Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

OPINION

 

Jean-Pierre Dumas est consultant international à Paris.

 
 

UNE RÉPONSE À DOMINIQUE STRAUSS-KAHN: LA POLITIQUE KEYNÉSIENNE N'EST PAS LE REMÈDE À LA CRISE MONDIALE

 

par Jean-Pierre Dumas

 

          Dans un discours prononcé le 13 février dernier au Indian Council for Research on International Economic Research (ICRIER), le directeur du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, reconnaissait que les États-Unis ont amorcé une crise qui entraînera des ondes de choc au niveau mondial. Pour faire face à cette crise, il propose la seule solution qu’il connaisse: le modèle keynésien.

 

          La politique monétaire keynésienne a déjà été appliquée (du moins par la Fed), « mais les États peuvent aussi utiliser la politique budgétaire. À moins que la situation s’améliore, les autorités financières dans les pays à faible risque budgétaire doivent être prêtes à utiliser le stimulus budgétaire en temps opportun et avec des objectifs précis afin de pousser la demande globale en vue de supporter la consommation privée. Naturellement il doit être temporaire… Après tout, la politique budgétaire à moyen terme consiste à épargner pour les jours de pluie et il pleut. »

          C’est exact, il pleut, mais il faut se poser la question: la politique budgétaire keynésienne est-elle un parapluie adéquat et a-t-on réellement épargné quand il faisait beau?
 

Une politique budgétaire pour qui?

          La politique budgétaire pour les keynésiens se résume à accroitre le déficit budgétaire, soit par la croissance des dépenses publiques, soit en réduisant les impôts. Ce n’est pas une politique qui exige un grand savoir-faire (ni un courage politique exceptionnel) et c’est faire croire au bon peuple que l’on peut produire de la croissance (ou la relancer) par une action aussi simpliste que le déficit. Si c’était vrai, ça consisterait à avoir trouvé la pierre philosophale.

          M. Strauss-Kahn ne propose pas un déficit additionnel pour tous les pays, mais seulement pour les pays à faible risque budgétaire. Qui sont-ils?

          Les États-Unis ne semblent pas dans une position pour intervenir, bien que Bush ait déjà fait approuver par le Congrès un plan fiscal s’élevant à $152 milliards ou 1% du PIB. Leur solde budgétaire s’élevait à -2,8% du PIB en 2007(1) et leur dette brute à 62% du PIB à la fin 2007. La cause du déséquilibre mondial est le déficit des comptes courants des États-Unis (-5,6% du PIB en 2007 ou 800 milliards de dollar). On peut constater que ce déficit est croissant (cf. fig. 1). Cela signifie que l’épargne privée et publique est trop faible aux États-Unis. Dans la mesure où l’épargne privée est quasi nulle, le déficit de la balance courante est égal au déficit budgétaire. Si le rôle du FMI consiste à « promouvoir une approche coopérative entre les pays pour assurer une croissance stable » alors il devrait conseiller aux États-Unis de réduire leur déficit budgétaire (et non de l’accroître) et de hausser (pas de réduire) les taux d’intérêts afin de promouvoir l’épargne financière et réduire la propension à consommer des ménages.
 

Figure 1
Les déficits des comptes courants

Source: IMF

          Parmi les autres pays développés, lesquels pourraient être candidats à une politique budgétaire expansionniste?

          L’ensemble des pays développés avaient, d’après le FMI(2), un déficit budgétaire estimé à 2,7% du PIB en 2006 et le déficit n’était pas limité à cette année mais à toutes les années antérieures. Nous pouvons en déduire que a) la politique keynésienne n’est pas nouvelle et b) que les pays ont largement dépensé durant les vaches grasses, menant ainsi une politique pro-cyclique.

          La France est un pays spécialiste des politiques pro-cycliques. À chaque année, il y a un déficit budgétaire dans le but de stimuler la croissance, réduire le chômage, satisfaire de nouveaux besoins, faire une politique volontariste, etc. Si aujourd’hui, la situation est spéciale, c’est trop tard, la médecine keynésienne a déjà été utilisée à satiété.

          Le déficit budgétaire de la France se situait au-delà de 3% du PIB de 2002 à 2005, et atteignait 2,7% en 2007, alors que sa dette publique s’élève à 72% du PIB. Les keynésiens devraient expliquer comment un pays peut réduire sa dette publique sans avoir un surplus (primaire).

          Voyons maintenant le Royaume-Uni. Son déficit budgétaire dépasse 3% du PIB depuis 2003 (2,9% en 2007). Si cela n’est pas une politique keynésienne! L’Italie, avec des déficits de 4,5% en 2006 et 2,2% en 2007, a elle aussi déjà réalisé sa super politique keynésienne!

          Le Japon a un déficit de 3% du PIB en 2007 et est sans doute le pays de l’OCDE qui a accumulé le plus de déficits budgétaires faramineux dans le passé, à tel point que sa dette publique s’élève à 180% du PIB à la fin 2007. Ce n’est donc pas le meilleur candidat pour une politique fiscale débridée. En dépit de son déficit budgétaire, le taux d’épargne du secteur privé est tellement élevé que le Japon avait un surplus des comptes courants s’élevant à 200 milliards de dollar en 2007.

          Puisque M. Strauss-Kahn mentionne les pays à « faible risque budgétaire », tournons-nous vers les pays plus responsables.

          L’Allemagne a réalisé une remarquable politique budgétaire dont pourrait s’inspirer la France. Le solde budgétaire en 2007 sera sans doute nul (alors qu’il s’élevait à -3% de 2001 à 2005). Le résultat de cette politique (non déficitaire) est un excédent des comptes courants s’élevant à 200 milliards US$ en 2007, en dépit d’un Euro fort. Après tous les efforts réalisés par la population allemande pour accepter la rigueur et l’austérité (deux mots interdits en France) afin d’instaurer les fondations d’une croissance saine, il serait pour le moins mal avisé de leur recommander de revenir à la facilité du passé.
 

« D’après M. Strauss-Kahn, les politiques fiscales expansionnistes doivent "bien sûr" être temporaires. Cependant on constate que les politiques budgétaires expansionnistes sont rarement temporaires, elles ont plutôt tendance à devenir permanentes. »


          D’après The Economist (16 février 2007), la Chine, la Russie et le Mexique pourraient être des candidats à une politique de relance keynésienne. Le Chine connaissait un solde budgétaire de -0.6% en 2006, contre +6.4% pour la Russie et +1.7% pour le Mexique. Néanmoins, ces pays devraient sans doute se préoccuper davantage de leur situation inflationniste que de relance.

          Si aucun pays riches ne semblent candidat à une politique keynésienne telle que proposée par le directeur du FMI, tournons-nous vers les candidats les plus évidents, les pays producteurs de pétrole. Ils connaissent un surplus budgétaire. Pourquoi, dans ces conditions, ne dépensent-ils pas plus et n’importent-ils pas plus pour relancer la croissance mondiale? C’est ce qu’ils font à l’heure actuelle, ils ont accrus leur dépenses, le solde courant de leur balance des paiements est passé de 21% du PIB en 2006 à environ 17% en 2007, alors que le prix du pétrole reste à des niveaux très élevés.

          Dans les pays du Golfe (GCC)(3), les investissements s’élèveront à environ $800 milliards au cours des cinq prochaines années. Ce qui est nouveau dans leur cas est qu’ils investissent de plus en plus leurs revenus dans leur pays au lieu de les placer uniquement en bons du trésor américains, comme c’était le cas dans les années 1970 et 1980.

          Néanmoins dans la mesure où les pays exportateurs de pétrole avaient des surplus budgétaires s’élevant à 12% du PIB en 2006 et 10% en 2007, il semble qu’il y ait possibilité de réduire ces surplus. Oui et non. Prenons par exemple les Émirats Arabes Unis, leur surplus budgétaire s’élevait à 29% du PIB en 2006 et 2007. Le FMI a toutefois introduit le concept de solde non pétrolier (« non-oil fiscal deficit ») pour déterminer le solde que le pays aurait s’il n’avait pas de pétrole. Cela revient à considérer les revenus pétroliers comme des revenus exceptionnels (ce qu’ils sont) et à estimer le solde budgétaire sans les revenus du pétrole ni les dépenses dues au pétrole. Dans ce cas, le solde budgétaire sans le pétrole s’élevait à -15% du PIB en 2006.

          Les pays du Golfe ont tous une monnaie liée au dollar, qui donc se déprécie avec le dollar (alors qu’ils ont une balance des comptes courants largement positive, voir figure 1) et ils connaissent une inflation croissante, avec des taux d’intérêt faibles. Les fortes entrées de devises combinées à un taux de change fixe par rapport au dollar se traduisent par un accroissement de liquidité, ce qui est un facteur inflationniste. Théoriquement, les pays pétroliers devraient se libérer du carcan du taux de change fixe avec le dollar et ne pas réduire leur surplus budgétaire pour diminuer la surchauffe interne.

          On est donc dans une situation contradictoire selon l’endroit où l’on se place: si on considère les pays du Golfe comme ayant une responsabilité au niveau de l’équilibre mondial, alors en effet on peut plaider pour une politique de relance; mais si on regarde la situation au niveau national, alors tous ces pays connaissent une surchauffe qui se traduit par une poussée inflationniste et les instruments normaux d’intervention restent la réduction de la croissance monétaire, donc un taux de change flottant, des taux d’intérêt qui ne sont pas liés à ceux des États-Unis et une politique budgétaire plus rigoureuse! Pourquoi? Parce qu’avoir une politique budgétaire expansionniste pour ces pays équivaudrait à avoir une politique pro-cyclique. Avoir un taux de change plus souple pourrait contribuer à réduire le surplus de leur balance des paiements. M. Strauss-Kahn pense à une politique anticyclique au niveau mondial, alors que ces pays pensent à une politique anticyclique au niveau national.
 

Le stimulus budgétaire doit être « temporaire »

          D’après M. Strauss-Kahn, les politiques fiscales expansionnistes doivent « bien sûr » être temporaires. Cependant on constate que les politiques budgétaires expansionnistes sont rarement temporaires, elles ont plutôt tendance à devenir permanentes. Premièrement, les gouvernements tendent à mener des politiques pro-cycliques, c’est à dire à ne pas réduire les dépenses publiques durant les périodes de croissance. Dans un pays comme la France par exemple, il est impossible de supprimer les avantages acquis. Quand un président veut les réduire, il y a des manifestations dans la rue de la part des groupes protégés et les réformes sont annulées. Deuxièmement, comme les recettes n’arrivent pas à suivre le rythme des dépenses, le déficit est permanent. C’est la raison pour laquelle la France avait une dette publique qui s’élevait à 72% du PIB à la fin 2007.

          Être keynésien, aujourd’hui c’est oublier qu’à l’époque de Keynes, les dépenses publiques étaient limitées à 20-25% du PIB, alors qu’aujourd’hui elles atteignent le double. La politique keynésienne a contribué à accroitre d’une manière excessive le poids du secteur public (qui n’est pas limité à l’État, mais aux institutions décentralisées qui sont nombreuses en France, et à la sécurité sociale dont le budget est supérieur à celui de l’État). La politique keynésienne rampante a si bien réussi qu’elle n’est plus possible.
 

Figure 2
Dépenses publiques en pourcentage du PIB en France

Source: OCDE

          Pourquoi devrait-on chercher à accroitre encore plus les dépenses des administrations publiques de pays comme l’Allemagne (44% du PIB), les Pays-Bas (46%), le Royaume-Uni (45%), et la France (53%)? Cela ne peut que contribuer à un effet d’éviction du secteur privé et est à l’origine de l’« Eurosclérose ».

          Enfin, la relation entre un déficit budgétaire permanent et la croissance économique semble pour le moins douteuse. Si elle existait, la France et le Japon auraient la croissance la plus forte du monde, alors qu’ils ont la plus faible. Une politique budgétaire keynésienne entraine une croissance permanente des dépenses publiques, ce qui entraine une croissance des prélèvements obligatoires, qui ont eux-mêmes pour effet d’étouffer la croissance.

          En fait étant donné le poids des dépenses publiques dans l’économie des pays riches, la relation est inverse: la réduction des dépenses publiques contribue à un cercle vertueux de croissance, donnant un signal fort au secteur privé que les charges qui pèsent sur les entreprises vont diminuer. Au lieu d’une recherche systématique du déficit, les autorités financières françaises devraient rechercher l’équilibre budgétaire par une réduction des dépenses publiques liée aux réformes structurelles, ce qui pousserait la croissance économique, et l’emploi (comme le recommandait le rapport Pebereau). Cette expérience de retranchement budgétaire a été appliquée au Canada, en Allemagne, en Suède et au Danemark avec succès. Elle a montré qu’elle entraînait un cercle vertueux de compétitivité accrue (ce dont a besoin la France), une croissance plus forte et des finances publiques plus saines. Maintenir un ajustement budgétaire permettrait d’accroitre la crédibilité érodée du gouvernement dans ses réformes et rétablirait la confiance du secteur privé, qui verrait une volonté réelle de l’État d’abaisser les charges du pays.

          Il n’y a pas de solutions faciles à la crise qui va venir. Si la cause est financière et a commencé aux États-Unis, elle doit être traitée d’abord à ce niveau. Les États-Unis doivent remettre de l’ordre dans leurs finances et leur politique monétaire, et Wall Street pourrait limiter ses « innovations » financières sources de profit suivis de pertes désastreuses. Les États-uniens pourraient commencer à épargner. Les pays pétroliers et la Chine devraient s’orienter résolument vers un taux de change flottant qui permettrait à leurs monnaies de s’apprécier en fonction de leur surplus de leur balance des paiements.

          Peut-être la France pourrait-elle commencer à procéder à une politique soutenue et ordonnée de réformes micro-économiques (ce qui n’a rien à voir avec la facilité des politiques keynésiennes). Les rapports Attali et Camdessus paraissent à cet égard fort utiles. Il n’y a pas de solutions magiques et facile à la crise, ni à la langueur française. La croissance ne se fera pas par des déficits, mais par des réformes de structure qui portent sur l’offre. Malheureusement, plutôt que de faire face aux vrais problèmes, on préfère nous faire croire qu’une politique de facilité (la relance par un accroissement des dépenses publiques) va résoudre le problème français et le problème mondial. Le keynésianisme a décidément la vie dure!

 

1. « General Government level » ou administrations publiques (source IMF or OECD Economic Outlook).
2. IMF/WEO, 0ctobre 2007, p. 229.
3. The Gulf Co-operation Council countries (GCC): Bahreïn, Koweït, Oman, Qatar, Arabie saoudite et Émirats arabes unis.

 

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