Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

ENTRETIEN

 

Patrice Vézine est conseiller principal d'Éducation. On peut lire ses réflexions sur son blogue Liberté Avenir.

 
 

LES IDÉES LIBÉRALES EN FRANCE:
BILAN-AUTOÉVALUATION

 

          Patrice Vézine, conseiller principal d'Éducation, rencontre Jean-Louis Caccomo, docteur en sciences économiques de l'Université d'Aix-Marseille II, maître de conférences à l'Université de Perpignan, expert international impliqué dans de nombreux programmes de coopération (Maroc, Algérie, Ukraine, Thaïlande, Mexique, Syrie, Comores, Chine, Canada, USA), auteur de Innovation dans l'industrie touristique. Enjeux et stratégies (L'Harmattan, 2e édition, Paris, 2006); Les enjeux économiques de l'information. La numérisation (L'Harmattan , Paris 1996); L'épopée de l'innovation. Innovation technologique et évolution économique (L'Harmattan, Paris, 2005); La troisième voie: impasse ou espérance (Les Presses Littéraires, 2007), et collaborateur au Québécois Libre depuis septembre 2001.
 

 

Patrice Vézine: Après des années passées à écrire des chroniques et à publier pour la promotion des idées libérales en France, quel bilan en forme d'autoévaluation es-tu en mesure d'effectuer à ce jour? Tes idées sont-elles davantage entendues?

Jean-Louis Caccomo: Quand j'ai commencé à écrire, personne ne me connaissait, sauf les chercheurs spécialistes qui lisaient les revues de recherche dans lesquelles je publiais mes articles académiques, ce qui se compte sur les doigts d'une main. J'ai diffusé mes premières chroniques par fax à une vingtaine d'abonnés. Puis j'ai appris à me servir du courrier électronique et des listes de diffusion. Mes premières listes touchaient trente personnes. Aujourd'hui, un millier d'adresses sont inscrites sur mes listes tandis que mes plus fidèles lecteurs diffusent les chroniques avec leur propre liste. Des personnalités publiques sont abonnées et réagissent parfois au côté volontairement provocateur des chroniques. Ainsi, j'ai pu entretenir une correspondance suivie et passionnée avec François Bayrou; Jean-François Revel m'a fait l'honneur de m'écrire un jour une lettre pour m'encourager à continuer. J'ai droit parfois à un petit mot de sympathie de Guy Sorman et de certains chroniqueurs du Figaro comme Ivan Rioufol. Enfin des économistes comme Jacques Marseille ou Christian Saint-Etienne m'ont exprimé leur soutien. Quand j'ai commencé, tous ces noms étaient pour moi des icônes intouchables et inaccessibles.

En 2005, un bloggeur m'a contacté pour m'expliquer que je toucherais plus de monde en créant mon propre blogue. Je ne savais pas ce qu'était un blogue. J'ai fait le saut. Aujourd'hui, mon blogue connaît une audience croissante qui m'a permis de toucher les rédactions de certaines revues. Ainsi, je suis devenu chroniqueur pour le site libertarien du Québécois Libre et, plus récemment, pour la revue mensuelle Politique Magazine (Paris) tandis que mes chroniques sont reprises dans de nombreux blogues en France, au Canada (le Blogue du QL), en Italie ou en Espagne (El conservador). De ce point de vue, on peut espérer que je bénéficie d'une audience croissante.

P.V.: De résistance, tes chroniques sont devenues pleines d'espérance: es-tu vraiment optimiste?

J.-L.C.: J'ai écrit pendant sept ans sur le registre de la résistance. C'est un peu épuisant. Certains me reprochaient d'être toujours pessimiste, de critiquer pour critiquer. La campagne électorale de 2007 m'a en effet donné à espérer. Je ne suis pas dupe des hommes et femmes politiques qui ont tendance à confondre la fin avec les moyens (le pouvoir). Mais j'ai espéré en mon peuple, au peuple de France dont la succession chronique des revendications corporatistes a quelque chose de désespérant. Je dois dire que ce manège infernal a repris de plus bel aujourd'hui. En cela, je ne suis guère optimiste.

P.V.: Internet, publication d'ouvrages, enseignement et recherches universitaires: envisages-tu dans le futur d'autres moyens d'action en vue de contribuer à la progression de la philosophie libérale dans les esprits?

J.-L.C.: Le combat sur le terrain des idées est essentiel car les antilibéraux ont gagné avant tout sur ce terrain, discréditant les mots en les chargeant de connotations extrêmement péjoratives, de manière à discréditer ceux qui voulaient incarner les idées libérales. Je continuerai donc à m'impliquer à fond sur ce terrain. À ce propos, je participe à un ouvrage collectif sur le thème de Mai 68, à l'intérieur duquel j'ai écrit un chapitre qui propose une analyse économique des accords de Grenelle. Aujourd'hui, on reprend le terme de Grenelle sans bien mesurer ce qui s'est passé à ce moment. C'est un peu comme avec le Front populaire, immédiatement associé aux congés payés. On oublie que près de neuf mois après l'accession de Léon Blum au pouvoir, les caisses de l'État étaient vidées... Il est plus que jamais essentiel de faire contrepoids à la présentation officielle et dominante de l'histoire, de l'économie et de l'actualité, que ce soit dans les manuels, dans les milieux intellectuels, dans les publications et dans les médias. Cependant, le seul engagement sur le terrain intellectuel ne suffit pas car le débat politique obéit à d'autres logiques dans lesquelles l'image, la sympathie et des tas d'éléments moins rationnels interviennent, au-delà des programmes des uns et des autres. De ce point de vue, je dois dire que je suis allé de déception en déception.

P.V.: À ce sujet plus précisément, quel bilan tires-tu de tes engagements partisans (adhésion à Alternative Libérale et soutien à Nicolas Sarkozy)?

J.-L.C.: Mon premier engagement a été d'adhérer à Génération Libérale et les cercles Idées-Action d'Alain Madelin, qui était pour moi le seul homme politique incarnant un engagement libéral authentique et dévoué à l'intérêt général. C'est pourquoi j'ai décidé de suivre sa démarche d'adhésion à l'Union pour un mouvement populaire (UMP), en espérant animer un courant libéral et réformateur au sein de l'UMP. Les intrigues l'ont emporté sur les idées, les convictions et les personnes. Puis il y a eu la création d'Alternative Libérale (AL). Enfin un parti explicitement libéral auquel j'ai beaucoup cru aussi, m'y associant dès le début. Mais encore une fois, les intrigues et les ambigüités ont brisé dans l'oeuf la dynamique partisane de sorte que la plus grande partie des intellectuels libéraux historiques (ALEPS) n'ont pas suivi ce mouvement. Enfin, je me suis intéressé à Nicolas Sarkozy à partir du moment où il a repris le contrôle de l'UMP, devenant peu à peu présidentiable sur la base d'un discours de rupture réellement nouveau. Quant à savoir si Sarkozy était libéral ou pas, j'avoue que je ne me posais pas cette question. D'ailleurs, les membres d'AL en sont à proposer des tests (!!) pour vérifier le degré de pureté libérale de leurs adhérents... On ne doit pas mettre au même niveau le combat d'idées, l'engagement intellectuel, qui doit demeurer le plus entier possible, puis l'engagement politique. Il faut faire des concessions. À ce moment, j'ai jugé qu'il était le seul candidat susceptible de provoquer la rupture attendue par les Français. Mon livre était sous-titré Impasse ou espérance... Aujourd'hui, je dois admettre que nous sommes dans l'impasse.

P.V.: Je défends l'idée selon laquelle la gauche est née libérale et non collectiviste tandis que tu souhaites rendre la droite fière de son « héritage libéral ». Peut-on s'entendre toi et moi?

J.-L.C.: La gauche française s'est opposée au mouvement syndical, craignant qu'il soit à l'origine d'un embourgeoisement de la classe ouvrière. Très tôt, la gauche française est révolutionnaire et collectiviste. Ces deux aspects reposent sur un antilibéralisme extrêmement violent qui fait la culture de la gauche française. J'ai fait mon doctorat d'économie dans une université socialiste et je connais de ce point de vue parfaitement mes classiques, tandis qu'il a fallu que j'étudie seul l'économie et les grands textes libéraux, presqu'en cachette. Certains professeurs comparaient Milton Friedman ou Pascal Salin à des fascistes! Quand on a 20 ans, on n'ose pas lire de telles horreurs et la parole d'un mandarin d'université ne se remet pas en question. Depuis, j'ai fait mon cheminement... et mes profs ne me l'ont pas pardonné. J'ai donc du mal avec la gauche.

Pourquoi faut-il toujours que tout ce qui évoque le progrès (la culture, le social, la générosité) soit positionné à gauche? Malheureusement pour moi, la droite française a honte de ses racines libérales. Elle est devenue tellement étatiste et jacobine qu'elle se reconnaît plus volontiers dans des idées de gauche que dans des idées libérales qui vont être qualifiées d'extrême droite! D'ailleurs, en pratiquant l'ouverture, Sarkozy récupère l'idée de Bayrou. De ce point, je me sens en effet trompé car j'ai précisément écarté le vote Bayrou en l'absence d'une vision claire du centre. L'expérience actuelle montre en tout cas qu'il est difficile de se débarrasser de ce clivage gauche-droite. Même au sein d'AL qui prétend apporter un nouvel axe dans la géométrie politique, il y a une opposition entre gauche libérale et libéraux conservateurs à défaut de proposer une vision claire et cohérente du libéralisme.
 

« Le combat sur le terrain des idées est essentiel car les antilibéraux ont gagné avant tout sur ce terrain, discréditant les mots en les chargeant de connotations extrêmement péjoratives, de manière à discréditer ceux qui voulaient incarner les idées libérales. »


P.V.: Si demain tu es nommé premier ministre, quelles sont les trois premières mesures que tu prendras?

J.-L.C.: Je ne peux pas répondre à une telle question du haut de ma position de pur intellectuel. C'est trop facile car on peut dire tout ce que l'on veut dans l'absolu, mais la mise en pratique est une autre histoire. J'ai entendu des libertariens dire qu'il fallait privatiser les trottoirs ou supprimer le concours de l'agrégation. Puis quand ils ont été au pourvoir (en tant que membre d'une équipe municipale ou membre d'un jury), ils ont cautionné à fond le système. Évidemment on ne privatise pas les trottoirs, on ne légalise pas la drogue... et personne n'a supprimé l'agrégation, institution mandarinale vénérée en France. C'est pourquoi je reste encore dans le doute par rapport à l'actuel gouvernement. Certains de ces membres ont une réelle volonté de réformer. Le projet de Valérie Pécresse était excellent. Mais il est passé à la machine à laver du dialogue social. Comme si les meilleures volontés réformatrices se brisaient sur le réel pouvoir, occulte celui-là, d'un État dans l'État. Christine Lagarde connait mieux que tout le monde l'économie, considérant son expérience dans le privé. Mais une fois devenue ministre de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, elle récite parfaitement la musique de Colbert. Alors j'applaudirai le jour où un premier ministre dira aux Français: « Je viens aux commandes si vous me donnez le pouvoir de briser cette spirale infernale du dialogue social ».

La liberté syndicale est un principe libéral, comme la liberté de penser, la liberté de la presse; mais pas sur le dos des autres. C'est un autre principe libéral, qu'on ne peut séparer du premier: la liberté implique la responsabilité. La représentativité ne doit pas être un statut consacré par la loi. Le financement des syndicats doit provenir de leurs adhérents. Il n'est pas normal qu'un gouvernement légitimement élu doive affronter un troisième tour social permanent, doive soumettre ses textes aux partenaires sociaux... C'est cette dérive qui nous entraîne vers une collectivisation rampante de toute notre économie d'où il découle l'appauvrissement général. Ainsi, j'attends trois mesures essentielles: 1) suppression du monopole de la représentativité syndicale, 2) suppression du monopole de la sécurité sociale, 3) suppression du monopole de l'éducation nationale. Tu vois, je ne suis pas prêt de faire une carrière politique!

P.V.: Es-tu favorable à un véritable service public de télévision?

J.-L.C.: C'est une question piège. Et qu'est-ce qu'un véritable service public en ce domaine? À partir du moment où l'audiovisuel est ouvert à la concurrence, la coexistence de chaînes publiques et de chaînes privées est problématique. Je préférerais une plus grande liberté pour qu'il y ait plus de chaînes privées et libres. Pourquoi n'avons-nous pas une chaîne de télé pour les intellectuels libéraux? Une chaîne consacrée à la science, au voyage comme sur le câble, avec des fondations pour financer des chaînes qui auraient un public certes étroit mais fidèle. Le concept de service public est ambigüe. En toute rigueur, l'État doit financer un service public composé des activités qui seraient délaissées par le marché pour cause de non-rentabilité. Certes, on peut dire que les chaînes privées font n'importe quoi, que les programmes sont médiocres, d'où la nécessité de proposer un service public de qualité. Mais de leur côté, les chaînes publiques deviennent un instrument de propagande, ce qui est tout aussi insidieux que la médiocrité. Mais j'avoue ne pas avoir d'avis tranché sur la question. On ne peut pas avoir un avis tranché sur tout. L'existence d'un service public fait partie de ces traditions françaises qu'il est illusoire et sans doute peu souhaitable de vouloir supprimer du jour au lendemain. Mais il faut donner un cahier des charges aux chaînes publiques. À partir du moment où elles auront un financement totalement public, il appartient aux chaînes publiques de ne plus se comparer aux chaînes privées en matière de programme. Elles doivent proposer des choses radicalement différentes.

P.V.: Que t'inspirent le discours de Latran du président de la République ainsi que les propos d'Emmanuelle Mignon, sa directrice de cabinet? Que veut dire pour toi le mot « laïcité »?

J.-L.C.: Je ne me suis guère exprimé sur ce sujet d'une part parce qu'il est difficile d'avoir une opinion claire sur tous les problèmes. J'admire ceux qui peuvent le faire. Mais au rythme actuel d'une polémique par jour, il est difficile de suivre. D'autre part parce que c'est un terrain glissant et moins clair à mes yeux que les questions d'ordre économiques et sociales. J'avoue que le président a bien d'autres choses à faire qu'à rallumer des foyers de querelles. Les Français passent leur temps à s'étriper à travers des polémiques stériles pendant que les grandes réformes sont toujours retardées, remises à plus tard (mais quand?). La religion fait partie de ces questions pour lesquelles les Français se sont entretués. Par principe, j'estime que la foi est une affaire privée, le résultat d'un choix individuel qui nous engage en tant que personne devant Dieu et nous-mêmes. Je ne veux pas qu'elle devienne une affaire publique, une institution, encore moins qu'elle soit affaire d'État. Telle est pour moi la définition de la laïcité: une neutralité dans la liberté et la tolérance religieuses.

Parfois, j'ai le sentiment à l'inverse que la laïcité à la française est devenue une véritable religion de substitution avec son corolaire, l'État-providence qui se substitue à la providence... et les agents de l'État s'improvisant comme de nouveaux inquisiteurs. Là aussi, le libéralisme repose sur le respect et la tolérance de la diversité religieuse. D'ailleurs je travaille dans de nombreux pays musulmans (en Algérie, Syrie et au Maroc) et j'enseigne l'analyse économique et financière dans un master de droit musulman; et je n'ai jamais eu de problèmes avec l'enseignement de l'économie et la diffusion de la philosophie des Lumières. Je dois même dire que mes étudiants se montrent extrêmement passionnés et que parfois, au Maroc ou en Syrie, on est beaucoup plus à l'aise avec l'idée du commerce et de l'argent qu'en France où l'on a l'impression de commettre un pêché. Étonnant pour un pays laïque et qui se revendique laïque.

On doit être libre de choisir et vivre sa religion. L'État doit rester neutre par rapport à cela. Le chef de l'État n'avait pas besoin de s'embarquer sur ce terrain. La question des sectes est aussi une question difficile. Car tout dépend comment on définit une secte. Car encore une fois, au nom d'une noble intention, on entre dans une logique qui peut s'avérer extrêmement dangereuse et liberticide. Quand j'entends Catherine Picard, en charge de ce dossier, nous expliquer que la montée des sectes est directement reliée à l'expression du néolibéralisme américain, j'ai un frisson dans le dos. L'État a des missions essentielles de police et de justice, destinées justement à protéger les citoyens. Il doit donc être ferme dans ces missions. Si un individu est abusé par un autre, si un drogué est abusé par un dealer, si une personne est abusée par une autre au point de perdre son libre arbitre, la justice doit passer par là. Mais il faut être très prudent sur ce qu'on appelle une secte. Il reste que j'ai été confronté indirectement à ce problème car une personne proche de mon frère s'est trouvée embarquée dans une secte. Elle a plaqué sa famille du jour au lendemain. C'était en effet dramatique pour elle. Elle a été broyée. Mais je crois aussi qu'il faut d'autant plus tout faire pour apporter dans l'éducation tous les éléments qui nous permettent de devenir des individus capables de faire la part des choses. À trop nous protéger, l'État peut aussi nous endormir, nous rendre très dociles et influençables, et donc à la merci des jeux ou des sectes.