Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

OPINION

 

Mathieu Laine est avocat spécialisé en droit des affaires et enseigne à Sciences-Po.

 
 

QUAND LA FRANCE TIRE
LA « LANG » À AMAZON... *

 

par Mathieu Laine

 

          Le 11 décembre dernier, la version française d'Amazon, la plus grande librairie en ligne au monde, a été frappée en plein coeur par la lame encore bien affûtée de l'archaïsme corporatiste français. Saisi par le Syndicat de la librairie française, le tribunal de grande instance de Versailles lui a en effet interdit de procéder à la livraison gratuite de livres sur le territoire français. Exception culturelle oblige, la France est le seul pays au monde où la livraison gratuite de livres proposée par la firme américaine a été déclarée illégale...

 

          Les juges n'ont, en réalité, fait qu'appliquer l'article 6 de la loi du 10 août 1981, plus connue sous le nom de « loi Lang », qui interdit la « vente à prime » de livres. Concrètement, les libraires n'ont pas le droit d'offrir un cadeau, petit ou gros, qui inciterait les consommateurs à acheter, chez eux plutôt qu'ailleurs, tel ou tel livre. La livraison gratuite a été assimilée à ce geste prohibé.

          Amazon.fr, qui a fait appel et entend bien résister, a été condamnée à cesser cette offre promotionnelle sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard. En « prime », si l'on peut dire, elle doit payer 100 000 euros de dommages-intérêts au syndicat afin d'indemniser le « préjudice collectif » causé aux libraires français... On croit rêver.

          Promulguée il y a bientôt trente ans, alors qu'Internet n'avait pas révolutionné notre monde, la loi Lang apparaît aujourd'hui complètement anachronique. On comptait en effet, en 2006, 14,5 millions d'acheteurs en ligne en France, pour un marché de plus de 9 milliards d'euros et destiné à croître de 27% par an les cinq prochaines années. Avec 32 millions de produits vendus (soit 81 000 par jour), les ventes en ligne de produits culturels représentent aujourd'hui 62% du chiffre d'affaires de la vente à distance et 5% du marché total, soit une progression de 1,4 point en deux ans. La vente en ligne de livres, plébiscitée par les consommateurs, a quant à elle connu une croissance de 26% en 2006.

          Cette profonde mutation du monde bouleverse totalement la donne du marché du livre. Associée à la livraison gratuite, elle permet cependant de répondre favorablement aux trois objectifs fixés par la loi Lang: un prix unique au niveau national; le maintien, afin de favoriser la diffusion culturelle, d'un réseau dense de distribution; et le soutien au pluralisme dans la création et l'édition.

          En effet, la livraison gratuite offre au consommateur la possibilité d'acheter, sur Internet, un livre à un prix identique à celui proposé dans n'importe quelle librairie puisque le consommateur n'a pas à payer les frais de port. De ce point de vue, interdire la gratuité va tout simplement contre la loi.

          Par ailleurs, la diffusion et la création littéraire n'ont jamais été aussi bien servie puisqu'il est désormais possible de recevoir, aux quatre coins du pays, une variété inégalée de livres, des best-sellers aux ouvrages les plus confidentiels, en quelques jours, directement chez soi et sans coût supplémentaire. La durée de vie d'un livre, qui, pour de simples raisons de stockage, ne dépasse guère trois mois dans la plupart des librairies traditionnelles, a même été considérablement allongée depuis l'apparition des librairies en ligne, chez qui il est devenu naturel de commander un livre plusieurs années après sa parution. Des auteurs autrefois inconnus ont par ailleurs, grâce à l'effet de « long tail » bien connu dans l'industrie du disque, pu trouver enfin une place face aux poids lourds hypermédiatisés. Le créateur comme le consommateur tirent donc un avantage de ce nouveau mode de diffusion et de la gratuité des frais de port.
 

« Promulguée il y a bientôt trente ans, alors qu'Internet n'avait pas révolutionné notre monde, la loi Lang apparaît aujourd'hui complètement anachronique. »


          Plus largement, nous aurions tous à gagner d'un déplafonnement de la décote du prix du livre, aujourd'hui limitée légalement à 5%, la liberté tarifaire ne pouvant, grâce au phénomène concurrentiel, que faire baisser les prix (comme on l'a vu dans le transport, la téléphonie mobile ou l'informatique). Elle permettrait donc une augmentation du pouvoir d'achat et de l'accessibilité à la culture. Sait-on, d'ailleurs, que dans les nombreux pays où le prix du livre n'est pas contrôlé (la Suède, la Finlande, la Belgique, l'Irlande, le Royaume-Uni, les États-Unis, un grand nombre de pays de l'Est, etc.), on peut facilement trouver le dernier volume – neuf – de Harry Potter, cette série qui a relancé le goût de la lecture chez les plus jeunes, à 12 ou 13 euros, alors qu'il est vendu 26,50 euros en France et que, en application de la loi Lang, il ne peut être cédé en dessous de 25,18 euros?

          A minima, il faudrait au moins réduire à trois mois – c'est-à-dire au délai moyen de rotation d'un livre en librairie traditionnelle – le délai légal de deux ans après la publication d'un ouvrage à partir duquel il est autorisé de pratiquer une décote supérieure à 5%. Et quand les défenseurs de la loi justifient son maintien, non seulement pour éviter aux lecteurs « d'avoir à comparer les prix et les préserver des achats d'impulsion » mais également « pour substituer à la concurrence par les prix une concurrence par la qualité de service » (sic), c'est oublier, d'une part, que le consommateur est un individu responsable qui n'a pas besoin qu'on interfère dans ses achats et, d'autre part, que la qualité de services existe, à l'évidence, chez un acteur comme Amazon, où le consommateur peut, 24 heures sur 24, consulter des critiques de professionnels et de lecteurs, bénéficier de suggestions d'achat personnalisées et commander une variété considérable d'ouvrages, en français ou en langues étrangères.

          Quant au destin des petits libraires, cessons d'agiter les peurs et dépassons les réflexes protectionnistes. Comme l'ont démontré Cahuc et Kramarz en 2004, la loi Lang, dont on a pu mesurer les effets pervers, n'a de toute façon eu aucun impact sur le déclin du petit commerce de livres. Il faut donc dépasser les idées fausses et préférer au contrôle des prix et à la régulation des marchés, l'innovation, la proposition de nouveaux services, la mise en avant d'un rapport humain et, pourquoi pas, l'ouverture à un partenariat avec une librairie en ligne pour accroître leurs moyens de diffusion. La recherche d'une plus grande satisfaction du lecteur est une réplique bien plus efficace et bien plus constructive que la quête, aux dépens des consommateurs, de vaines protections publiques.

          « Lire, c'est boire et manger. L'esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas », écrivait Victor Hugo. À quelques heures de l'ouverture du Salon du livre, osons, sur un sujet encore trop tabou, en appeler à une révolution des mentalités. Car c'est l'intérêt de tous, et notamment du livre.

 

* Cet article a d'abord été publié le jeudi 13 mars 2008 dans le journal Les Échos.

 

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