L'ordre social
capitaliste possède, dans le calcul de rentabilité, une
norme qui indique à l'individu si l'entreprise qu'il dirige
est exploitable de la façon la plus conforme au but prévu,
c'est-à-dire aux moindres coûts. Lorsqu'une entreprise fait
preuve d'improductivité cela revient à dire qu'il y a des
entreprises qui dirigent les matières premières, les
semi-produits et le travail, dont cette entreprise a besoin
pour fonctionner, vers un but plus urgent et plus important,
ou vers le même but mais d'une manière plus économique,
c'est-à-dire avec une dépense moindre en capital et en
travail. Lorsqu'on dit par exemple que le tissage à la main
s'est avéré non rentable, cela signifie que dans le tissage
mécanique le capital et la main-d'oeuvre utilisés ont un
rendement plus élevé et que c'est par conséquent peu
économique de se cramponner à un mode de production où la
même dépense en capital et en main-d'oeuvre produit un
rendement moindre.
Lorsqu'on envisage une
nouvelle entreprise, on peut calculer à l'avance la
rentabilité et la façon d'après laquelle elle peut être
rendue rentable. A-t-on par exemple l'intention de
construire une voie ferrée, on peut calculer, grâce aux
estimations de trafic probable et de la possibilité pour ce
trafic de payer les tarifs de transport, la rentabilité d'un
investissement en capitaux et en travail dans cette
entreprise. S'il s'avère que la construction de la voie ne
promet aucune rentabilité, cela veut dire qu'il existe une
autre utilisation plus urgente pour le capital et le travail
à dépenser pour la construction de la voie; le monde n'est
pas encore assez riche pour s'offrir cette construction.
Mais le calcul de valeur et de rentabilité n'est pas
déterminant seulement lorsque la question se pose de savoir
s'il faut on non entreprendre certains travaux: il contrôle
même chaque pas que fait l'entrepreneur dans la conduite de
son affaire.
Le calcul économique
capitaliste, qui seul nous permet une production
rationnelle, repose sur le calcul monétaire. La seule
existence, sur le marché, de prix pour toutes les
marchandises et pour tous les services – prix exprimés en
monnaie – permet d'inclure dans un calcul uniforme les biens
et les services les plus hétérogènes. L'ordre social
socialiste, où tous les moyens de production sont la
propriété de la collectivité, qui ne connaît par conséquent
aucune circulation de marché et aucun échange de biens et de
services de production, ne peut connaître non plus de prix
en monnaie pour les biens d'ordre plus élevé et pour le
rendement. De cet ordre social serait donc absent le moyen
permettant d'assurer la conduite rationnelle d'une
entreprise: le calcul économique. Car ce dernier ne peut
exister sans un dénominateur commun, auquel les différents
biens et services sont ramenés.
Que l'on imagine un cas
très simple. On peut, lors de la construction d'une voie
ferrée, concevoir plusieurs itinéraires. Une montagne se
dresse entre A et B. On peut construire la voie en
franchissant la montagne, ou en la contournant ou en la
traversant par un tunnel. Dans l'ordre social capitaliste,
c'est chose facile de déterminer par calcul la ligne la plus
rentable. On établit pour chacune des trois lignes les coûts
de construction et la différence entre les frais
d'exploitation relatifs au trafic anticipé respectif. En
tablant sur ces données on trouvera aisément la ligne la
plus rentable. De tels calculs ne seraient pas réalisables
dans une société socialiste. Celle-ci n'aurait en effet
aucune possibilité de réduire à une échelle de valeur unique
les différentes qualités et quantités de biens et de travaux
qui entrent ici en ligne de compte. L'ordre social
socialiste serait décontenancé devant les problèmes
habituels et quotidiens qu'offre la conduite d'une économie,
car il n'aurait aucune possibilité de se livrer d'abord à un
calcul comptable.
Le mode de production
capitaliste, avec les vastes chaînes de production que nous
lui connaissons et auxquelles seules nous devons cette
prospérité qui permet aujourd'hui de vivre à un plus grand
nombre d'hommes que dans les temps précapitalistes, exige le
calcul monétaire que le socialisme ne peut pas connaître.
Les auteurs socialistes se sont efforcés en vain de montrer
comment on peut s'en sortir sans le calcul monétaire et des
prix. Toutes leurs tentatives à cet égard ont échoué.
La direction d'une
société socialiste serait donc confrontée avec une tâche
qu'elle ne pourrait pas assumer. Elle ne serait pas en
mesure de décider quelle est, parmi les innombrables façons
de procéder, la plus rentable. L'économie socialiste en
serait réduite à un chaos qui entraînerait rapidement et
irrésistiblement un appauvrissement général et une
rétrogression vers les conditions primitives si
caractéristiques de la vie de nos ancêtres.
L'idéal socialiste
réalisé conséquemment jusqu'au bout de son programme nous
ferait présent d'un ordre social dans lequel tous les moyens
de production sont la propriété de l'ensemble du peuple. La
production est entièrement entre les mains du gouvernement,
du pouvoir social central. C'est lui seul qui décide alors
de la production, du mode de production et de la manière
dont le produit consommable doit être distribué. Il importe
peu de s'imaginer ce futur État socialiste comme reposant
sur une base démocratique ou autre. Même un État socialiste
organisé de façon démocratique devrait constituer un corps
de fonctionnaires organisé de façon rigide, dans lequel
chacun, à part ceux qui assument la haute direction des
affaires publiques, est employé et obéit, dût-il même,
d'autre part, participer de façon quelconque, en tant
qu'électeur, à la formation de la volonté centrale.
Nous ne devons pas
comparer un tel État socialiste avec les entreprises d'État,
aussi importantes soient-elles, que nous avons vues naître
en Europe au cours des dernières décennies et notamment en
Allemagne et en Russie. Toutes ces entreprises existent en
effet à côté de la propriété privée des moyens de
production. Elles ont, avec les entreprises que possèdent et
dirigent les capitalistes, des échanges et elles reçoivent
de ces entreprises des stimulants divers qui vivifient leur
entreprise étatique.
C'est ainsi par exemple
que les chemins de fer d'État sont approvisionnés par leurs
fournisseurs en locomotives, wagons, installations de
signalisation et autres moyens d'exploitation, toutes
installations qui, ailleurs, ont fait leurs preuves dans une
exploitation capitaliste des chemins de fer. C'est de là que
ces États reçoivent l'incitation à innover afin de s'adapter
au progrès qui se poursuit dans la technique et dans
l'économie.
On sait que les
entreprises étatiques et municipales ont dans l'ensemble
échoué, que les travaux qu'elles entreprennent reviennent
cher et sont inopportuns, et qu'elles sont obligées, pour
pouvoir se maintenir, de recourir à des contributions
supplémentaires en provenance des impôts publics. Il va sans
dire que là où l'entreprise publique prend une position de
monopole – comme c'est par exemple le cas pour les
transports urbains et la distribution de la lumière – les
mauvais résultats de la gestion n'apparaissent pas toujours
clairement dans les comptes financiers. Il peut y avoir
parfois possibilité de les camoufler en utilisant la
latitude laissée aux monopoles d'augmenter le prix de leurs
produits et de leurs services à un point tel que ces
entreprises soient encore rentables en dépit d'une conduite
peu économique de la direction. La moindre productivité du
mode de production socialiste se manifeste ici d'une autre
manière et n'est pas aussi facile à reconnaître; mais au
fond rien n'est changé par rapport aux autres cas.
Pourtant toutes ces
tentatives de direction socialiste des entreprises ne nous
donnent pas des points de repère permettant d'apprécier la
signification de l'idéal de socialisation accompli pour tous
les moyens de production. Dans l'État socialiste de
l'avenir, où il n'y aura plus que le socialisme, sans le
moindre épanouissement, à côté du socialisme,
d'entrepreneurs privés, il manquera aux dirigeants de
l'économie socialiste le critère que fournissent pour toute
économie le marché et les prix de marché. Du fait que sur le
marché, où aboutissent tous les biens et services en vue
d'un échange, des relations s'établissent pour chaque bien
en termes de monnaie, la possibilité existe, dans l'ordre
social reposant sur la propriété privée, de contrôler par le
calcul le résultat des faits et gestes économiques. Toute
activité économique peut être examinée sous l'angle de la
productivité sociale par le calcul comptable de la
rentabilité. Il y aura encore lieu de montrer que la plupart
des entreprises publiques ne peuvent pas faire usage du
calcul de la rentabilité le même usage qu'en fait
l'entreprise privée. Toujours est-il cependant que le calcul
monétaire donne encore à l'entreprise étatique et à
l'entreprise commerciale certains points de repère sur
lesquels elles peuvent orienter le succès ou l'échec de leur
gestion. Cette possibilité manquera totalement à l'ordre
social intégralement socialiste, puisqu'il ne peut y avoir,
dans cet ordre social, ni propriété individuelle des moyens
de production ni, partant, de cours des changes et de calcul
monétaire. La direction générale d'une société purement
socialiste n'aura donc aucun moyen à sa disposition pour
ramener à un dénominateur commun les dépenses qu'exige
chaque production particulière. On ne peut atteindre ici ce
but en confrontant dépenses en nature et épargnes en nature.
Si l'on n'a pas la possibilité de réduire à une expression
commune les heures de travail des différentes
qualifications, le fer, le charbon, le matériel de
construction de toute sorte, les machines et autres choses
exigées par la construction et l'exploitation des
entreprises, on ne peut se livrer au calcul. On ne peut le
faire que lorsqu'on peut ramener à des termes monétaires
tous les biens qui entrent en ligne de compte. Certes, le
calcul monétaire a ses imperfections et ses graves lacunes,
mais nous n'avons rien de mieux pour le remplacer; pour les
buts pratiques de la vie, le calcul monétaire d'un système
monétaire sain suffit. Si nous y renonçons, tout calcul
économique devient tout simplement impossible.
L'objection majeure de
l'économiste à l'égard de la possibilité d'un ordre
socialiste est qu'il lui faut renoncer à cette division
intellectuelle du travail, qui réside dans la coopération de
tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers
et travailleurs en tant que producteurs et consommateurs, en
vue de la formation des prix de marché. Sans cette division
du travail toute rationalité, c'est-à-dire toute possibilité
de calcul économique est inconcevable.
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