Ces appels au respect de l'indépendance des journalistes ont reçu un
accueil très favorable, comme en témoignent, par exemple, les
multiples articles de soutien publiés par Les Echos. On
comprend l'intérêt porté à cette question, on comprend les
inquiétudes exprimées par les uns et par les autres, car on a le
sentiment que l'indépendance des journalistes est un moyen de
garantir la liberté de la presse, élément essentiel d'une société
libre. Mais cela ne doit pas empêcher de réfléchir sur le contenu
exact qu'il convient de donner à la notion d'indépendance des
journalistes.
De manière générale, il
semble d'ailleurs que la recherche de l'indépendance constitue une
préoccupation forte et caractéristique de notre époque. Ainsi, il
est fréquent de créer des organismes « indépendants » pour résoudre
des problèmes institutionnels. Tel est le cas par exemple, en
France, du CSA (conseil supérieur de l'audiovisuel), de l'AMF
(autorité des marchés financiers) ou de l'ART (autorité de
régulation des télécommunications), sans parler de l'indépendance
accordée à la Banque de France avant de l'être à la Banque centrale
européenne. Bien entendu, dans tous ces cas, le souci majeur a
consisté à rendre ces organismes indépendants du pouvoir politique.
Cependant, cette notion n'est pas sans ambiguïtés.
En effet, dire qu'un
organisme est indépendant (ou que ses membres sont indépendants),
c'est dire qu'il n'a de compte à rendre à personne, que ses membres
ne peuvent pas être sanctionnés ou subir des conséquences
quelconques de leurs décisions. Mais s'il en est ainsi, cela
signifie que ses membres sont irresponsables puisque la
responsabilité se définit comme le fait de supporter les
conséquences de ses actes. Or, les hommes ne sont pas parfaits.
Aussi bien intentionnés soient-ils, ils ont des préjugés, des
informations limitées et il faut bien admettre qu'il peut leur
arriver de prendre de « mauvaises » décisions.
Parce que les êtres
humains vivent en société et parce que leurs actes ont des
conséquences sur autrui, il est nécessaire qu'il existe des
processus de contrôle de ces actes, de telle sorte que
l'indépendance constitue un concept illusoire ou même parfois
dangereux. Ainsi, un producteur qui subit la concurrence d'autres
producteurs n'est pas indépendant: il ne peut pas vendre n'importe
quoi à n'importe quel prix. Il est « contrôlé » par la concurrence
et le marché, c'est-à-dire par les hommes et les femmes qui sont
susceptibles d'acheter ses produits, il est dépendant d'eux. Il est
responsable précisément parce qu'il subit les conséquences, bonnes
ou mauvaises, de ses propres choix. Et il est responsable parce
qu'il n'est pas indépendant.
Existe-t-il alors des
raisons de dire qu'il en va différemment dans la presse et dans les
médias? Est-il légitime de dire que les journalistes doivent être
indépendants, ce qui impliquerait qu'ils auraient le droit, à partir
du moment où ils ont été embauchés par un journal, d'écrire
n'importe quoi sans jamais en subir les conséquences, par exemple
sous forme de difficultés de carrière ou de licenciements? Personne
ne peut évidemment défendre une telle position. Mais alors que peut
bien signifier l'indépendance des journalistes?
Les limites de l'« indépendance » |
Si l'on admet – comme on doit raisonnablement le faire – qu'un
journaliste ne peut pas écrire n'importe quoi, comment peuvent alors
être déterminées les limites de son « indépendance »? Il en va dans
le journalisme comme dans n'importe quelle activité: c'est aux
propriétaires – eux-mêmes dépendants du marché – de déterminer les
stratégies de production et donc la manière pour les salariés de
remplir leurs tâches, conformément à leurs obligations
contractuelles. D'ailleurs, par le fait même que l'on se trouve dans
une relation contractuelle, on ne peut pas se dire indépendant, car
on est lié par le contrat qu'on a librement signé. Il est incohérent
de prétendre qu'on doit être indépendant tout en ayant accepté de
signer un contrat de travail. Il n'en irait autrement que si le
journal appartenait à une coopérative de journalistes liés par des
contrats garantissant l'absolue indépendance de chacun. Une telle
formule serait d'ailleurs légalement possible. Si elle n'existe pas
c'est que cela ne marche pas. Il faut en effet une spécialisation
des tâches, certains – les propriétaires du journal – supportant les
risques de l'entreprise, les autres étant rémunérés pour leurs
services. Mais précisément, s'ils supportent les risques, il revient
normalement aux propriétaires de déterminer la ligne éditoriale.
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