Il
existe certes une secte qui pense que l'on pourrait renoncer
sans danger à tout ordre reposant sur la contrainte et
construire entièrement la société sur l'observance spontanée
des lois morales. Les anarchistes tiennent l'État, l'ordre
juridique et le gouvernement pour des institutions
superflues dans un ordre social vraiment au service du bien
de tous et non des intérêts particuliers de quelques
privilégiés. D'après eux, seul le fait que notre ordre
social soit axé sur la propriété privée des moyens de
production rend nécessaire un recours à la contrainte et à
la force, afin d'assurer la protection de cet ordre social.
tandis que si l'on supprimait la propriété individuelle,
chacun sans exception observerait spontanément les règles
qu'exige la collaboration sociale.
Nous avons déjà dit que
cette conception est erronée pour ce qui concerne le
caractère de la propriété individuelle des moyens de
production. Mais c'est aussi, à juste titre, que toute forme
de coopération humaine exige, dans une société où règne la
division du travail, l'observance des règles dont l'individu
ne s'accommode pas toujours facilement du fait qu'elles lui
imposent un sacrifice qu'il ressent dans l'instant bien
qu'il ne soit que provisoire. Mais l'anarchiste fait erreur
en supposant que tous sans exception sont enclins à observer
spontanément ces règles. Il est des malades de l'estomac qui
savent très bien que l'absorption de certains mets leur
causera presque aussitôt des douleurs quasi intolérables,
mais qui n'en sont pas moins incapables de renoncer au
plaisir alléchant de ce menu. Peut-on admettre sans tomber
dans une complète absurdité que chaque individu fera montre,
dans la société anarchique, de plus de prévoyance et de plus
d'énergie, alors que pourtant les rapports de la vie sociale
ne sont pas aussi faciles à déceler que l'effet
physiologique d'un repas et alors que les conséquences ne se
font pas sentir aussi vite et surtout aussi intensément pour
le malfaiteur lui-même? Pourrait-on vraiment exclure qu'un
individu, dans une société anarchique, provoque un incendie
en jetant négligemment une allumette ou qu'il fasse du mal à
son prochain par colère, jalousie ou vengeance? L'anarchisme
méconnaît la vraie nature de l'homme; il ne pourrait être
réalisé que dans un monde fait d'anges et de saints.
Le libéralisme n'est pas
l'anarchisme; il n'a absolument rien de commun avec ce
dernier. Il se rend parfaitement compte que sans recours à
la contrainte, l'existence de la société serait mise en
péril, et que derrière les règles qu'il importe d'observer
pour assurer la coopération pacifique des hommes, doit se
tenir la menace de la force afin que nul ne puisse détruire
l'édifice social. On doit être en mesure d'assurer par la
force de la contrainte le respect des règles de la vie en
société pour quiconque ne veut pas respecter la vie, la
santé ou la liberté personnelle des autres, ou la propriété
privée. Telles sont les tâches que la doctrine libérale
assigne à l'État: protection de la propriété, de la liberté
et de la paix.
Le socialiste allemand
Ferdinand Lassalle a tenté de ridiculiser la limitation des
tâches du gouvernement à cette protection en donnant à
l'État d'inspiration libérale le nom d'« État-veilleur de
nuit ». On ne voit pourtant pas pourquoi l'« État-veilleur
de nuit » serait plus ridicule qu'un État s'occupant de la
préparation de la choucroute, de la fabrication des boutons
de culotte ou de l'édition de journaux. Pour comprendre
l'effet qu'eut en Allemagne la plaisanterie de Lassalle, il
faut se représenter que les Allemands du temps de Lassalle
n'avaient pas encore oublié le despotisme princier, et son
État-qui-se-mêlait-de-tout, et qu'ils étaient sous l'empire
de la philosophie hégélienne, qui avait proclamé l'État
Dieu. Lorsque, avec Hegel, on considérait l'État comme la « substance morale consciente de soi », comme « le général en
soi et pour soi, le raisonnable de la volonté », on ne
pouvait pas ne pas considérer comme un blasphème le fait que
quelqu'un veuille limiter les tâches de l'État au service de
veilleur de nuit.
Ceci peut faire
comprendre comment on en vint à reprocher au libéralisme son
hostilité ou sa haine à l'égard de l'État. Si je doute de
l'opportunité d'assigner au gouvernement la tâche
d'exploiter les chemins de fer, les auberges et restaurants
ou les mines, ne suis pas un « ennemi de l'État ». Pas plus
que je ne mériterais le qualificatif d'ennemi de l'acide
sulfurique si j'osais prétendre que celui-ci, pour utile
qu'il soit à divers usages, est impropre à la consommation
et au nettoyage des mains.
Il est erroné de définir
ainsi la position du libéralisme vis-à-vis de l'État en ce
sens qu'il veut limiter le domaine de l'activité de ce
dernier et tenir en exécration son activité en matière
économique. Il n'en est absolument rien. La position du
libéralisme à l'égard du problème des tâches de l'État
découle de son attitude en faveur de la propriété privée des
moyens de production. Il est évident que si l'on opte pour
la propriété privée des moyens de production on ne peut se
prononcer en faveur de la propriété collective, c'est-à-dire
que ce soit le gouvernement et non les propriétaires
individuels qui disposent des moyens de production. Exiger
que ceux-ci appartiennent à des particuliers, c'est déjà
circonscrire fortement les tâches imparties à l'État.
Les socialistes ont
parfois l'habitude de reprocher au libéralisme son manque de
conséquence. Il est, selon eux, illogique de limiter
l'activité gouvernementale en matière économique à la seule
protection de la propriété. À moins que l'on ne prévoie dès
l'abord la neutralité intégrale de l'État, on ne voit pas,
en déduisent les socialistes, pourquoi son intervention
devrait se cantonner à la protection de la propriété. Cette
déduction n'aurait un sens que si le libéralisme, par une
profonde aversion à l'égard de toute activité de l'État,
s'opposait à ce que, en matière économique, le gouvernement
étende son action au-delà de la protection de la propriété.
Mais tel n'est pas du tous le cas. Le libéralisme ne refuse
l'extension des activités de l'État que parce que cette
extension reviendrait en fait à une suppression de la
propriété privée des moyens de production. C'est dans la
propriété privée que le libéral voit le principe
d'organisation le plus approprié à la vie sociale.
Le libéralisme est donc très loin de contester la nécessité
d'un appareil étatique, d'un ordre juridique et d'un
gouvernement. C'est faire preuve d'une grave incompréhension
que d'établir des liens entre le libéralisme et les idées de
l'anarchisme. L'association qui se forme entre les hommes et
l'État est, pour le libéral, une nécessité absolue car c'est
à l'État qu'incombent les tâches d'une extrême importance:
protection de la propriété privée et de la paix qui seule
permet à la propriété privée de produire tous ses effets.
Cette optique dit assez
comment un État conforme à l'idéal des libéraux doit être
organisé. Il doit non seulement pouvoir protéger la
propriété privée mais encore faire en sorte que la guerre,
ou la révolution, ne vienne pas troubler le cours paisible
du développement.
Il est une idée qui date
de la période pré-libérale et qui hante encore bien des
cerveaux, c'est celle qui attribue à l'exercice du pouvoir
gouvernemental un caractère très marqué de noblesse et de
dignité. Les représentants de la fonction publique
jouissaient tout récemment en Allemagne, et y jouissent
encore aujourd'hui d'une considération qui a fait de la
profession de serviteurs de l'État la plus appréciée de
toutes. La considération dont jouit dans la société un
assesseur ou un lieutenant dépasse de loin celle qu'on
accorde à un commerçant ou à un avoué ayant derrière lui
toute une vie d'honneur et de travail. Les écrivains,
savants et artistes allemands dont le renom et la gloire se
sont répandus bien au-delà des frontières nationales, ne
jouissaient, dans leur patrie, que du respect qui
correspondait à leur rang souvent subalterne dans la
hiérarchie bureaucratique. Il n'est point de raison valable
à cette surestimation de l'activité déployée par les
autorités dans leur cabinet de travail. C'est là un atavisme
qui vient du temps où le citoyen devait craindre le prince
et ses valets parce qu'il pouvait être à tout instant pillé
par eux. Il n'est pas en soi plus beau, plus noble ou plus
honorable de passer ses journées dans un bureau
gouvernemental à régler des dossiers que de travailler dans
la salle de dessin d'une fabrique de machines. Le percepteur
des impôts n'a pas une fonction plus noble que ceux qui
s'emploient à créer directement la richesse dont une partie
est absorbée sous forme d'impôts pour faire face aux
dépenses de l'appareil gouvernemental.
C'est sur cette idée
d'une particulière distinction et dignité de l'activité
gouvernementale qu'est construite la théorie
pseudo-démocratique de l'administration. Cette doctrine
tient qu'il est indigne de se laisser gouverner par les
autres. Son idéal est, partant, une constitution dans
laquelle le peuple tout entier régit et administre. Il va
sans dire que cela n'a jamais existé, ne peut pas exister et
n'existera jamais, pas même dans un petit État. On a cru
voir la réalisation de cet idéal dans les cités-États de
l'antiquité et dans les petits cantons des montagnes
suisses. C'est aussi une erreur. Seule une partie de la
population, les citoyens libres, participait, en Grèce, au
gouvernement; les métèques et les esclaves n'y prenaient
aucune part. Dans les cantons suisses, certaines affaires de
caractère purement local sont réglées dans la forme
constitutionnelle de la démocratie directe, mais c'est la
Confédération, dont le gouvernement ne correspond absolument
pas à l'idéal de la démocratie directe, qui règle toutes les
questions dépassant le domaine étroit de la région.
Il n'est pas du tout
indigne d'un homme de se laisser gouverner par d'autres. Le
gouvernement et l'administration, le maniement des
ordonnances de polices et autres dispositions exigent aussi
des spécialistes: fonctionnaires et policiers de profession.
Le principe de la division du travail vaut aussi pour les
tâches du gouvernement. On ne peut pas être à la fois
mécanicien-constructeur et policier. Le fait que je ne sois
pas policier ne cause aucun préjudice à ma dignité, à ma
prospérité et à ma liberté. Il n'est pas anti-démocratique
que quelques personnes s'acquittent de la mission d'assurer
la sécurité de tous, pas plus qu'il ne l'est que certains se
chargent pour tous les autres de la production de
chaussures. Dès l'instant où les institutions de l'État sont
démocratiques, il n'y a pas la moindre raison de s'élever
contre les policiers et les fonctionnaires de l'État. Mais
la démocratie est tout autre chose que ce que s'imaginent
les nostalgiques de la démocratie directe.
L'exercice du
gouvernement par une poignée d'hommes – et les gouvernants
se trouvent toujours en minorité par rapport aux gouvernés,
comme le sont les fabricants de chaussures par rapport à
ceux qui les utilisent – s'établit sur le fait que les
gouvernés acceptent la façon dont le gouvernement est
exercé. Ils peuvent considérer que la façon dont on gouverne
n'est qu'un moindre mal ou un mal inévitable, mais ils
doivent voir nécessairement qu'une transformation de l'état
de choses actuel n'a pas de but. Mais du moment que la
majorité des gouvernés est convaincue de la nécessité et de
la possibilité de changer le mode de gouvernement et de
substituer au système ancien et à des personnalités âgées,
un système nouveau et des hommes nouveaux, les jours du
gouvernement ancien sont comptés. La majorité aura le
pouvoir d'imposer par la force ce qu'elle veut, même contre
la volonté de l'ancien gouvernement. Aucun gouvernement ne
peut tenir longtemps s'il n'a pas pour lui l'opinion
publique, si ceux qui sont gouvernés ne le tiennent pas pour
bon. La contrainte à laquelle recourt le gouvernement pour
soumettre les récalcitrants, il ne peut l'utiliser avec
succès que tant que la majorité ne se ligue pas contre lui.
Il est un moyen, dans
toute constitution, de rendre le gouvernement finalement
dépendant de la volonté des gouvernés: la guerre civile, la
révolution, le putsch. Mais c'est précisément ces expédients
que veut éviter le libéralisme. Une progression continue de
l'économie n'est pas possible si des luttes intérieures
entravent sans cesse la marche paisible des affaires. Une
situation politique comme celle qui existait en Angleterre
au temps de la guerre des Deux Roses précipiterait en
quelques années l'Angleterre moderne dans la misère la plus
profonde et la plus épouvantable. Jamais le développement
économique n'aurait atteint le degré actuel si on n'avait
pas réussi à écarter la guerre civile. Une révolution telle
que la révolution française de 1789 a coûté bien des vies
humaines et causé bien des destructions. L'économie moderne
ne pourrait plus supporter de tels ébranlements. La
population d'une grande ville moderne souffrirait
terriblement d'un mouvement révolutionnaire; celui-ci
entraînerait l'arrêt du ravitaillement en produits
alimentaires et en charbon, de la distribution
d'électricité, de gaz et d'eau. La crainte seule d'une telle
calamité pourrait déjà paralyser la vie d'une grande cité.
C'est ici que commence la
fonction sociale de la démocratie. La démocratie, c'est
cette forme de régime d'un État qui, sans combats violents,
permet au gouvernement de se conformer aux désirs des
gouvernés. Lorsque, dans un État démocratique, le
gouvernement n'est plus exercé conformément aux désirs de la
majorité de la population, on n'a pas à recourir à une
guerre civile pour mettre en place des hommes décidés à
oeuvrer dans le sens de la majorité. L'appareil électoral et
le parlementarisme font déjà en sorte que le changement de
gouvernement se passe le mieux du monde, sans recourir à la
force et sans effusion de sang.
9. Critique de la théorie de la
force |
Les champions de la démocratie du XVIIIe siècle arguaient en
sa faveur que seuls sont moralement corrompus, peu
raisonnables et pervers les princes et les ministres. Le
peuple, en revanche, serait parfaitement bon, pur et noble,
et il aurait aussi le don de toujours reconnaître et faire
ce qui est équitable. Tout cela, est-il besoin de le dire,
est absurde, aussi absurde que l'adulation du courtisan
parant son prince de toutes les nobles qualités. Le peuple
est la somme des citoyens et citoyennes, et si chaque
individu ne fait preuve d'aucune sagesse et d'aucune
noblesse, tous ensemble n'en montreront pas davantage.
L'humanité est entrée
dans l'ère de la démocratie avec de tels espoirs qu'il n'est
pas étonnant qu'une désillusion se soit bientôt fait sentir.
On découvrit sans peine que la démocratie commettait au
moins autant d'erreurs que n'en avaient commises les
monarques e les aristocrates. Les comparaisons que l'on
établit entre les hommes que la démocratie plaçait à la tête
du gouvernement et ceux que les empereurs et les rois
avaient, de leur seule autorité, appelés au pouvoir
n'étaient guère en faveur des nouveaux maîtres. Le Français
dit que le ridicule tue. Or la démocratie se rendit bientôt
partout ridicule par ses hommes d'État. Ceux de l'Ancien
Régime avaient montré une certaine noblesse dans leur
comportement. Les nouveaux qui les remplacèrent, se
rendirent méprisables par leur conduite. Rien n'a, en
Allemagne et en Autriche, nui davantage à la démocratie que
la stérile suffisance et la vanité sottement impertinente
des chefs de la social-démocratie, qui, après la chute de
l'Empire, accédèrent au pouvoir.
C'est pourquoi partout où
la démocratie avait prix les rênes, une doctrine apparut
bientôt qui rejetait radicalement cette structure de
gouvernement. Laisser gouverner la majorité n'avait,
prétendait-on, aucun sens, et seuls les meilleurs,
fussent-ils dans la minorité, devaient régner. Ceci semble
si limpide et si évident que les partisans des mouvements
anti-démocratiques de toutes tendances ne font que
s'accroître. Plus les hommes que la démocratie avait mis à
la tête se montraient méprisables, plus le nombre des
ennemis de la démocratie augmenta.
Et pourtant la doctrine
anti-démocratique commet de graves erreurs de jugement. Que
veut dire en effet: le meilleur ou les meilleurs? La
république polonaise s'est donné comme chef un pianiste
virtuose parce qu'elle le tenait assurément pour le meilleur
Polonais de l'époque. Mais les qualités que doit posséder un
chef d'État sont bien différentes de celles d'un musicien.
On ne peut donner à l'expression « le meilleur », qu'emploie
l'adversaire de la démocratie, que la signification
suivante: l'homme ou les hommes qui sont les plus aptes à la
conduite du gouvernement, qu'ils connaissent peu ou prou de
la musique. Mais la question politique se pose alors
immédiatement: quel est le plus apte? Disraeli était-il le
plus apte, ou Gladstone? Pour le tory c'était Disraeli, pour
le whig Gladstone. Qui doit en décider, si ce n'est la
majorité?
Et nous en arrivons au
point déterminant de toutes les doctrines anti-démocratiques
– qu'elles viennent des descendants de l'ancienne
aristocratie, ou des partisans des princes héréditaires, ou
des syndicalistes bolchevistes et socialistes – la doctrine
de la force. La doctrine anti-démocratique affirme le droit
pour une minorité de dominer par la force l'État et la
majorité. Sa justification morale réside, prétend-on, dans
la force de s'emparer du pouvoir. On reconnaît les
meilleurs, c'est-à-dire ceux qui seuls ont vocation à régner
et à commander, à leur aptitude de s'imposer en maîtres à la
majorité. Ici, la doctrine de l'Action Française coïncide
avec celle des syndicalistes, la doctrine de Ludendorff et
de Hitler avec celle de Lénine et de Trotski.
On peut faire valoir bien
des arguments pour et contre ces théories. Chacun les
appréciera différemment selon ses convictions philosophiques
et religieuses; donc en principe par des arguments qui ne
permettent guère d'arriver à un accord. Il n'est pas
question de les exposer et de les expliquer ici, car ils ne
départageront pas les esprits. Il n'est, en faveur de la
démocratie, qu'un argument fondamental, que nous proposons
d'exposer.
Si tout groupe qui croit
pouvoir, par la force, s'imposer en maître de tous les
autres s'arrogeait le droit de tenter l'entreprise, il
faudrait s'attendre à une série ininterrompue de guerres
civiles. Mais une telle situation est inconciliable avec
l'état de division du travail actuel. L'économie moderne,
fondée sur la division du travail, ne peut se maintenir que
dans un régime de paix continuelle. Si nous devions nous
apprêter à l'éventualité d'une guerre civile incessante et
de luttes intérieures, il nous faudrait faire rétrograder
suffisamment la division du travail pour qu'au moins chaque
canton, sinon chaque village, approche de l'autarcie
économique, c'est-à-dire qu'il puisse tenir un certain temps
et se nourrir sans être ravitaillé de l'extérieur. Ceci
signifierait une telle régression de la productivité que la
terre ne pourrait plus nourrir qu'une partie de sa
population actuelle. L'idéal anti-démocratique conduit à un
ordre économique comparable à celui du Moyen Âge et de
l'Antiquité. Chaque cité, chaque village, chaque demeure
individuelle même était fortifiée et organisée en vue de la
défense, chaque contrée aussi indépendante que possible des
autres parties du globe pour son ravitaillement en biens.
Le démocrate estime lui
aussi que les meilleurs doivent gouverner. Mais il pense
qu'un homme ou un certain nombre d'hommes prouveront mieux
qu'ils possèdent les qualités requises pour exercer le
pouvoir en réussissant à en persuader leurs concitoyens (qui
ainsi les chargeront spontanément du soin des affaires
publiques) qu'en les contraignant par la force à admettre
leurs prétentions. Quiconque ne réussit pas, par la force de
ses arguments et par la confiance qu'inspire sa personne, à
accéder aux postes de commande ne doit pas se plaindre si
ses concitoyens lui préfèrent d'autres guides.
Il existe
incontestablement une situation où la tentation devient très
forte de s'écarter des principes démocratiques du
libéralisme. Lorsque des hommes éclairés voient que leur
peuple ou tous les peuples du monde se trouvent sur une voie
qui mène à l'abîme, sans être en mesure d'ouvrir les yeux de
leurs concitoyens, l'idée peut leur venir qu'il n'est que
juste et équitable, pour assurer le salut de tous, de se
servir de tout moyen quel qu'il soit, dès lors que ce moyen
est utilisable et conduit au but souhaité. C'est alors que
peut surgir l'idée d'une dictature des meilleurs, d'une
domination coercitive et minoritaire dans l'intérêt de tous,
et il se peut que cette idée ait des partisans. La force
n'est néanmoins jamais un moyen de sortir de ces
difficultés. La tyrannie d'une minorité ne peut jamais avoir
de consistance à moins que la minorité ne réussisse à
persuader la majorité de la nécessité ou du moins de
l'utilité de sa domination. Mais il n'est dans ce cas point
besoin de recourir d'abord à la force pour assurer la
domination de la minorité.
L'histoire fournit des
exemples frappants qui prouvent qu'à la longue même la
politique de répression la plus brutale ne peut maintenir un
gouvernement au pouvoir. Mais nous n'en citerons qu'un, qui
est certes le plus connu. Lorsque les bolchevistes
s'emparèrent du pouvoir en Russie, ils n'étaient qu'une
petite minorité et c'est à peine si leur programme trouva
l'approbation d'une fraction du peuple russe. La grande
masse de ce peuple, en effet, ne voulait rien savoir de la
socialisation de la propriété foncière entre « pauvreté
campagnarde » (comme les bolchevistes appelaient cette
partie de la population rurale). Et ce fut le programme de
la population rurale, et non celui des chefs marxistes, qui
fut exécuté. Lénine et Trotski ont, pour rester au pouvoir,
non seulement approuvé cette réforme agraire, mais ils en
ont fait leur programme propre, qu'ils s'efforcèrent de
défendre contre toutes les attaques de l'intérieur et de
l'extérieur. C'est par ce stratagème que les bolchevistes
ont acquis la confiance de la grande masse de la population.
Depuis l'accomplissement du partage des terres, les
bolchevistes ne gouvernent plus contre la volonté de la
grande masse de la population mais avec son accord et son
appui. Il n'y eut pour eux que deux possibilités: renoncer
ou bien à leur programme ou bien au pouvoir. Ils ont choisi
la première solution et conservèrent les rênes. La troisième
solution, imposer leur programme par la force et contre la
volonté de la grande masse, n'existait absolument pas. À
l'instar de toute minorité fermement décidée et bien menée,
les bolchevistes pouvaient, certes, arracher par la force le
pouvoir et le conserver pendant une courte période; à la
longue, cependant, ils n'auraient pu mieux le garder que
toute autre minorité. Les différentes tentatives « blanches » ont toutes échoué parce qu'elles avaient contre elles la
masse du peuple russe. Néanmoins, en supposant qu'elles
aient réussi, les vainqueurs auraient dû tenir compte eux
aussi du désir de la plus grande partie du peuple russe. Ils
auraient été dans l'impossibilité de revenir sur le partage
des terres et de restituer aux propriétaires ce qui leur
avait été ravi.
Seul un groupe qui peut
compter sur l'approbation des gouvernés est en mesure
d'instituer un régime gouvernemental durable. Quiconque veut
voir le monde gouverné à son idée doit tendre à s'assurer la
domination des esprits. Il est impossible de soumettre
longtemps les hommes à un système qu'ils repoussent de toute
leur volonté. Celui qui essaie de le faire par la force
échouera finalement, et, par les luttes que son entreprise
suscite, causera plus de mal que ne peut en faire un
gouvernement qui, aussi mauvais soit-il, s'appuie sur
l'approbation des gouvernés. On ne peut rendre les hommes
heureux contre leur gré.
Si le libéralisme n'a jamais nulle part été totalement
accepté, son succès au XIXe siècle fut néanmoins si grand
que certains de ses principes les plus importants ne
faisaient plus l'objet de débats. Avant 1914, même les
ennemis les plus opiniâtres et les plus acharnés du
libéralisme avaient fini par ne plus remettre en cause de
nombreux principes libéraux. Même en Russie, où seuls
quelques faibles rayons du libéralisme avaient pu pénétrer,
les partisans du despotisme tsariste, lorsqu'ils
persécutaient leurs adversaires, prenaient en considération
les idées libérales de l'Europe. Et durant la [Première]
Guerre mondiale, les partis bellicistes des nations en
guerre devaient encore, malgré tout leur zèle, faire preuve
d'une certaine modération dans la lutte contre l'opposition
intérieure.
Ce n'est que lorsque les
sociaux-démocrates marxistes réussirent à l'emporter et à
convaincre les gens que l'âge du libéralisme et du
capitalisme était pour toujours derrière nous, que
disparurent les dernière concessions qu'il semblait encore
nécessaire de faire à l'idéologie libérale. Les partis de la
Troisième Internationale considèrent que tous les moyens
sont bons quand ils semblent promettre de pouvoir les aider
à réaliser leurs fins. Quiconque ne reconnaît pas sans
condition que leur enseignement est le seul convenable et
s'oppose à eux contre vents et marées doit, selon eux,
encourir la peine de mort. Et ils n'hésitent pas à
l'exterminer, lui et toute sa famille, enfants compris,
partout et à chaque fois que cela est physiquement possible.
La revendication ouverte
d'une politique d'annihilation des adversaires et les
meurtres commis pour mener cette politique ont donné
naissance à un mouvement d'opposition. D'un seul coup, les
écailles tombèrent des yeux des ennemis non communistes du
libéralisme. Jusqu'alors, ils avaient cru que l'on devait
respecter certains principes libéraux, même dans un combat
contre un adversaire haïssable. Ils avaient dû, même si
c'était à contrecoeur, renoncer au meurtre et à l'assassinat
en tant que mesures acceptables dans le combat politique.
Ils avaient dû se résigner à de nombreuses limites
concernant la persécution de la presse d'opposition et la
suppression de la liberté d'expression. Et, tout d'un coup,
ils voyaient que des adversaires avaient surgi, ne tenant
aucun compte de toutes ces considérations et pour qui tous
les moyens étaient bons pour défaire un ennemi. Les ennemis
nationalistes et militaristes de la Troisième Internationale
estimèrent avoir été trompés par le libéralisme. Ce dernier,
pensaient-ils, leur avait lié les mains lorsqu'ils avaient
voulu porter un coup fatal aux partis révolutionnaires,
pendant qu'il était encore temps de le faire. Si le
libéralisme ne les en avait pas empêché, ils auraient, selon
eux, tué les mouvements révolutionnaires dans l'oeuf. Les
idées révolutionnaires n'avaient pu prendre racine et
prospérer qu'en raison de la tolérance dont avaient fait
preuve à leur encontre leurs adversaires, leur volonté ayant
été affaiblie par égard pour les principes libéraux qui,
comme le démontrèrent les événements par la suite, était
trop pointilleux. Si l'idée leur était venue il y a quelques
années qu'on avait le droit d'écraser sans merci tout
mouvement révolutionnaire, les victoires remportées par la
Troisième Internationale depuis 1917 n'auraient jamais été
possibles. Car, quand il est question de tirer et de se
battre, les nationalistes et les militaristes pensent être
les tireurs les plus précis et les combattants les plus
habiles.
L'idée fondamentale de
ces mouvements – que l'ont peut en général désigner comme
fascistes, en reprenant le nom du plus important et du plus
discipliné d'entre eux, le mouvement italien – consiste à
proposer d'employer dans la lutte contre la Troisième
Internationale les mêmes méthodes dépourvues de scrupules
que celle-ci utilise contre ses opposants. La Troisième
Internationale cherche à exterminer ses adversaires et leurs
idées de la même manière que l'hygiéniste essaie
d'exterminer un bacille nuisible: elle ne se considère en
aucun cas liée par les termes d'un quelconque contrat
qu'elle aurait pu conclure avec ses adversaires, et estime
légitime n'importe quel crime, n'importe quel mensonge et
n'importe quelle calomnie, quand il s'agit de mener le
combat. Les fascistes, au moins en principe, disent la même
chose. Qu'ils n'aient pas réussi aussi pleinement que les
Russes à se libérer d'un certain respect pour les idées
libérales et les préceptes de la morale traditionnelle, on
ne doit l'attribuer qu'à un seul fait: les fascistes
évoluent dans des nations dont l'héritage intellectuel et
moral de quelques milliers d'années de civilisation ne peut
pas être détruit d'un coup, et non au sein des peuples
barbares peuplant les deux côtés de l'Oural, dont la
relation à la civilisation n'a jamais dépassé celle des
habitants des forêts et des déserts en maraude, habitués à
entreprendre de temps à autre des razzias prédatrices dans
les pays civilisés, à la recherche d'un butin. En raison de
cette différence, le fascisme ne réussira jamais aussi
totalement que le bolchevisme russe à se libérer du pouvoir
des idées libérales. Ce n'est que sous l'impression récente
des meurtres et des atrocités perpétrés par les partisans
des soviétiques que les Allemands et les Italiens purent
oublier les contraintes traditionnelles de la justice et de
la morale et se mirent à entreprendre de sanglantes actions
de représailles. Les actes des fascistes et des autres
partis associés constituaient des réflexes émotionnels
provoqués par l'indignation consécutive aux actions
bolchevistes et communistes. Dès que le premier accès de
colère fut passé, leur politique pris un tour plus modéré et
continuera probablement de plus en plus sur cette voie avec
le temps.
Cette modération est le
résultat des idées libérales traditionnelles, qui continuent
à exercer leur influence sur les fascistes. Mais aussi
grande que soit cette influence, il faut bien comprendre que
la conversion des partis de droite aux tactiques fascistes
montre que la lutte contre le libéralisme a connu un succès
qui, il n'y a encore que peu de temps, n'aurait jamais été
pensable. Beaucoup de gens approuvent les méthodes du
fascisme, même si son programme économique est totalement
antilibéral et sa politique entièrement interventionniste,
parce que le fascisme est loin de pratiquer le
destructionnisme insensé et sans bornes qui a fait des
communistes les ennemis par excellence de la civilisation.
D'autres, parfaitement conscients du mal auquel conduirait
la politique économique fasciste, considèrent le fascisme
comme le moindre mal, comparé au bolchevisme et au
soviétisme. Pour la majorité de ses partisans et admirateurs
déclarés ou secrets, son attrait réside cependant
précisément dans la violence de ses méthodes.
On ne peut, il est vrai,
nier que le seul moyen de résister à de violentes attaques
est d'avoir soi-même recours à la violence. Contre les armes
des bolchevistes, il faut répondre avec d'autres armes, et
ce serait une erreur que de faire montre de faiblesse devant
des meurtriers. Aucun libéral n'a jamais dit le contraire.
Ce qui distingue la tactique libérale de la tactique
fasciste, ce n'est pas une différence en ce qui concerne la
nécessité d'utiliser la force armée pour résister à des
assaillants armés, mais une différence fondamentale quant au
rôle de la violence dans la lutte pour le pouvoir. Le grand
danger que représente le fascisme pour la politique
intérieure réside dans sa foi totale en le pouvoir décisif
de la violence. Afin de s'assurer le succès, il faudrait
être imprégné de la volonté de vaincre et toujours agir
violemment. Tel est le principe directeur du fascisme. Que
se passe-t-il, cependant, si l'adversaire est lui aussi
animé de la volonté de l'emporter, et qu'il agit tout aussi
violemment? Le résultat est une guerre civile. Le vainqueur
final qui sortira de ces combats sera le parti le plus
nombreux. À long terme, une minorité – même composée des
individus les plus capables et les plus énergiques – ne peut
résister à la majorité. La question cruciale reste donc
toujours la même: Comment un parti s'assure-t-il la
majorité? C'est là une question dont la réponse se trouve
uniquement dans la sphère des idées. La victoire ne peut
être obtenue qu'avec les armes de l'intelligence, jamais par
celles de la force. L'élimination de toute opposition par la
pure violence n'est certainement pas le moyen adéquat pour
gagner des partisans à sa cause. Le recours à la force
brutale – c'est-à-dire sans la justifier au moyen
d'arguments intellectuels acceptés par l'opinion publique –
n'amène de nouveaux sympathisants qu'à ceux qu'on essaie de
combattre. Dans une lutte entre la force et une idée, c'est
cette dernière qui finit toujours par l'emporter.
Le fascisme peut
triompher de nos jours parce que l'indignation universelle
suscitée par les infamies commises par les socialistes et
les communistes lui a apporté la sympathie de nombreux
cercles. Mais quand le choc récent des crimes du bolchevisme
sera dissipé, le programme socialiste exercera à nouveau son
pouvoir d'attraction sur les masses. Car le fascisme ne fait
rien pour le combattre en dehors d'écarter les idées
socialistes et de persécuter ceux qui les propagent. S'il
voulait réellement combattre le socialisme, il s'y
opposerait par des idées. Il n'y a cependant qu'une seule
et unique idée que l'on puisse véritablement opposer au
socialisme, à savoir le libéralisme.
On a souvent dit que rien
n'aidait plus une cause que de lui offrir des martyrs. Ce
n'est que partiellement vrai. Ce qui renforce la cause d'une
minorité persécutée, c'est qu'elle soit attaquée par la
force et non par des armes intellectuelles. La répression au
moyen de la force brutale est toujours l'aveu d'une
incapacité à utiliser les armes plus performantes de
l'intelligence – plus performantes car les seules à garantir
le succès final. C'est là que réside l'erreur fondamentale
dont souffre le fascisme et qui le conduira finalement à sa
perte. La victoire du fascisme dans de nombreux pays n'est
qu'un épisode de la longue série des luttes au sujet de la
propriété. Le prochain épisode sera la victoire du
communisme. Le résultat final de cette lutte, toutefois, ne
sera pas décidé par les armes mais par les idées. Ce sont
les idées qui rassemblent les hommes en diverses factions,
qui les poussent à prendre les armes et qui déterminent
contre qui et pour qui utiliser ces armes. En dernière
analyse, ce sont uniquement les idées, pas les armes, qui
font pencher la balance d'un côté ou de l'autre.
Nous n'en dirons pas plus
sur la politique intérieure du fascisme. Il n'est pas
nécessaire de s'appesantir sur le fait que sa politique
étrangère, fondée sur le principe déclaré de la force dans
les relations internationales, ne peut pas manquer de
conduire à une suite sans fin de guerres devant détruire
toute la civilisation moderne. Pour maintenir et accroître
notre niveau de développement économique actuel, il convient
d'assurer la paix entre les nations. Mais celles-ci ne
peuvent pas vivre ensemble en paix si les principes de base
de l'idéologie qui les gouverne consistent à croire que sa
propre nation ne peut assurer que par la force sa place dans
le concert des nations.
On ne peut nier que le
fascisme et les mouvements similaires cherchant à mettre en
place des dictatures sont remplis des meilleures intentions
et que leur intervention a, pour l'instant, sauvé la
civilisation européenne. Le mérite qui en revient au
fascisme demeurera éternellement dans l'histoire. Mais bien
que sa politique ait apporté provisoirement le salut, elle
n'est pas de nature à nous assurer les succès futurs. Le
fascisme était une solution d'urgence. Le considérer comme
quelque chose de plus serait une erreur fatale.
11. Les limites du gouvernement
|
Selon la conception libérale, la tâche de l'appareil
gouvernemental consiste purement et simplement dans la
garantie de la sécurité de la vie et de la santé, de la
liberté et de la propriété privée contre toute attaque
violente. Tout ce qui va au delà de cette tâche est néfaste.
Un gouvernement qui, au lieu de remplir sa tâche,
s'efforcerait de porter atteinte à la vie et à la santé, à
la liberté et à la propriété serait naturellement tout à
fais mauvais.
Pourtant, comme le dit
Jacob Burckhardt, le pouvoir est un mal en soi, quel que
soit celui qui l'exerce. Il incite à l'abus. Les princes
absolus et les aristocrates autant que les masses régnantes
en démocratie n'ont que trop tendance à commettre des excès.
Le commerce et la
production de boissons alcooliques ont été interdits aux
États-Unis. D'autres États ne sont pas allés aussi loin,
mais presque partout existent encore des restrictions à la
vente de l'opium, de la cocaïne et d'autres stupéfiants. On
considère généralement qu'il incombe au législateur et à
l'administration de protéger l'individu contre lui-même.
Même ceux qui d'une manière générale émettent des objections
à l'extension de la sphère de l'activité gouvernementale
tiennent qu'il est tout à fait juste que la liberté de
l'individu soit, à cet égard, limitée, et ils considèrent
que seul un dogmatisme aveugle pourrait se prononcer contre
de telles interdictions. L'approbation que trouvent ces
interventions des pouvoirs publics dans la vie de l'individu
est tellement générale que les adversaires par principe du
libéralisme arguent volontiers que ces interventions sont
indiscutablement justifiées par la nécessité de telles
interdiction, et ils en concluent qu'une liberté totale est
néfaste et qu'il est nécessaire que l'autorité de tutelle
impose certaines limites à l'individu. Aussi la question ne
devrait pas être de savoir si les pouvoirs publics doivent
imposer des limites à l'individu mais seulement jusqu'où ils
doivent aller dans cette limitation.
Que tous ces stupéfiants
soient nocifs, nous en convenons sans perdre un mot. Nous
n'avons pas à débattre ici de la question de savoir si même
de faibles quantités d'alcool sont nuisibles ou si seul
l'abus des boissons alcooliques nuit à la santé. Il ne fait
pas de doute que l'alcoolisme, la cocaïnomanie et la
morphinomanie sont de terribles ennemis de la vie et de la
santé de l'homme, de sa capacité de travailler et de jouir.
C'est pourquoi on leur a donné le nom de vices. Mais il
n'est pas pour autant prouvé que les pouvoirs publics
doivent intervenir dans la répression de ces vices par des
interdictions. Il n'est ni établi de façon évidente que
l'intervention des pouvoirs publics soit propre à réprimer
réellement ces vices ni que, même si ce résultat pouvait
être atteint, d'autres dangers ne surgiraient pas qui ne
seraient pas moins graves que l'alcoolisme et la
morphinomanie.
Ce n'est pas parce que
l'État n'interdit pas la production et le commerce de ces
poisons que celui qui est persuadé de la nocivité de ces
derniers serait empêché d'observer la sobriété et la mesure.
La question est seulement de savoir si ceux qui sont
convaincus de la nocivité de ces stupéfiants doivent ou non,
par des mesures autoritaires, en rendre la consommation
impossible à ceux qui ne sont pas de leur avis ou qui n'ont
pas assez d'énergie pour mener une vie de sobriété et de
modération. Cette question ne doit pas être traitée
exclusivement eu égard aux calamités qui ont nom alcoolisme,
morphinomanie, cocaïnomanie, etc., et qui sont reconnues
comme telles par toutes les personnes raisonnables. En
effet, si le droit est accordé à la majorité des citoyens de
prescrire à une minorité comment elle doit vivre, il n'est
pas possible de s'arrêter à la consommation de l'alcool, de
la morphine, de l'opium, de la cocaïne et autres poisons.
Pourquoi ce qui vaut pour ces poisons ne vaudrait-il pas
aussi pour la nicotine, la caféine et autres poisons?
Pourquoi, d'une manière plus générale, l'État ne
prescrirait-il pas les mets que nous avons le droit de
consommer et ceux que nous devons éviter en raison de leur
nocivité? Dans le domaine du sport aussi, beaucoup se
dépensent au-delà de leurs forces. Pourquoi l'État
n'interviendrait-il pas là aussi? Il est très peu d'hommes
qui sachent observer la mesure dans leur vie sexuelle et il
est particulièrement dur aux personnes qui vieillissent
d'admettre qu'il leur faudra, dans ce domaine, faire une fin
ou au moins se modérer. L'État devrait-il intervenir ici
encore? Encore plus nocive que tous ces poisons, diront
beaucoup, est la lecture des mauvais écrits. Doit-on
permettre à une presse spéculant sur les instincts les plus
bas de l'homme de corrompre l'âme? Ne doit-on pas empêcher
l'exposition d'images indécentes, la représentation de
pièces de théâtres ordurières, bref tout ce qui incite à
l'immoralité? Et le fait de répandre de fausses doctrines
sur la vie sociale des hommes et des peuples n'est-il pas
également nuisible? Doit-on tolérer que des hommes excitent
à la guerre civile et à la guerre étrangère? Et doit-on
permettre que le respect de Dieu et de l'Église soit miné
par des écrits et des discours scandaleux? Nous voyons que
dès que nous abandonnons le principe de la non intervention
de l'appareil étatique dans toutes les questions qui
concernent la conservation de la vie de l'individu, nous
aboutissons à régler et à limiter la vie jusque dans les
plus petits détails. La liberté personnelle de l'individu
est supprimée et celui-ci devient l'esclave de la
communauté, le valet de la majorité. On n'a guère besoin
d'imaginer le mauvais usage que les hommes au pouvoir mal
intentionnés peuvent faire de telles prérogatives. Leur
maniement animé des meilleures intentions changerait déjà le
monde en un cimetière de l'esprit. Tout progrès de
l'humanité s'est toujours accompli ainsi: tout d'abord une
petite minorité s'est écartée des idées et des coutumes de
la majorité, puis son exemple pousse finalement les autres à
adopter les innovations. Si l'on donne à la majorité le
droit de prescrire à la minorité ce qu'elle doit penser,
lire et faire, on s'interdit à tout jamais tout progrès.
Que l'on n'objecte pas
que le combat contre la morphinomanie et le combat contre
les « mauvais » écrits sont des choses très différentes. La
différence consiste seulement en ce sens que l'une des
interdictions trouve aussi l'approbation de ceux qui ne
veulent pas admettre l'autre. Les méthodistes et les
fondamentalistes ont, aussitôt après la prohibition de
l'alcool aux États-Unis, engagé la lutte en vue d'étouffer
l'histoire de l'évolution, et ils réussirent, dans certains
États de l'Union, à exclure des études le darwinisme. En
Russie soviétique, toute libre manifestation d'une opinion
est interdite. Qu'un livre soit ou non autorisé, cela dépend
de l'appréciation d'un certain nombre de fanatiques sans
éducation, chargés de la direction du service compétent de
l'appareil gouvernemental.
La propension de nos
contemporains à demander, dès que quelque chose ne leur
convient pas, que le gouvernement prenne des mesures
d'interdiction, et la passivité qu'ils montrent en se
soumettant à de tels interdits alors qu'ils ne sont pas du
tout d'accord sur leur contenu attestent que la mentalité de
valet est encore profondément enracinée en eux. Il faudra de
longues années d'éducation pour que le sujet devienne un
citoyen. Un homme libre doit pouvoir supposer que ses
semblables agissent et vivent d'une façon différentes de
celle qu'il estime être la bonne, et il doit perdre
l'habitude d'appeler la police dès que quelque chose ne lui
convient pas.
Le libéralisme se fonde absolument sur la vie terrestre. Le
royaume de la religion, en revanche, n'est pas de ce monde.
Libéralisme et religion pourraient donc coexister sans que
leurs sphères se touchent. Que des conflits aient pourtant
pu surgir entre les deux, la faute n'en revient pas au
libéralisme. Celui-ci n'est pas sorti de sa sphère, il n'a
pas empiété sur le domaine religieux et philosophique. Mais
il a trouve devant lui l'Église puissance politique, qui non
seulement émettait la prétention de régler les rapports de
l'homme avec l'au-delà mais encore de régler les problèmes
terrestres comme bon lui semblait. Un différend en résulta
qu'il fallait vider.
La victoire que le
libéralisme a remportée dans ce combat fut telle que force
fut à l'Église d'abandonner à jamais les prétentions qu'elle
avait émises avec insistance depuis des millénaires. Bûchers
pour les hérétiques, persécutions, tribunaux de la foi,
guerres de religion appartiennent aujourd'hui à l'histoire.
Personne ne peut plus comprendre qu'on ait traîné devant des
tribunaux, qu'on ait enfermé, martyrisé, brûlé des gens
paisibles qui, à l'intérieur de leurs quatre murs, faisaient
leur prière de la façon qui leur semblait correcte. Mais si
l'on n'allume plus de bûchers de nos jours ad majorem Dei
gloriam, il existe encore suffisamment d'intolérance.
Mais le libéralisme dit
être intolérant à l'égard de toute intolérance quelle
qu'elle soit. Lorsqu'on voit dans la collaboration pacifique
de tous les hommes le but de l'évolution sociale, on ne peut
admettre que la paix soit troublée par les prêtres et les
zélotes. Le libéralisme proclame la tolérance pour toute
croyance et toute conception philosophique, non par
indifférence à l'égard de ces choses que se trouvent sur un
plan « plus élevé », mais parce qu'il est persuadé que
l'assurance de la paix à l'intérieur de la société doit
primer toute autre chose. Et c'est parce qu'il exige la
tolérance pour toutes les opinions, toutes les Églises et
toutes les sectes qu'il doit les ramener toutes dans leurs
limites lorsqu'elles se montrent intolérantes. Il n'y a pas
place, dans un ordre social reposant sur une coopération
pacifique, pour la revendication des Églises de s'attribuer
l'enseignement et l'éducation de la jeunesse. Tout doit
rester permis aux Églises, de ce que leurs fidèles leur
concèdent de leur propre vouloir; rien ne doit leur être
permis au regard des personnes qui ne veulent avoir affaire
à elles.
On ne peut guère
comprendre comment ces principes peuvent valoir au
libéralisme des ennemis parmi les fidèles de l'Église. Si
ces principes empêchent cette dernière de faire des
prosélytes de vive force ou en s'aidant du pouvoir que
l'appareil politique met à sa disposition, ils la protègent
pourtant d'autre part contre une propagande coercitive de
même genre venant d'autres églises et sectes. Ce que le
libéralisme prend d'un côté à l'Église, il le lui restitue
de l'autre. Le croyant zélé doit lui aussi reconnaître que
le libéralisme ne s'accapare rien de ce qui est du domaine
de la foi.
Les Églises et sectes,
qui, là où elles ont la suprématie, ne cessent de persécuter
ceux qui pensent autrement qu'elles, réclament, lorsqu'elles
se voient en minorité, qu'on ait pour le moins de la
tolérance à leur égard. Mais cette revendication n'a rien de
commun avec la tolérance telle que l'exige le libéralisme.
Celui-ci revendique la tolérance par principe et non par
opportunité. Il la revendique aussi pour les doctrines
manifestement insensées, pour les croyances extravagantes et
pour les superstitions puériles. Il revendique la tolérance
pour les théories et les opinions qu'il considère comme
préjudiciables et dangereuses pour la société, pour des
tendances qu'il ne se lasse pas de combattre. Car ce qui le
porte à exiger et à préserver la tolérance, ce n'est pas un
égard pour le contenu des théories à tolérer mais la
connaissance du fait que seule la tolérance peut créer et
maintenir l'état de paix dans la société, sans lequel
l'humanité serait retombée dans l'inculture et la pauvreté
des temps révolus.
C'est avec les armes de
l'esprit et non avec celles de la force brutale et de
l'oppression que le libéralisme combat la stupidité,
l'absurdité, l'erreur et l'esprit du mal.
13. L'État et le comportement
antisocial |
L'État est un appareil de coercition et d'oppression. Ceci
est vrai aussi bien de l'« État-veilleur-de-nuit » que de
tout État différemment structuré, tout particulièrement de
l'État socialiste. L'État n'est que coercition, il ne peut
que recourir à la force. Réprimer le comportement nuisible
au maintien de l'ordre social est l'alpha et l'oméga de
toute activité étatique: à cela s'ajoute, dans l'État
socialiste, le droit de disposer des moyens de production.
La froide logique des
Romains a exprimé symboliquement cet état de fait en prenant
pour emblème de l'État les faisceaux, c'est-à-dire la hache
entourée de verges liées. Un mysticisme abstrus, qui s'est
donné le nom de philosophie, a, dans les temps modernes,
fait de son mieux pour obscurcir cet état de choses. Pour
Schelling, l'État est l'image directe et visible de la vie
absolue, une étape de la manifestation de l'absolu, de l'âme
du monde. Il n'existe que pour son propre bien et son
activité ne consiste qu'à maintenir la substance en tant que
forme de son existence. Pour Hegel la raison absolue se
manifeste dans l'État, c'est en lui que l'esprit objectif se
réalise. Il est l'esprit moral qui s'est développé en une
réalité organique, la réalité et l'idée morale en tant que
volonté substantielle manifeste, intelligible à elle-même.
Les épigones de la philosophie idéaliste surpassèrent encore
leurs maîtres dans leur déification et leur adoration de
l'État. Il va sans dire qu'on ne s'approche pas non plus de
la vérité lorsque, ravi par ces théories et d'autres de même
nature, on nomme l'État, avec Nietzsche, le plus froid de
tous les monstres. L'État n'est ni froid ni chaud car il est
une notion abstraite au nom de laquelle des hommes vivants –
les organes de l'État, le gouvernement – agissent. Toute
activité gouvernementale est une action humaine, un mal qui
vient des hommes et qui est infligé aux hommes. Le but – qui
est la conservation de la société – justifie l'action des
organes de l'État, mais les maux infligés n'en sont pas
moins éprouvés comme tels par ceux qui en souffrent.
Le dommage que l'homme
cause à son semblable fait du tort à celui qui en est frappé
et à celui qui l'inflige. Rien ne corrompt autant que le
fait d'être le bras de la loi, que de faire souffrir des
hommes. Le sujet reçoit en partage la peur, la servilité et
la basse complaisance; pourtant l'orgueil, l'arrogance et
l'autojustification du souverain et de ses bourreaux ne
valent pas mieux.
Le libéralisme essaie de
désintoxiquer les rapports du fonctionnaire et du citoyen.
Il n'imite naturellement pas les romantiques qui, non
contents de prendre la défense du comportement antisocial de
celui qui enfreint la loi, accusent en outre non seulement
les juges et la police mais l'ordre social en tant que tel.
Le libéralisme ne veut et ne peut nier que l'autorité
publique et la justice soient des institutions dont la
société ne pourra jamais et en aucun cas se passer. La peine
à infliger ne devra viser selon lui qu'une fin, celle
d'écarter autant que possible tout comportement qui mettrait
la société en péril. La peine ne doit pas se traduire en
vengeance et en représailles. Le malfaiteur doit être remis
entre les mains de la justice mais non à la haine et au
sadisme des juges, des policiers et de la foule toujours
prête à lyncher.
Ce qu'il y a de pire en
tout pouvoir coercitif qui, à titre de justification, se
réclame de l'« État », c'est qu'à cause de l'appui qu'il
reçoit en fin de compte nécessairement de la majorité il
s'oppose à tout ce qui porte en germe du nouveau. La société
humaine ne peut se passer de l'organisation politique, mais
tout progrès de l'humanité a dû s'imposer de haute lutte
contre l'État et son pouvoir coercitif. Il n'est pas
étonnant que tous ceux qui ont apporté du nouveau à
l'humanité aient eu une attitude réticente à l'égard de
l'État et des lois. Les incorrigibles mystiques et
adorateurs de l'État peuvent se formaliser de cette
attitude: les libéraux la comprendront même s'ils ne peuvent
l'approuver. Tout libéral doit pourtant s'opposer à ce que,
dans une répulsion compréhensible à l'égard de tout ce qui
est prison et police et par une présomption exagéré, on
proclame le droit de l'individu de s'insurger contre l'État.
Résister par la force à l'autorité publique est le dernier
moyen dont dispose la minorité pour mettre fin à
l'oppression à laquelle la majorité la soumet. La minorité
qui veut faire triompher ses idées doit tendre à devenir la
majorité en usant du pouvoir de ses moyens intellectuels.
L'État doit être organisé de telle sorte que l'individu
puisse avoir le champ libre dans le cadre de ses lois. Le
citoyen qui pense autrement que les représentants de
l'appareil politique ne doit pas être gêné au point de
n'avoir plus que le choix entre sa propre ruine ou la
destruction de l'appareil politique.
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