Il est vrai qu'en général de telles tentatives pour fixer légalement le
salaire minimum ne revêtent pas aujourd'hui une grande ampleur.
Pourtant, la puissance qu'acquièrent les syndicats leur a permis de
fixer pour les salaires un minimum. Que les travailleurs s'unissent au
sein d'associations afin d'établir un dialogue avec les entrepreneurs,
c'est un fait qui en soi n'est pas de nature à provoquer des
perturbations dans le déroulement des phénomènes du marché. Le fait que
les travailleurs revendiquent avec succès le droit de rompre sans autre
forme de procès des contrats auxquels ils ont consenti et qu'ils
arrêtent le travail, n'entraînerait pas non plus une perturbation du
marché du travail. Ce qui crée une nouvelle situation sur le marché du
travail, c'est le fait, pour la plupart des pays européens
industrialisés, que les grèves et le nombre important des membres des
syndicats de travailleurs ne sont pas concevables sans la contrainte.
Comme les travailleurs organisés en syndicats refusent l'admission au
travail des travailleurs non organisés, et comme ils empêchent de vive
force que, en cas de grève, d'autres prennent la place des grévistes,
les revendications salariales qu'ils présentent aux entrepreneurs
agissent de la même façon que le ferait une loi gouvernementale sur les
salaires minima. Car l'entrepreneur est contraint, s'il ne veut pas
arrêter toute l'exploitation, de se plier aux exigences du syndicat. Il
lui faut payer des salaires tels que le montant de la production doit
être limité, le produit fabriqué à des coûts élevés ne trouvant pas à
s'écouler dans la même mesure que le produit fabriqué à moindre coût.
C'est ainsi que le salaire plus élevé qui est le résultat des pressions
exercées par les syndicats cause du chômage.
L'étendue et la durée du chômage né de cette situation sont tout autres
que celle du chômage qui provient des déplacements continuels dans la
demande de main-d'oeuvre. Le chômage qui ne résulte que des progrès qui
conditionnent le développement industriel ne peut ni prendre une grande
envergure ni devenir une institution durable. Les ouvriers devenant
excédentaires dans une branche trouveront bientôt à s'employer dans une
branche nouvelle ou en extension. En cas de libre circulation des
travailleurs et lorsque le passage d'un métier à un autre n'est pas
entravé par des obstacles légaux ou autres, l'adaptation aux nouvelles
conditions se fait sans trop de difficultés et assez vite. On peut
d'ailleurs contribuer à réduire davantage encore l'importance de ce
chômage par un développement des bureaux de placement.
Cependant le chômage qui résulte de l'intervention sur le marché du
travail de facteurs contraignants n'est pas un mécanise qui,
alternativement, apparaît et disparaît. Il dure irrémédiablement aussi
longtemps que subsiste la cause qui l'a engendré, c'est-à-dire aussi
longtemps que la loi ou la contrainte du syndicat empêche que le salaire
soit ramené, par la pression des chômeurs cherchant un emploi, au niveau
auquel il se serait établi s'il n'y avait pas eu d'intervention de la
part du gouvernement ou des syndicats, au taux qui finalement permet à
tous ceux qui cherchent du travail d'en trouver.
Des indemnités de chômage allouées aux chômeurs par le gouvernement ou
les syndicats ne font qu'aggraver le mal. En cas de chômage résultant de
modifications dynamiques de l'économie, les allocations de chômage n'ont
pour conséquence que de retarder l'adaptation des ouvriers aux nouvelles
conditions. Le chômeur allocataire ne s'estime pas dans la nécessité de
s'orienter vers un nouveau métier lorsqu'il ne trouve plus à s'employer
dans l'ancien; il laisse du moins passer plus de temps avant de se
décider à prendre un autre métier ou à changer de lieu de travail ou
encore à rabaisser ses exigences au taux de salaire auquel il pourrait
trouver du travail. A moins que les allocations de chômage ne soient par
trop réduites, on peut oser l'affirmation que le chômage ne peut pas
disparaître tant qu'existent ces allocations.
Mais en cas de chômage provoqué par l'élévation artificielle du niveau
des salaires (à la suite de l'intervention du gouvernement ou de
l'appareil coercitif des syndicats, toléré par le gouvernement), la
question est de savoir qui, des travailleurs ou des entrepreneurs, doit
en supporter le fardeau. Ce n'est jamais l'État, le gouvernement, la
commune, car ceux-ci s'en déchargent ou sur l'entrepreneur ou sur le
travailleur ou le font partager à chacun d'eux. Si ce fardeau est imputé
aux travailleurs, ils perdent le fruit de l'augmentation artificielle
des salaires; il se peut même que ce fardeau devienne plus lourd que ce
que rapporte cette augmentation artificielle. On peut imposer à
l'entrepreneur la charge des indemnités de chômage en lui faisant payer
une taxe pour les besoins de ces indemnités, proportionnelle au total
des salaires qu'il distribue. Dans ce cas l'allocation de chômage a pour
effet d'élever le coût de la main-d'oeuvre, à l'instar d'une
augmentation de salaire au-delà du niveau statique. La rentabilité de
l'emploi de la main-d'oeuvre se réduit d'autant, en même temps que
diminue le nombre d'ouvriers qui peuvent être employés de façon
rentable. Le chômage ne fait donc qu'augmenter en une spirale sans fin.
Mais on peut encore mettre les allocations de chômage à la charge des
entrepreneurs en les imposant, quel que soit le nombre de leurs
ouvriers, sur leurs bénéfices ou sur leur fortune. Cette imposition a
également pour effet d'augmenter le chômage. En cas de consommation du
capital ou de ralentissement dans la formation de nouveaux capitaux, les
conditions d'emploi de la main-d'oeuvre deviennent, cæteris paribus,
moins favorables(1).
Que l'on ne puisse combattre le chômage en faisant exécuter, aux frais
de l'État, des travaux publics dont on se serait sans cela dispensé,
c'est là un fait d'évidence. Les ressources utilisées ici doivent être
retirées à l'aide d'impôts ou d'emprunts aux champs d'application où
elles auraient trouvé autrement à s'employer. On ne peut, de cette
façon, atténuer le chômage dans une branche que dans la mesure où on
l'accroît dans une autre.
De quelque côté que nous considérions l'interventionnisme, il s'avère
toujours qu'il aboutit à un résultat que ne se proposaient pas ses
auteurs et partisans et que, de leur propre point de vue, il doit
paraître comme une politique absurde et inopportune.
Tout examen des diverses formes imaginables de sociétés basées sur la
division du travail ne peut aboutir qu'à cette constatation: il n'est de
choix, pour cette société, qu'entre la propriété collective et la
propriété individuelle des moyens de production. Toutes les formes
intermédiaires sont absurdes et se révèlent d'une réalisation
inopportune. Si de plus on reconnaît que le socialisme est lui aussi
irréalisable, on ne peut échapper à l'obligation d'admettre que le
capitalisme est le seul système d'organisation sociale qui soit
réalisable dans une société humaine soumise à la division du travail. Ce
résultat de l'examen théorique ne pourra pas surprendre l'historien et
le philosophe de l'histoire. Si le capitalisme s'est imposé, en dépit de
l'hostilité qu'il a toujours rencontrée auprès des masses et des
gouvernements, s'il n'a pas été obligé de céder la place à d'autres
formes de coopération sociale qui ont joui de bien plus de sympathie de
la part des théoriciens et praticiens, on ne peut l'attribuer qu'au fait
qu'il n'existe absolument aucun autre ordre social possible.
Il n'est certes pas besoin d'expliquer pourquoi il ne nous est pas
possible de revenir aux formes moyenâgeuses d'organisation sociale et
économique. La population que le Moyen Âge a nourrie sur la terre
habitée par les peuples civilisés de l'Occident ne représente qu'une
fraction des habitants qui peuplent aujourd'hui ces territoires, et
chaque individu avait à sa disposition, pour couvrir ses besoins,
beaucoup moins de biens que la forme de production capitaliste n'en
donne à l'homme moderne. On ne peut songer à un retour au Moyen Âge si
l'on ne se décide pas tout d'abord à réduire la population actuelle au
dixième ou au vingtième, et si de surcroît l'on n'impose pas à chaque
individu une frugalité dont l'homme moderne ne peut se faire aucune
idée. Certains auteurs proposent comme unique idéal souhaitable le
retour au Moyen Âge ou, comme ils disent, à un « nouveau » Moyen Âge.
Bien que tous ces auteurs reprochent surtout à l'âge capitaliste son
état d'esprit matérialiste, ils sont eux-mêmes bien plus fortement
enlacés qu'ils ne le pensent dans un mode de pensée matérialiste.
N'est-ce pas faire preuve d'un matérialisme des plus grossiers que de
croire, comme le font beaucoup de ces auteurs, que la société humaine
pourrait, après un retour aux formes médiévales de l'économie et de
l'ordre social, conserver toutes les ressources techniques de la
production créées par le capitalisme et conserver ainsi au travail
humain ce haut degré de productivité qu'il a atteint dans l'ère
capitaliste? La productivité du mode de production capitaliste est le
résultat d'une manière de penser capitaliste et de la conception
capitaliste que les hommes se font à l'égard de l'activité économique.
Et cette productivité n'est un résultat de la technique moderne que pour
autant que l'épanouissement de cette dernière ne pouvait nécessairement
que résulter de l'esprit capitaliste. Rien n'est plus absurde que le
principe de conception matérialiste de l'histoire énoncé par Karl Marx:
« Le moulin à main produit une société de seigneurs féodaux, le moulin à
vapeur une société de capitalistes industriels ». Pour faire naître
l'idée du moulin à vapeur et pour créer les conditions permettant de
réaliser cette idée, il a fallu la société capitaliste. C'est le
capitalisme qui a créé la technique et non la technique le capitalisme.
Non moins absurde pourtant la pensée que l'on pourrait conserver
l'équipement technico-matériel de notre économie, une fois écartés les
principes intellectuels qui en sont le fondement. On ne peut continuer à
mener l'économie de façon rationnelle dès lors que l'on oriente à
nouveau toute sa manière de penser sur le traditionalisme et sur la
croyance en l'autorité. L'entrepreneur, l'élément agissant de la société
capitaliste et par là aussi de la technique moderne, est impensable dans
un milieu de gens qui ne s'intéressent qu'à une vie contemplative.
Si l'on qualifie d'irréalisable toute autre forme de société que celle
qui repose sur la propriété individuelle des moyens de production, il
s'ensuit évidemment que la propriété individuelle, en tant que fondement
de l'association et de l'action concertée des hommes, doit être
conservée et que l'on doit combattre énergiquement toute tentation en
vue de la supprimer. En ce sens le libéralisme défend l'institution de
la propriété individuelle contre toute tentative visant à l'écarter.
C'est à juste titre qu'on peut qualifier les libéraux d'apologistes
puisque le mot grec apologet signifie défenseur. On devrait d'ailleurs
se contenter de la simple expression de défenseur, car dans l'esprit de
beaucoup de gens s'allie aux termes « apologie » et « apologiste »
l'idée que ce qui est défendu est injuste.
Mais il est une autre constatation bien plus importante que le rejet de
l'insinuation contenue dans l'emploi de ces expressions, à savoir que
l'institution de la propriété privée n'a absolument nul besoin d'être
défendue, justifiée, motivée ou expliquée. La société a besoin, pour
survivre, de la propriété privée, et comme les hommes ont besoin de la
société, il leur faut, tous, rester fidèles à la propriété privée. La
société ne peut en effet survivre que sur le fondement de la propriété
privée. Celui qui est pour la propriété individuelle ainsi comprise est
pour le maintien de l'union des hommes en société, pour le maintien de
la culture et de la civilisation, et parce qu'il veut atteindre ces buts
il lui faut aussi vouloir et défendre le seul moyen qui y mène, la
propriété individuelle.
Celui qui est pour la propriété privée des moyens de production ne
prétend pas le moins du monde que l'ordre social capitaliste reposant
sur la propriété individuelle est parfait. Il n'est pas de perfection
ici-bas. Il se peut, même dans l'ordre social capitaliste, que telle ou
telle chose, ou même tout, ne plaise pas à tel ou tel individu. Mais il
est le seul ordre social concevable et possible. On peut tendre à
changer telle ou telle institution aussi longtemps qu'on ne touche pas,
ce faisant, à l'essence et aux fondements de l'ordre social, à la
propriété. Il nous faut néanmoins nous accommoder de cet ordre social
puisque en réalité il ne peut en exister d'autre.
Il est aussi, dans la « nature », des choses qui peuvent ne pas nous
plaire. Mais nous ne pouvons changer l'essence des phénomènes naturels.
Lorsque par exemple quelqu'un prétend – et il en est qui l'ont prétendu
– que la façon dont l'homme mange, assimile et digère est repoussante,
on ne peut disputer contre lui. Mais on doit certes lui dire: il n'est
que ce moyen ou la mort par inanition. Il n'y a pas une troisième
solution. Le même raisonnement st vrai pour la propriété: ou bien la
propriété individuelle des moyens de production ou bien la famine et la
misère pour tous.
Les adversaires du libéralisme ont continué de qualifier en général
d'optimisme sa conception de la politique économique. C'est de leur part
ou bien un reproche ou bien une façon dérisoire de caractériser la
manière de penser des libéraux. Quelle absurdité que de dire de la
doctrine libérale, qualifiée si souvent d'optimiste, qu'elle considère
le monde capitaliste comme étant le meilleur des mondes. Pour une
idéologie scientifiquement fondée comme l'est le libéralisme, la
question n'est absolument pas de savoir si l'ordre social capitaliste
est bon ou mauvais, si l'on peut ou non en imaginer un meilleur, et si,
pour des raisons philosophiques ou métaphysiques, on doit ou non le
rejeter. Le libéralisme part des pures disciplines de l'économie
politique et de la sociologie qui, à l'intérieur de leur système, ne
connaissent aucune appréciation, n'énoncent rien sur ce qui doit être,
sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais, mais ne font que constater
ce qui est et comment cela est. Lorsque ces sciences nous montrent que
de tous les ordres sociaux imaginables il n'en est qu'un, l'ordre social
reposant sur la propriété individuelle des moyens de production, qui
soit viable, puisque tous les autres sont irréalisables, il n'y a
absolument rien dans cette affirmation qui puisse justifier la
qualification d'optimisme. Que l'ordre social capitaliste soit viable et
efficace, c'est là une constatation qui n'a rien à voir avec
l'optimisme.
Certes, de l'avis des adversaires du libéralisme, cet ordre social est
très mauvais. Dans la mesure où cette affirmation contient un jugement
de valeur, elle est naturellement inaccessible à toute explication qui
irait au-delà des jugements extrêmement subjectifs et par conséquent
dépourvus de tout caractère scientifique. Dans la mesure pourtant où
cette affirmation se fonde sur une fausse conception des phénomènes à
l'intérieur de l'ordre social capitaliste, l'économie politique et la
sociologie peuvent la corriger. Cela non plus n'est pas optimisme. En
faisant abstraction de tout le reste, la révélation elle-même des si
nombreuses lacunes de l'ordre social capitaliste n'aurait pas la moindre
signification pour les problèmes de politique sociale aussi longtemps
qu'on ne réussit pas à montrer qu'un autre ordre social serait non pas
meilleur mais seulement réalisable. C'est à quoi l'on n'est pas parvenu.
La science, elle, a réussi à montrer que chacun des systèmes
d'organisation sociale concevables en remplacement de l'ordre social
capitaliste est en soi contradictoire et absurde, de sorte qu'il ne
pourrait produire les effets qu'en attendent ses défenseurs.
Un fait montre parfaitement combien il est peu justifié de parler ici
d'optimisme et de pessimisme, et combien ceux qui qualifient le
libéralisme d'optimiste visent surtout, en faisant intervenir des motifs
sentimentaux qui n'ont rien à voir avec la science, à créer un état
d'esprit hostile au libéralisme. Car, on pourrait avec le même droit
appeler optimistes ceux qui pensent que la construction d'une communauté
socialiste ou interventionniste est réalisable.
La majorité des auteurs qui s'occupent de questions de politique
économique ne laissent habituellement passer aucune occasion de
s'attaquer de façon absurde et puérile à la société capitaliste et de
vanter en termes enthousiastes le socialisme ou l'interventionnisme, ou
même le socialisme agraire et le syndicalisme, comme des institutions
excellentes. Il y eut, de l'autre côté, peu d'auteurs qui aient entonné,
encore qu'ils l'aient fait en termes plus mesurés, les louanges de
l'ordre social capitaliste. On peut, si l'on veut, appliquer à ces
auteurs l'épithète d'optimistes du capitalisme. Mais il faudrait, si on
le fait, attribuer avec infiniment plus de droit celui d'hyper-optimistes
du socialisme, de l'interventionnisme, du socialisme agraire et du
syndicalisme à ces auteurs antilibéraux. Le fait que tel ne soit pas la
cas mais que l'on baptise purement et simplement d'optimistes des
auteurs libéraux tels que Bastiat prouve qu'on n'est pas du tout ici en
présence d'une tentative de classification scientifique mais bel et bien
d'une distorsion partisane.
Il importe de répéter que le libéralisme ne prétend pas que l'ordre
social capitaliste est bon à tout point de vue. Il dit simplement que
seul l'ordre social capitaliste convient aux buts que les hommes se
proposent et que les constructions sociales du socialisme, de
l'interventionnisme, du socialisme agraire et du syndicalisme sont
irréalisables. C'est pourquoi les neurasthéniques qui ne pouvaient
supporter cette vérité ont fait de l'économie politique une science
lugubre, « a dismal science ». En montrant le monde tel qu'il est en
réalité, l'économie politique et la sociologie ne sont pas plus lugubres
que ne sont lugubres d'autres sciences, la mécanique ou la biologie par
exemple, l'une parce qu'elle enseigne que le perpetuum mobile est
irréalisable, l'autre que les être vivants meurent.
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