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2. Les critiques de la
propriété privée |
La vie de l'homme n'est pas toute de bonheur et la terre
n'est pas un paradis. Bien que les institutions sociales ne
soient pas la cause de cet état de fait, on a l'habitude de
les en rendre responsables. Le principe fondamental de notre
civilisation et de toute civilisation humaine est la
propriété privée des moyens de production. Celui qui veut
critiquer la civilisation moderne s'en prend donc à la
propriété privée. Tout ce qui ne plaît pas au critique est
imputé à la propriété privée, et notamment les inconvénients
qui ont précisément leur origine dans le fait qu'on a limité
et rétréci à plus d'un égard cette propriété privée, au
point qu'elle ne peut exercer pleinement son action sociale.
Les choses se passent
habituellement ainsi: le critique imagine combien tout
serait beau si cela dépendait de lui. Il efface en pensée
toute volonté étrangère s'opposant à sa propre volonté et se
pose, ou pose toute autre personne voulant exactement ce
qu'il veut, comme le maître absolu du monde. Quiconque prône
le droit du plus fort se tient lui-même pour le plus fort;
il ne vient jamais à l'idée de qui est partisan de
l'institution de l'esclavage qu'il pourrait être lui-même un
esclave; celui qui exige la contrainte morale l'exige à
l'égard des autres et non à son propre égard; celui qui est
en faveur d'une institution politique oligarchique se compte
lui-même dans l'oligarchie, et celui qui rêve de despotisme
éclairé ou de dictature est assez peu modeste pour
s'imaginer dans le rôle du despote éclairé ou du dictateur
ou du moins pour espérer devenir le despote des despotes ou
le dictateur des dictateurs. De même que personne ne
souhaite être dans la situation du plus faible, de
l'opprimé, du violenté, du privilégié négatif, du sujet ne
possédant aucun droit, personne dans le socialisme ne
souhaite avoir un autre rôle que celui de directeur général
ou d'inspirateur du directeur général. Il n'est en effet
dans la chimère du socialisme, aucune autre existence qui
soit digne d'être vécue.
La littérature a créé,
pour ce raisonnement de rêveur, un schéma fixe dans
l'opposition habituelle entre rentabilité et productivité.
En regard de ce qui se passe dans l'ordre social
capitaliste, on imagine ce qui – conformément au souhait du
critique – s'accomplirait dans l'ordre social socialiste;
tout ce qui s'écarte de cette image idéale est qualifié
d'improductif. Le fait que la rentabilité de l'économie
privée ne coïncide pas avec la productivité de l'économie
nationale a été pendant longtemps considéré comme le
reproche le plus grave à l'encontre du système du
capitalisme. C'est seulement dans ces dernières années qu'on
a pris de plus en plus conscience du fait que dans la
majorité des cas mentionnés ici, la communauté socialiste ne
pourrait pas agir autrement qu'une communauté capitaliste.
Mais même là où la prétendue opposition existe réellement,
il n'y a pas le moindre lieu d'admettre que ce que ferait
l'ordre social socialiste soit absolument correct, et qu'il
faille toujours condamner l'ordre social capitaliste
lorsqu'il s'écarte de cette voie. La notion de productivité
est absolument subjective, et elle ne peut jamais servir de
point de départ à une critique objective.
Il est par conséquent de
peu d'intérêt de s'occuper des creuses médiations de notre
dictateur chimérique; dans sa vision, tous les hommes sont
prêts à exécuter ses ordres scrupuleusement et en toute
obéissance. Mais autre chose est de savoir comment les
choses iraient dans une communauté socialiste vivante et non
pas seulement rêvée. Comme le montrent de simples calculs
statistiques, il est faux de supposer que cette communauté
socialiste pourrait parvenir à une répartition égale du
revenu total, entre tous les membres de la société, telle
que l'obtient chaque année l'économie capitaliste, et qui
assure à chaque individu une existence décente. L'ordre
social socialiste pourrait donc à peine atteindre, par ce
moyen, à une élévation sensible du niveau de vie des masses.
Quand cet ordre social laisse entrevoir la prospérité, voire
même la richesse pour tous, ceci ne peut advenir qu'en
admettant que le travail sera plus productif dans l'ordre
social socialiste que dans l'ordre capitaliste et que
l'ordre social socialiste pourra économiser quantité de
tâches superflues, donc improductives.
Pour ce qui est de ce
deuxième point, on pense à la suppression de tous les frais
résultant de la distribution, de la concurrence et de la
publicité. Il est clair qu'il n'y a pas place, dans une
communauté socialiste, pour de telles dépenses. On ne doit
cependant pas oublier que l'appareil de distribution
socialiste occasionne lui aussi des frais qui ne sont pas de
peu d'importance, qui sont peut-être encore plus élevés que
ceux de l'ordre social capitaliste. Mais dans le jugement
que l'on porte sur l'importance de ces frais, ceci n'est pas
décisif. Le socialiste admet tout bonnement comme allant de
soi que la productivité du travail sera, dans un ordre
social socialiste, au moins la même que dans la société
capitaliste, et il cherche à démontrer qu'elle sera plus
forte. Mais le premier fait n'est pas aussi évident que le
socialisme semble le penser. La quantité des biens produits
dans la société capitaliste n'est pas indépendante de la
manière dont la production s'effectue. Ce qui est d'une
importance prépondérante, c'est le fait qu'à chaque stade de
toute production, l'intérêt particulier des personnes qui y
sont employées est des plus intimement liés au rendement de
la partie du travail qui s'effectue à un moment précis.
C'est seulement parce que chaque travailleur doit tendre ses
forces au maximum (son salaire étant déterminé par le
résultat de son travail) et parce que chaque chef
d'entreprise doit tendre à produire le meilleur marché,
c'est-à-dire en employant moins de capital et moins de main-d'oeuvre que ses concurrents, que l'économie
capitaliste a pu engendrer les richesses dont elle dispose.
C'est voir les choses de la perspective d'une grenouille que
de prendre ombrage des coûts prétendument trop élevés de
l'appareil de distribution capitaliste. Celui qui reproche
au capitalisme sa prodigalité, parce qu'il existe dans les
artères pleines d'animation commerciale plusieurs magasins
de cravates et plus encore de débits de tabac, ne voit pas
que cette organisation de vente n'est que le dernier
achèvement d'un appareil de production qui se porte garant
du rendement du maximum du travail. Tous les progrès de la
production n'ont été obtenus que parce qu'il est inhérent à
cet appareil de faire des progrès incessants. C'est
seulement parce que tous les chefs d'entreprise sont
constamment en concurrence et qu'ils sont impitoyablement
éliminés s'ils ne produisent pas de la manière la plus
rentable que l'amélioration et le développement des méthodes
de production se poursuivent inlassablement. Que cette
incitation disparaisse, et il n'y aura plus aucun rendement
économique dans les méthodes acquises. C'est donc poser la
question à l'envers que de se demander ce que l'on pourrait
économiser par une suppression des frais de publicité. La
réponse à une telle question ne peut faire de doute.
Les hommes ne peuvent
consommer que s'ils travaillent et ils ne peuvent consommer
qu'autant que leur travail leur a rapporté. Et c'est le
trait caractéristique de l'ordre social capitaliste qu'il
transmet cette incitation au travail à chaque membre
individuel de la société, qu'il fait tendre chacun au
rendement le plus élevé d'où, des résultats magnifiques. Ce
rapport immédiat entre le travail de l'individu et ce qui
lui en revient ferait défaut dans l'ordre social socialiste.
L'incitation au travail ne résiderait pas pour l'individu
dans le résultat obtenu par son propre travail mais dans
l'ordre donné par l'autorité de travailler et dans le
sentiment que l'individu a de son devoir. La preuve exacte
de l'impossibilité de cette organisation du travail sera
apportée dans un chapitre ultérieur.
Ce que l'on reproche sans
cesse à l'ordre social socialiste, c'est que les
propriétaires des moyens de production occupent une place
privilégiée. Ils peuvent vivre sans travailler. À considérer
l'ordre social du point de vue individualiste, il faut voir
là une grave lacune du système. Mais celui qui voit les
choses non pas sous l'angle des individus mais sous celui de
la généralité s'aperçoit que les possédants ne peuvent
conserver leur position favorable qu'à la condition de
rendre à la société un service indispensable. Le
propriétaire ne peut conserver sa situation privilégiée
qu'en utilisant les moyens de production au mieux de la
société. S'il ne le fait pas – s'il dispose mal de ce qu'il
possède – il subit des pertes, et, s'il ne ravise pas à
temps en changeant ses méthodes, il sera bientôt chassé de
sa position avantageuse. Il cesse d'être propriétaire tandis
que d'autres ayant les qualités requises prennent sa place.
Ceux qui, dans l'ordre social capitaliste, disposent des
moyens de production sont toujours les plus compétents, et
il faut faire en sorte, nolens volens, d'utiliser les moyens
de production de la façon qui procure le rendement maximum.
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