Les exemples pourraient tenir plusieurs pages, mais ils nous invitent
à penser que les ministres devraient s’appliquer le principe de
précaution à eux-mêmes et à l’action gouvernementale en général.
L’action publique devrait être moins fréquente mais plus
fondamentale, moins répétitive mais plus structurelle, pour laisser
ensuite à la société civile, comme par jurisprudence, le soin de se
construire les cadres appropriés à son développement. Aucun expert
ne pourra le penser à notre place. De plus, tous ces pas en avant
suivis de pas en arrière, qui dévalorisent l’action politique,
finissent par s’accumuler dans une ronde infernale, sur fond
d’inflation législative et réglementaire.
L’avenir de la Société générale en question |
Avec la crise bancaire, l’occasion est trop belle pour les
interventionnistes de tout bord qui ont de la peine à comprendre que
ce sont leurs interventions désordonnées qui finissent par tout
dérégler. Les métiers de la banque concernent l’intermédiation qui
suppose non seulement de collecter l’épargne des ménages en leur
offrant la meilleure rémunération possible, mais qui implique aussi
de bien orienter l’épargne vers les projets d’investissements les
plus productifs. Cette fonction regroupe des savoirs et des
technologies qui font appel à des compétences et des aptitudes
complexes et variées.
Cette orientation de l’épargne suppose de bien sélectionner, et donc
d’évaluer en permanence, les projets d’investissements. Or, personne
ne connait le futur qui est l’horizon de l’investissement. Pourtant
c’est précisément le rendement attendu des projets d’investissements
sélectionnés par les banques qui permettra de payer les intérêts aux
ménages, et que nous attendons tous en tant qu’épargnant. Dans les
pays où n’existe pas de système bancaire, il n’existe aucun moyen de
collecter et d’orienter l’épargne des ménages qui demeure
improductive en restant de la thésaurisation. Et lorsque ce sont les
États qui s’en occupent, le train de vie des dirigeants devient
exorbitant mais les projets d’investissements voient rarement le
jour. Et c’est bien à ce triste sort que sont condamnés nombre de
pays non-développés.
Bien sûr, les épargnants qui confient leur épargne aux banques (via
des dépôts en banque) attendent une sécurité totale de leur capital
ainsi prêté. Ils veulent retrouver l’intégralité de leur capital
augmenté des intérêts. Pourtant, les projets d’investissements que
vont financer les banques via le crédit à l’investissement
comportent toujours une part de risque dans la mesure où ils sont
motivés par une espérance de gains. Mais une espérance ne peut être
une certitude.
Il existait déjà un fort mouvement en cours de restructuration du
secteur bancaire français afin de consolider les principales banques
françaises. En effet, n’oublions jamais que, sous les
recommandations d’un certain Attali, tout le système bancaire
français fut nationalisé dans les années 1980 alors même que le monde
vivait une période intense de déréglementation financière et
bancaire visant à mettre en place un système financier et bancaire
mondial. Car dans l’économie ouverte où nous évoluons tous,
l’intermédiation est aujourd’hui un phénomène d’emblée planétaire.
Les banques récoltent les épargnants du monde entier pour orienter
cette épargne vers les projets d’investissements des entreprises qui
offrent les meilleures perspectives de rendement à l’échelle
planétaire.
Dans ce mouvement, les banques françaises ont donc pris un certain
retard qui les a fragilisées par rapport à leurs homologues
espagnoles, anglaises ou allemandes. C’est ce retard qui leur a
fallu rattraper dans les années 1990, les privatisations faisant
alors apparaitre certaines dérives des banques nationalisées à
l’instar de l’affaire du Crédit Lyonnais (dont le contribuable aura
payé la facture). La survie des banques françaises fut alors
conditionnée à leur capacité à s’inscrire dans un jeu de
fusions-acquisitions leur permettant d’atteindre la taille critique
nécessaire pour assurer cette fonction d’intermédiation à l’échelle
du globe. Par exemple, BNP et Paribas fusionnèrent alors que le
crédit agricole absorba le crédit lyonnais.
Dans ce contexte, il est certain que l’affaire qui agite la Société
générale la fragilise encore plus, d’autres banques voyant là une
opportunité de l’acquérir pour la restructurer voire la démanteler.
Alors des voix politiques se lèvent pour dire, sur un ton toujours
plus lyrique, que l’État ne laissera pas faire, qu’il interviendra
pour protéger la Société générale. Je croyais que c’était là un
refrain de la France d’avant…
Ce qui peut être une mauvaise nouvelle pour certains managers de la
Société générale peut être aussi une excellente nouvelle pour des
managers d’autres banques. L’État ne doit pas prendre parti pour un
des acteurs, notamment en défendant les intérêts de la Société
générale. L’État se présente généralement comme un garant de
l’intérêt général, et il est de l’intérêt général que le métier
essentiel – et vital pour la croissance économique – de
l’intermédiation bancaire soit réalisé par ceux qui seront les plus
compétents et les plus solides. Les contextes de crise accélèrent
les restructurations inévitables qui permettent de mieux réallouer
les actifs.
S’il existait un même processus de sélection des élites qui
gouvernent l’État et sont responsables de l’argent public collecté
par les taxes et impôts, il n’y aurait certainement pas de dérives
des finances publiques se traduisant par une accumulation incessante
de la dette publique. Mais comme il n’existe pas de mécanisme
équivalent à l’OPA dans la sélection des décideurs publics, le
peuple reconduit au pouvoir ceux qui sont responsables de
l’endettement croissant, qui sera toujours payés par les
citoyens-contribuables. Il n’y a jamais de sanction.
Ce serait bien un comble de demander aux politiques de neutraliser
des mécanismes qui font si cruellement défaut dans la finance
publique. Rappelons que les marchés financiers agissent comme une
sorte de « police financière » dans leur rôle évaluateur. Pour
obtenir une gestion efficace a posteriori, il faut accepter une dose
d’incertitude sur la qualité de la gestion a priori, quitte à
sanctionner lorsque l’on constate la fraude, le manque d’éthique ou
l’incompétence. Mais de la même manière que nous sommes supposés
innocents tant que le contraire n’est pas prouvé, une entreprise est
supposée bien gérée jusqu’à la preuve du contraire. Et c’est le rôle
des marchés que de faire surgir au grand jour ces preuves.
Avec la crise vient le temps de la sanction qui est aussi le temps
nécessaire à l’assainissement et la restauration de la confiance.
Christine Lagarde, la ministre de l’Économie et des Finances, a de
nouveau appelé la Banque centrale européenne à prendre en compte la
croissance dans sa politique de fixation des taux d’intérêt face au
risque de fort ralentissement de l’activité (Les Échos du 28
janvier 2008). Elle a notamment demandé de considérer « la politique
monétaire en regardant la croissance et pas seulement la stabilité
des prix » lors de son discours prononcé en Suisse à l’occasion du
Forum économique mondial de Davos. Jean-Claude Trichet s’est
empressé de rappeler que la lutte contre l’inflation devait rester
le seul objectif de la BCE.
Décidément, c’est à croire que les ministres français ont zappé près
de 20 ans de littérature économique. Le prix Nobel Edmund Phelps a
lui-même rappelé que la lutte contre l’inflation était une des
conditions essentielles au retour d’une croissance saine, forte et
durable. Il n’y a pas d’arbitrage possible entre inflation et
croissance. Plus précisément, la stabilité des prix et la stabilité
des finances publiques sont les deux piliers fondamentaux de la
croissance économique. La BCE a pour mission la stabilité des prix
tandis qu’il appartient aux différents gouvernements de la zone euro
de garder le contrôle sur leurs propres finances, et non de donner des leçons à la
BCE, surtout quand ces recommandations proviennent des pays qui ne
parviennent pas à contrôler les dérapages de leurs finances
publiques. L’Espagne, l’Allemagne ou encore l’Irlande n’ont pas de
problème de croissance et on ne voit pas pourquoi la BCE devrait
adapter la politique monétaire de la zone euro aux
difficultés spécifiques – et endogènes il faut le rappeler – de
l’économie française. Il fallait penser à cela avant d’entrer dans
une zone monétaire intégrée.
Il est certain que, compte tenu de l’endettement de l’État français,
le service de la dette occupe aujourd’hui le deuxième poste de
dépense du budget de l’État (dévorant presque l’intégralité du
produit de l’impôt sur le revenu). Dans ce contexte, qui laisse peu
de marge de manoeuvre au gouvernement français (et tous les
candidats au poste suprême le savait ou devait le savoir), tout
durcissement des taux d’intérêt accroit le coût de notre dette,
étant perçu comme une agression envers l’État français. Mais le
débiteur ne peut pas accuser ses créanciers.
De plus, la crise actuelle qui secoue le monde bancaire est là
pour rappeler que toute baisse artificielle des taux d’intérêt
accroit le risque de mauvaise allocation des liquidités. On ne
relance jamais une économie en poussant des projets d’investissement
dont la rentabilité est fragile. Autrement dit, le niveau des taux
d’intérêt ne se décrète pas à Francfort, encore moins à Paris.
L’Europe n’est pas faite! |
Rappelons pour finir quelques faits d’une histoire contemporaine très
récente. Nous sommes désormais dans une zone monétaire intégrée
depuis l’avènement de la monnaie unique, voulue par les politiques
et théorisée par le rapport Delors (qui a repris dans ses grandes
lignes le projet que Keynes avait présenté à Bretton-Woods en
1944!). Le fonctionnement de cette zone monétaire intégrée implique
un marché bancaire concurrentiel à l’échelle de l’Europe composée
des banques commerciales chargées de faire crédit
aux agents économiques (ménages et entreprises) sur la base des
dépôts récoltés, une Banque centrale européenne chargée de la mise
en circulation des billets de banque en euros et des marchés
financiers intégrés à l’instar de l’Euronext. Pour les gouvernements
des États-membres, appartenir à la zone euro implique non seulement
le respect des fameux critères de Maastricht (et pas seulement au
moment de la qualification à l’entrée dans la zone euro) mais aussi
le respect du jeu concurrentiel qu’aucun des États-membres ne doit
entraver en aidant une des banques sous le prétexte de défendre le
drapeau. Il convient donc pour les gouvernements de s’abstenir
d’intervenir dans le jeu concurrentiel dont ils sont les arbitres.
Sur un terrain de football, l’arbitre ne prend pas parti dans le jeu
en faveur d’une des équipes en présence. Toutes les banques
commerciales sont donc en concurrence sur le marché européen.
Dans ce contexte, le discours consistant à dire qu’il n’est pas
question que la Société générale passe sous le contrôle d’une autre
banque (BNP-Paribas?), encore moins s’il s’agit d’une banque
étrangère (entendez par là allemande, espagnole, italienne…) est
bien incongru, notamment de la part de responsables politiques qui
se proclament européens. Car ces mêmes responsables politiques n’ont
pas eu de mots assez durs et injurieux pour mettre à l’index les « souverainistes », les « nationalistes », les « populistes », bref
tous ceux qui appelaient à voter « non » à l’occasion de référendum
de Maastricht.
Je ne peux que vous recommander l’ouvrage de l’économiste
Jean-Jacques Rosa intitulé L'erreur européenne qui
avait averti, bien seul il est vrai, des contraintes lourdes
induites par la mise en oeuvre d’une monnaie unique, par rapport à
une monnaie commune (projet privilégié par les anglais). À cette
époque, il prêcha dans un désert tellement il allait contre la
pensée dominante. À monnaie unique faisait écho une pensée unique!
Il ne fallait pas s’opposer à la zone euro. Maintenant, nous y
sommes dans la zone euro. Or la France n’en respecte ni la lettre ni
l’esprit, se permettant de s’affranchir du respect des critères de
Maastricht d’une part, et d’aller à l’encontre des règles de
concurrence qui doivent prévaloir sur un marché bancaire désormais
intégré d’autre part. Si on n’avait empêché Renault de devenir une
firme globale au nom de l’indépendance nationale (ce qui était le
cas tant qu’elle était la Régie Renault financée par les subventions
de l’État), nous n’aurions plus d’entreprises automobiles de la même
manière que nous avons perdu le paquebot France.
Qui peut dire où est localisé le centre de décision de Renault? Qui
peut dire si les Renault sont des voitures françaises? À vrai dire,
ces questions n’interviennent guère dans la gestion des entreprises.
Quand un consommateur achète un bien ou un service, il est soucieux
du rapport qualité/prix, pas de sa nationalité. Je préfère mettre
mon argent dans une banque qui rémunère mon compte courant même si
c’est une banque espagnole que dans une banque qui me prend des
agios au moindre découvert, même si
c'est une banque française. Suis-je un
traître à ma patrie pour autant?
Bien sûr, il est essentiel pour un pays de compter sur son sol des
entreprises, de toutes tailles et dans le plus grand nombre
d’activités, car c’est la démographie des entreprises qui va
conditionner le niveau et l’intensité de l’activité économique. Mais
il ne tient qu’à notre gouvernement de faire de notre pays un
territoire attractif pour les centres de décision des grands
groupes, qu’ils soient bancaires ou industriels, de même qu’il est
vital d’attirer les PME, les chercheurs, les talents et les
champions. Mais à peine devenus champions ou stars, les heureux élus
s’installent en Suisse tandis que les sièges des grandes entreprises
s’expatrient…
Les responsables des gouvernements doivent comprendre que tant que
les conseils d’administration des entreprises verront planer la main
visible des ministres et des États en vue d’influencer leur décision
au nom de grands mythes comme l’indépendance nationale, alors ces
conseils d’administration se délocaliseront, et nos entreprises
seront pilotées de l’extérieur. La Corée du Nord est indépendante
dans la misère et l’enfermement. Et ce ne sont pas les dirigeants de
la Corée du Nord qui sont les plus gênés, mais bien les habitants
qui sont affamés et terrorisés. La prospérité implique l’ouverture
et l’acceptation non de la dépendance mais de l’interdépendance, à
condition d’en accepter aussi les règles et la discipline.
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