression de la liberté d'expression. Et, tout d'un coup, ils voyaient que des adversaires avaient surgi, ne tenant aucun compte de toutes ces considérations et pour qui tous les moyens étaient bons pour défaire un ennemi. Les ennemis nationalistes et militaristes de la Troisième Internationale estimèrent avoir été trompés par le libéralisme. Ce dernier, pensaient-ils, leur avait lié les mains lorsqu'ils avaient voulu porter un coup fatal aux partis révolutionnaires, pendant qu'il était encore temps de le faire. Si le libéralisme ne les en avait pas empêché, ils auraient, selon eux, tué les mouvements révolutionnaires dans l'oeuf. Les idées révolutionnaires n'avaient pu prendre racine et prospérer qu'en raison de la tolérance dont avaient fait preuve à leur encontre leurs adversaires, leur volonté ayant été affaiblie par égard pour les principes libéraux qui, comme le démontrèrent les événements par la suite, était trop pointilleux. Si l'idée leur était venue il y a quelques années qu'on avait le droit d'écraser sans merci tout mouvement révolutionnaire, les victoires remportées par la Troisième Internationale depuis 1917 n'auraient jamais été possibles. Car, quand il est question de tirer et de se battre, les nationalistes et les militaristes pensent être les tireurs les plus précis et les combattants les plus habiles.

          L'idée fondamentale de ces mouvements – que l'ont peut en général désigner comme fascistes, en reprenant le nom du plus important et du plus discipliné d'entre eux, le mouvement italien – consiste à proposer d'employer dans la lutte contre la Troisième Internationale les mêmes méthodes dépourvues de scrupules que celle-ci utilise contre ses opposants. La Troisième Internationale cherche à exterminer ses adversaires et leurs idées de la même manière que l'hygiéniste essaie d'exterminer un bacille nuisible: elle ne se considère en aucun cas liée par les termes d'un quelconque contrat qu'elle aurait pu conclure avec ses adversaires, et estime légitime n'importe quel crime, n'importe quel mensonge et n'importe quelle calomnie, quand il s'agit de mener le combat. Les fascistes, au moins en principe, disent la même chose. Qu'ils n'aient pas réussi aussi pleinement que les Russes à se libérer d'un certain respect pour les idées libérales et les préceptes de la morale traditionnelle, on ne doit l'attribuer qu'à un seul fait: les fascistes évoluent dans des nations dont l'héritage intellectuel et moral de quelques milliers d'années de civilisation ne peut pas être détruit d'un coup, et non au sein des peuples barbares peuplant les deux côtés de l'Oural, dont la relation à la civilisation n'a jamais dépassé celle des habitants des forêts et des déserts en maraude, habitués à entreprendre de temps à autre des razzias prédatrices dans les pays civilisés, à la recherche d'un butin. En raison de cette différence, le fascisme ne réussira jamais aussi totalement que le bolchevisme russe à se libérer du pouvoir des idées libérales. Ce n'est que sous l'impression récente des meurtres et des atrocités perpétrés par les partisans des soviétiques que les Allemands et les Italiens purent oublier les contraintes traditionnelles de la justice et de la morale et se mirent à entreprendre de sanglantes actions de représailles. Les actes des fascistes et des autres partis associés constituaient des réflexes émotionnels provoqués par l'indignation consécutive aux actions bolchevistes et communistes. Dès que le premier accès de colère fut passé, leur politique pris un tour plus modéré et continuera probablement de plus en plus sur cette voie avec le temps.

          Cette modération est le résultat des idées libérales traditionnelles, qui continuent à exercer leur influence sur les fascistes. Mais aussi grande que soit cette influence, il faut bien comprendre que la conversion des partis de droite aux tactiques fascistes montre que la lutte contre le libéralisme a connu un succès qui, il n'y a encore que peu de temps, n'aurait jamais été pensable. Beaucoup de gens approuvent les méthodes du fascisme, même si son programme économique est totalement antilibéral et sa politique entièrement interventionniste, parce que le fascisme est loin de pratiquer le destructionnisme insensé et sans bornes qui a fait des communistes les ennemis par excellence de la civilisation. D'autres, parfaitement conscients du mal auquel conduirait la politique économique fasciste, considèrent le fascisme comme le moindre mal, comparé au bolchevisme et au soviétisme. Pour la majorité de ses partisans et admirateurs déclarés ou secrets, son attrait réside cependant précisément dans la violence de ses méthodes.

          On ne peut, il est vrai, nier que le seul moyen de résister à de violentes attaques est d'avoir soi-même recours à la violence. Contre les armes des bolchevistes, il faut répondre avec d'autres armes, et ce serait une erreur que de faire montre de faiblesse devant des meurtriers. Aucun libéral n'a jamais dit le contraire. Ce qui distingue la tactique libérale de la tactique fasciste, ce n'est pas une différence en ce qui concerne la nécessité d'utiliser la force armée pour résister à des assaillants armés, mais une différence fondamentale quant au rôle de la violence dans la lutte pour le pouvoir. Le grand danger que représente le fascisme pour la politique intérieure réside dans sa foi totale en le pouvoir décisif de la violence. Afin de s'assurer le succès, il faudrait être imprégné de la volonté de vaincre et toujours agir violemment. Tel est le principe directeur du fascisme. Que se passe-t-il, cependant, si l'adversaire est lui aussi animé de la volonté de l'emporter, et qu'il agit tout aussi violemment? Le résultat est une guerre civile. Le vainqueur final qui sortira de ces combats sera le parti le plus nombreux. À long terme, une minorité – même composée des individus les plus capables et les plus énergiques – ne peut résister à la majorité. La question cruciale reste donc toujours la même: Comment un parti s'assure-t-il la majorité? C'est là une question dont la réponse se trouve uniquement dans la sphère des idées. La victoire ne peut être obtenue qu'avec les armes de l'intelligence, jamais par celles de la force. L'élimination de toute opposition par la pure violence n'est certainement pas le moyen adéquat pour gagner des partisans à sa cause. Le recours à la force brutale – c'est-à-dire sans la justifier au moyen d'arguments intellectuels acceptés par l'opinion publique – n'amène de nouveaux sympathisants qu'à ceux qu'on essaie de combattre. Dans une lutte entre la force et une idée, c'est cette dernière qui finit toujours par l'emporter.

          Le fascisme peut triompher de nos jours parce que l'indignation universelle suscitée par les infamies commises par les socialistes et les communistes lui a apporté la sympathie de nombreux cercles. Mais quand le choc récent des crimes du bolchevisme sera dissipé, le programme socialiste exercera à nouveau son pouvoir d'attraction sur les masses. Car le fascisme ne fait rien pour le combattre en dehors d'écarter les idées socialistes et de persécuter ceux qui les propagent. S'il voulait réellement combattre le socialisme, il s'y opposerait par des idées. Il n'y a cependant qu'une seule et unique idée que l'on puisse véritablement opposer au socialisme, à savoir le libéralisme.

          On a souvent dit que rien n'aidait plus une cause que de lui offrir des martyrs. Ce n'est que partiellement vrai. Ce qui renforce la cause d'une minorité persécutée, c'est qu'elle soit attaquée par la force et non par des armes intellectuelles. La répression au moyen de la force brutale est toujours l'aveu d'une incapacité à utiliser les armes plus performantes de l'intelligence – plus performantes car les seules à garantir le succès final. C'est là que réside l'erreur fondamentale dont souffre le fascisme et qui le conduira finalement à sa perte. La victoire du fascisme dans de nombreux pays n'est qu'un épisode de la longue série des luttes au sujet de la propriété. Le prochain épisode sera la victoire du communisme. Le résultat final de cette lutte, toutefois, ne sera pas décidé par les armes mais par les idées. Ce sont les idées qui rassemblent les hommes en diverses factions, qui les poussent à prendre les armes et qui déterminent contre qui et pour qui utiliser ces armes. En dernière analyse, ce sont uniquement les idées, pas les armes, qui font pencher la balance d'un côté ou de l'autre.

          Nous n'en dirons pas plus sur la politique intérieure du fascisme. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur le fait que sa politique étrangère, fondée sur le principe déclaré de la force dans les relations internationales, ne peut pas manquer de conduire à une suite sans fin de guerres devant détruire toute la civilisation moderne. Pour maintenir et accroître notre niveau de développement économique actuel, il convient d'assurer la paix entre les nations. Mais celles-ci ne peuvent pas vivre ensemble en paix si les principes de base de l'idéologie qui les gouverne consistent à croire que sa propre nation ne peut assurer que par la force sa place dans le concert des nations.

          On ne peut nier que le fascisme et les mouvements similaires cherchant à mettre en place des dictatures sont remplis des meilleures intentions et que leur intervention a, pour l'instant, sauvé la civilisation européenne. Le mérite qui en revient au fascisme demeurera éternellement dans l'histoire. Mais bien que sa politique ait apporté provisoirement le salut, elle n'est pas de nature à nous assurer les succès futurs. Le fascisme était une solution d'urgence. Le considérer comme quelque chose de plus serait une erreur fatale.
 

11. Les limites du gouvernement

          Selon la conception libérale, la tâche de l'appareil gouvernemental consiste purement et simplement dans la garantie de la sécurité de la vie et de la santé, de la liberté et de la propriété privée contre toute attaque violente. Tout ce qui va au delà de cette tâche est néfaste. Un gouvernement qui, au lieu de remplir sa tâche, s'efforcerait de porter atteinte à la vie et à la santé, à la liberté et à la propriété serait naturellement tout à fais mauvais.

          Pourtant, comme le dit Jacob Burckhardt, le pouvoir est un mal en soi, quel que soit celui qui l'exerce. Il incite à l'abus. Les princes absolus et les aristocrates autant que les masses régnantes en démocratie n'ont que trop tendance à commettre des excès.

          Le commerce et la production de boissons alcooliques ont été interdits aux États-Unis. D'autres États ne sont pas allés aussi loin, mais presque partout existent encore des restrictions à la vente de l'opium, de la cocaïne et d'autres stupéfiants. On considère généralement qu'il incombe au législateur et à l'administration de protéger l'individu contre lui-même. Même ceux qui d'une manière générale émettent des objections à l'extension de la sphère de l'activité gouvernementale tiennent qu'il est tout à fait juste que la liberté de l'individu soit, à cet égard, limitée, et ils considèrent que seul un dogmatisme aveugle pourrait se prononcer contre de telles interdictions. L'approbation que trouvent ces interventions des pouvoirs publics dans la vie de l'individu est tellement générale que les adversaires par principe du libéralisme arguent volontiers que ces interventions sont indiscutablement justifiées par la nécessité de telles interdiction, et ils en concluent qu'une liberté totale est néfaste et qu'il est nécessaire que l'autorité de tutelle impose certaines limites à l'individu. Aussi la question ne devrait pas être de savoir si les pouvoirs publics doivent imposer des limites à l'individu mais seulement jusqu'où ils doivent aller dans cette limitation.

          Que tous ces stupéfiants soient nocifs, nous en convenons sans perdre un mot. Nous n'avons pas à débattre ici de la question de savoir si même de faibles quantités d'alcool sont nuisibles ou si seul l'abus des boissons alcooliques nuit à la santé. Il ne fait pas de doute que l'alcoolisme, la cocaïnomanie et la morphinomanie sont de terribles ennemis de la vie et de la santé de l'homme, de sa capacité de travailler et de jouir. C'est pourquoi on leur a donné le nom de vices. Mais il n'est pas pour autant prouvé que les pouvoirs publics doivent intervenir dans la répression de ces vices par des interdictions. Il n'est ni établi de façon évidente que l'intervention des pouvoirs publics soit propre à réprimer réellement ces vices ni que, même si ce résultat pouvait être atteint, d'autres dangers ne surgiraient pas qui ne seraient pas moins graves que l'alcoolisme et la morphinomanie.

          Ce n'est pas parce que l'État n'interdit pas la production et le commerce de ces poisons que celui qui est persuadé de la nocivité de ces derniers serait empêché d'observer la sobriété et la mesure. La question est seulement de savoir si ceux qui sont convaincus de la nocivité de ces stupéfiants doivent ou non, par des mesures autoritaires, en rendre la consommation impossible à ceux qui ne sont pas de leur avis ou qui n'ont pas assez d'énergie pour mener une vie de sobriété et de modération. Cette question ne doit pas être traitée exclusivement eu égard aux calamités qui ont nom alcoolisme, morphinomanie, cocaïnomanie, etc., et qui sont reconnues comme telles par toutes les personnes raisonnables. En effet, si le droit est accordé à la majorité des citoyens de prescrire à une minorité comment elle doit vivre, il n'est pas possible de s'arrêter à la consommation de l'alcool, de la morphine, de l'opium, de la cocaïne et autres poisons. Pourquoi ce qui vaut pour ces poisons ne vaudrait-il pas aussi pour la nicotine, la caféine et autres poisons? Pourquoi, d'une manière plus générale, l'État ne prescrirait-il pas les mets que nous avons le droit de consommer et ceux que nous devons éviter en raison de leur nocivité? Dans le domaine du sport aussi, beaucoup se dépensent au-delà de leurs forces. Pourquoi l'État n'interviendrait-il pas là aussi? Il est très peu d'hommes qui sachent observer la mesure dans leur vie sexuelle et il est particulièrement dur aux personnes qui vieillissent d'admettre qu'il leur faudra, dans ce domaine, faire une fin ou au moins se modérer. L'État devrait-il intervenir ici encore? Encore plus nocive que tous ces poisons, diront beaucoup, est la lecture des mauvais écrits. Doit-on permettre à une presse spéculant sur les instincts les plus bas de l'homme de corrompre l'âme? Ne doit-on pas empêcher l'exposition d'images indécentes, la représentation de pièces de théâtres ordurières, bref tout ce qui incite à l'immoralité? Et le fait de répandre de fausses doctrines sur la vie sociale des hommes et des peuples n'est-il pas également nuisible? Doit-on tolérer que des hommes excitent à la guerre civile et à la guerre étrangère? Et doit-on permettre que le respect de Dieu et de l'Église soit miné par des écrits et des discours scandaleux? Nous voyons que dès que nous abandonnons le principe de la non intervention de l'appareil étatique dans toutes les questions qui concernent la conservation de la vie de l'individu, nous aboutissons à régler et à limiter la vie jusque dans les plus petits détails. La liberté personnelle de l'individu est supprimée et celui-ci devient l'esclave de la communauté, le valet de la majorité. On n'a guère besoin d'imaginer le mauvais usage que les hommes au pouvoir mal intentionnés peuvent faire de telles prérogatives. Leur maniement animé des meilleures intentions changerait déjà le monde en un cimetière de l'esprit. Tout progrès de l'humanité s'est toujours accompli ainsi: tout d'abord une petite minorité s'est écartée des idées et des coutumes de la majorité, puis son exemple pousse finalement les autres à adopter les innovations. Si l'on donne à la majorité le droit de prescrire à la minorité ce qu'elle doit penser, lire et faire, on s'interdit à tout jamais tout progrès.

          Que l'on n'objecte pas que le combat contre la morphinomanie et le combat contre les « mauvais » écrits sont des choses très différentes. La différence consiste seulement en ce sens que l'une des interdictions trouve aussi l'approbation de ceux qui ne veulent pas admettre l'autre. Les méthodistes et les fondamentalistes ont, aussitôt après la prohibition de l'alcool aux États-Unis, engagé la lutte en vue d'étouffer l'histoire de l'évolution, et ils réussirent, dans certains États de l'Union, à exclure des études le darwinisme. En Russie soviétique, toute libre manifestation d'une opinion est interdite. Qu'un livre soit ou non autorisé, cela dépend de l'appréciation d'un certain nombre de fanatiques sans éducation, chargés de la direction du service compétent de l'appareil gouvernemental.

          La propension de nos contemporains à demander, dès que quelque chose ne leur convient pas, que le gouvernement prenne des mesures d'interdiction, et la passivité qu'ils montrent en se soumettant à de tels interdits alors qu'ils ne sont pas du tout d'accord sur leur contenu attestent que la mentalité de valet est encore profondément enracinée en eux. Il faudra de longues années d'éducation pour que le sujet devienne un citoyen. Un homme libre doit pouvoir supposer que ses semblables agissent et vivent d'une façon différentes de celle qu'il estime être la bonne, et il doit perdre l'habitude d'appeler la police dès que quelque chose ne lui convient pas.
 

12. La tolérance

          Le libéralisme se fonde absolument sur la vie terrestre. Le royaume de la religion, en revanche, n'est pas de ce monde. Libéralisme et religion pourraient donc coexister sans que leurs sphères se touchent. Que des conflits aient pourtant pu surgir entre les deux, la faute n'en revient pas au libéralisme. Celui-ci n'est pas sorti de sa sphère, il n'a pas empiété sur le domaine religieux et philosophique. Mais il a trouve devant lui l'Église puissance politique, qui non seulement émettait la prétention de régler les rapports de l'homme avec l'au-delà mais encore de régler les problèmes terrestres comme bon lui semblait. Un différend en résulta qu'il fallait vider.

          La victoire que le libéralisme a remportée dans ce combat fut telle que force fut à l'Église d'abandonner à jamais les prétentions qu'elle avait émises avec insistance depuis des millénaires. Bûchers pour les hérétiques, persécutions, tribunaux de la foi, guerres de religion appartiennent aujourd'hui à l'histoire. Personne ne peut plus comprendre qu'on ait traîné devant des tribunaux, qu'on ait enfermé, martyrisé, brûlé des gens paisibles qui, à l'intérieur de leurs quatre murs, faisaient leur prière de la façon qui leur semblait correcte. Mais si l'on n'allume plus de bûchers de nos jours ad majorem Dei gloriam, il existe encore suffisamment d'intolérance.

          Mais le libéralisme dit être intolérant à l'égard de toute intolérance quelle qu'elle soit. Lorsqu'on voit dans la collaboration pacifique de tous les hommes le but de l'évolution sociale, on ne peut admettre que la paix soit troublée par les prêtres et les zélotes. Le libéralisme proclame la tolérance pour toute croyance et toute conception philosophique, non par indifférence à l'égard de ces choses que se trouvent sur un plan « plus élevé », mais parce qu'il est persuadé que l'assurance de la paix à l'intérieur de la société doit primer toute autre chose. Et c'est parce qu'il exige la tolérance pour toutes les opinions, toutes les Églises et toutes les sectes qu'il doit les ramener toutes dans leurs limites lorsqu'elles se montrent intolérantes. Il n'y a pas place, dans un ordre social reposant sur une coopération pacifique, pour la revendication des Églises de s'attribuer l'enseignement et l'éducation de la jeunesse. Tout doit rester permis aux Églises, de ce que leurs fidèles leur concèdent de leur propre vouloir; rien ne doit leur être permis au regard des personnes qui ne veulent avoir affaire à elles.

          On ne peut guère comprendre comment ces principes peuvent valoir au libéralisme des ennemis parmi les fidèles de l'Église. Si ces principes empêchent cette dernière de faire des prosélytes de vive force ou en s'aidant du pouvoir que l'appareil politique met à sa disposition, ils la protègent pourtant d'autre part contre une propagande coercitive de même genre venant d'autres églises et sectes. Ce que le libéralisme prend d'un côté à l'Église, il le lui restitue de l'autre. Le croyant zélé doit lui aussi reconnaître que le libéralisme ne s'accapare rien de ce qui est du domaine de la foi.

          Les Églises et sectes, qui, là où elles ont la suprématie, ne cessent de persécuter ceux qui pensent autrement qu'elles, réclament, lorsqu'elles se voient en minorité, qu'on ait pour le moins de la tolérance à leur égard. Mais cette revendication n'a rien de commun avec la tolérance telle que l'exige le libéralisme. Celui-ci revendique la tolérance par principe et non par opportunité. Il la revendique aussi pour les doctrines manifestement insensées, pour les croyances extravagantes et pour les superstitions puériles. Il revendique la tolérance pour les théories et les opinions qu'il considère comme préjudiciables et dangereuses pour la société, pour des tendances qu'il ne se lasse pas de combattre. Car ce qui le porte à exiger et à préserver la tolérance, ce n'est pas un égard pour le contenu des théories à tolérer mais la connaissance du fait que seule la tolérance peut créer et maintenir l'état de paix dans la société, sans lequel l'humanité serait retombée dans l'inculture et la pauvreté des temps révolus.

          C'est avec les armes de l'esprit et non avec celles de la force brutale et de l'oppression que le libéralisme combat la stupidité, l'absurdité, l'erreur et l'esprit du mal.
 

13. L'État et le comportement antisocial

          L'État est un appareil de coercition et d'oppression. Ceci est vrai aussi bien de l'« État-veilleur-de-nuit » que de tout État différemment structuré, tout particulièrement de l'État socialiste. L'État n'est que coercition, il ne peut que recourir à la force. Réprimer le comportement nuisible au maintien de l'ordre social est l'alpha et l'oméga de toute activité étatique: à cela s'ajoute, dans l'État socialiste, le droit de disposer des moyens de production.

          La froide logique des Romains a exprimé symboliquement cet état de fait en prenant pour emblème de l'État les faisceaux, c'est-à-dire la hache entourée de verges liées. Un mysticisme abstrus, qui s'est donné le nom de philosophie, a, dans les temps modernes, fait de son mieux pour obscurcir cet état de choses. Pour Schelling, l'État est l'image directe et visible de la vie absolue, une étape de la manifestation de l'absolu, de l'âme du monde. Il n'existe que pour son propre bien et son activité ne consiste qu'à maintenir la substance en tant que forme de son existence. Pour Hegel la raison absolue se manifeste dans l'État, c'est en lui que l'esprit objectif se réalise. Il est l'esprit moral qui s'est développé en une réalité organique, la réalité et l'idée morale en tant que volonté substantielle manifeste, intelligible à elle-même. Les épigones de la philosophie idéaliste surpassèrent encore leurs maîtres dans leur déification et leur adoration de l'État. Il va sans dire qu'on ne s'approche pas non plus de la vérité lorsque, ravi par ces théories et d'autres de même nature, on nomme l'État, avec Nietzsche, le plus froid de tous les monstres. L'État n'est ni froid ni chaud car il est une notion abstraite au nom de laquelle des hommes vivants – les organes de l'État, le gouvernement – agissent. Toute activité gouvernementale est une action humaine, un mal qui vient des hommes et qui est infligé aux hommes. Le but – qui est la conservation de la société – justifie l'action des organes de l'État, mais les maux infligés n'en sont pas moins éprouvés comme tels par ceux qui en souffrent.

          Le dommage que l'homme cause à son semblable fait du tort à celui qui en est frappé et à celui qui l'inflige. Rien ne corrompt autant que le fait d'être le bras de la loi, que de faire souffrir des hommes. Le sujet reçoit en partage la peur, la servilité et la basse complaisance; pourtant l'orgueil, l'arrogance et l'autojustification du souverain et de ses bourreaux ne valent pas mieux.

          Le libéralisme essaie de désintoxiquer les rapports du fonctionnaire et du citoyen. Il n'imite naturellement pas les romantiques qui, non contents de prendre la défense du comportement antisocial de celui qui enfreint la loi, accusent en outre non seulement les juges et la police mais l'ordre social en tant que tel. Le libéralisme ne veut et ne peut nier que l'autorité publique et la justice soient des institutions dont la société ne pourra jamais et en aucun cas se passer. La peine à infliger ne devra viser selon lui qu'une fin, celle d'écarter autant que possible tout comportement qui mettrait la société en péril. La peine ne doit pas se traduire en vengeance et en représailles. Le malfaiteur doit être remis entre les mains de la justice mais non à la haine et au sadisme des juges, des policiers et de la foule toujours prête à lyncher.

          Ce qu'il y a de pire en tout pouvoir coercitif qui, à titre de justification, se réclame de l'« État », c'est qu'à cause de l'appui qu'il reçoit en fin de compte nécessairement de la majorité il s'oppose à tout ce qui porte en germe du nouveau. La société humaine ne peut se passer de l'organisation politique, mais tout progrès de l'humanité a dû s'imposer de haute lutte contre l'État et son pouvoir coercitif. Il n'est pas étonnant que tous ceux qui ont apporté du nouveau à l'humanité aient eu une attitude réticente à l'égard de l'État et des lois. Les incorrigibles mystiques et adorateurs de l'État peuvent se formaliser de cette attitude: les libéraux la comprendront même s'ils ne peuvent l'approuver. Tout libéral doit pourtant s'opposer à ce que, dans une répulsion compréhensible à l'égard de tout ce qui est prison et police et par une présomption exagéré, on proclame le droit de l'individu de s'insurger contre l'État. Résister par la force à l'autorité publique est le dernier moyen dont dispose la minorité pour mettre fin à l'oppression à laquelle la majorité la soumet. La minorité qui veut faire triompher ses idées doit tendre à devenir la majorité en usant du pouvoir de ses moyens intellectuels. L'État doit être organisé de telle sorte que l'individu puisse avoir le champ libre dans le cadre de ses lois. Le citoyen qui pense autrement que les représentants de l'appareil politique ne doit pas être gêné au point de n'avoir plus que le choix entre sa propre ruine ou la destruction de l'appareil politique.
 

 

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