Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

OPINION

 

Bradley Doucet est l'éditeur anglais du QL. Un écrivain résidant à Montréal, il a étudié la philosophie et l'économie et il poursuit en ce moment la rédaction d'un roman sur la recherche du bonheur.

 
 

DES ARGUMENTS PRATIQUES ET ÉTHIQUES EN FAVEUR D'UN LIBRE MARCHÉ D'ORGANES *

 

par Bradley Doucet

          Le principal responsable d'un réseau de trafiquants de reins en Inde, le Dr Amit Kumar, a été arrêté le mois dernier au Népal et attend son procès. Il vivait auparavant avec sa femme et ses deux enfants à Brampton en Ontario, où il avait acheté une maison l'année dernière. M. Kumar se serait présenté comme chirurgien cardiovasculaire et aurait dit à ses voisins de Brampton qu'il se rendait en Inde pour liquider ses affaires. Les autorités indiennes affirment toutefois qu'il n'est pas un chirurgien. Le réseau de trafiquants de reins qu'il est présumé avoir dirigé tentait, dit-on, de trouver des donneurs potentiels parmi les Indiens pauvres en les droguant, en les forçant à la pointe du fusil, ou en leur offrant de 1000 à 2500 $ pour l'un de leurs deux reins.

 

          Au premier chef, ce genre d'histoire a pour effet de confirmer les pires appréhensions de certaines personnes par rapport à un marché débridé – de l'exploitation des plus pauvres aux profits exorbitants obtenus par des hommes d'affaires véreux en passant par les avantages injustes dont les riches bénéficient. En fait, cela démontre exactement le contraire. Le fait est qu'il est absolument illégal de vendre ou d'acheter des reins en Inde, tout comme au Canada et dans la plupart des pays du monde, et les effets lamentables qu'on observe sont précisément le résultat de cette absence d'un marché ouvert et légal.
 

Freiner le pouvoir du marché

          Comme on peut s’y attendre, en l’absence d’un marché qui fonctionne librement, la demande dépasse de beaucoup l’offre disponible pour des reins à transplanter à travers le monde. Dans un article publié par le Wall Street Journal en novembre dernier, la journaliste Laura Meckler rapportait qu’environ 4400 personnes sont mortes l’année dernière aux États-Unis seulement en attendant une greffe de rein. La liste de personnes en attente d’un rein comptait à la fin de l’année 75 000 noms, alors qu’on avait réalisé moins de 20 000 greffes. Les temps d’attente peuvent s’allonger jusqu’à six ans – pour ceux qui réussissent à survivre aussi longtemps.

          En Inde, les données font état d’une réalité encore plus sombre. Dans un reportage pour BBC News le 5 février dernier, Sanjoy Majumder écrit qu’« On estime à 150 000 le nombre d’Indiens qui ont besoin d’une greffe de rein à chaque année, alors qu’il y en a seulement 3500 disponibles ». Apparemment, les lois indiennes sont encore plus contraignantes que celles d’autres pays, puisqu’elles décrètent qu’un patient peut recevoir un rein uniquement d’un proche parent lié par le sang. Selon M. Majumder, « C’est l’une des principales raisons qui explique la présence d’un marché noir florissant ».

          On pourrait pourtant remédier facilement à toutes ces pénuries. Contrairement à la plupart des autres organes, les reins peuvent être obtenus d’un donneur vivant, puisque chacun de nous en a un de surplus et que la majorité des gens peuvent vivre tout à fait bien avec un seul rein. Malgré cela, vous n’avez pas le droit de vendre l’un de vos reins; vous pouvez uniquement le donner, et il n’y a tout simplement pas suffisamment de gens qui souhaitent le faire.

          David R. Henderson, qui est chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’économie à l’École d’études navales de troisième cycle de Monterey en Californie, a bien résumé le principal argument économique en faveur d’une légalisation du commerce des organes dans son article « Organs For Sale? » publié dans le San Francisco Chronicle en 2001: « Nombre de médecins ont reconnu que la solution consiste à donner aux fournisseurs potentiels d’organes la même incitation que l’on donne aux médecins, aux infirmières et à pratiquement tout le monde dans le système de santé: leur permettre d’exiger un paiement. Personne ne serait surpris qu’il manque de médecins si on insistait pour qu’ils rendent leurs services gratuitement. »
 

Répondre aux préoccupations

          Certains trouveront bien sûr l’idée inconcevable. Ils pensent que les médecins devraient être motivés par leur souci pour le bien-être des hommes et des femmes qu’ils soignent, et non par leur compte en banque. Ils considèrent qu’il est cynique d’offrir des compensations financières aux gens pour les bonnes oeuvres qu’ils réalisent. Comme l’écrit Henderson toutefois, « il n’est pas plus cynique d’insister pour être payé avant de céder une partie de son corps que d’insister pour être payé en échange de cet autre produit de votre corps, soit votre main-d’oeuvre ».

          Le Dr Arthur J. Matas, un chirurgien éminent spécialisé dans les greffes, défend avec ferveur depuis de nombreuses années la mise en place d’un marché légal, bien que réglementé, pour l’échange de reins. Dans un article de 2006 intitulé « Why We Should Develop a Regulated System of Kidney Sales: A Call for Action! », il dresse la liste et répond à pratiquement toutes les objections qu’on puisse opposer à l’idée de mettre fin à l’actuelle interdiction. « Ceux qui s’opposent à un système de vente réglementé laissent entendre qu’ils défendent un point de vue moralement supérieur en voulant protéger le donneur potentiel qui recevra un paiement (le protéger de quoi? De l’exploitation? Du tort causé par la chirurgie?) ou la société (la protéger de la perte de dignité humaine?). Le résultat en bout de ligne est toutefois une sentence de mort pour nos nombreux patients en attente d’une greffe. »
 

« Comme on peut s’y attendre, en l’absence d’un marché qui fonctionne librement, la demande dépasse de beaucoup l’offre disponible pour des reins à transplanter à travers le monde. »


          Parmi toutes les objections auxquelles le Dr Matas s’attaque, la peur qu’on exploite les pauvres est sans doute celle qui constitue le principal obstacle pour la plupart des gens. Les pauvres seraient évidemment plus susceptibles de vendre leurs reins, mais peut-on vraiment parler d’un cas d’exploitation lorsque l’individu possède toute l’information pour prendre une décision éclairée? Il explique que:
 

          Nous n’empêchons pas les pauvres d’accepter des emplois risqués dont les riches ne voudraient pas (par exemple, comme mineurs, pompiers, policiers ou soldats) et dans tous les autres domaines de notre société, nous leur permettons de prendre des décisions de façon autonome. Lorsqu’il s’agit de la vente de reins cependant, « en violation surprenante avec nos notions habituelles concernant la liberté individuelle, nous interdisons à des adultes d’entrer librement dans une relation contractuelle de laquelle les deux parties s’attendent à tirer des bénéfices, et sans que personne d’autre ne subisse de tort apparent ». En empêchant les pauvres de vendre un de leurs reins, on les condamne à rester pauvres et on leur enlève une occasion d’améliorer leur vie.

          Le Dr Matas souligne que c’est dans le contexte d’un marché noir non réglementé que les pauvres subissent vraiment une exploitation et qu’il n’existe aucun argument valable pour s’opposer à la mise en place d’un marché légal, réglementé, avec des mesures de protection adéquates. Un marché légal remplacerait d’ailleurs le marché noir dangereux.

          R. R. Kishore, le fondateur de l’Indian Society for Health Laws and Ethics, utilise un argument similaire dans un texte publié en 2005 dans le Journal of Medical Ethics, « Human organs, scarcities, and sale: morality revisited ». Selon lui, « l’interdiction de la vente d’organes a empiré le sort des pauvres. Les acheteurs refusent souvent de payer le prix qui a été convenu. Le vendeur ne peut faire valoir son droit à cause de la peur d’être poursuivi en justice. Ainsi, la stratégie qui visait à protéger les pauvres a eu un effet exactement contraire. » Comme c’est le cas dans bien d’autres domaines, c’est l’interdiction qui provoque la souffrance.
 

À qui ce corps appartient-il?

          Vous pourriez croire que votre corps vous appartient mais du point de vue de la loi, il est évident que vous vous trompez. Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez de votre corps pendant que vous être vivant, et vous n’êtes pas non plus tout à fait libre d’en disposer après votre décès. Étrangement, vous pouvez donner un rein, mais pas le vendre. Mais si l’on conçoit que vous pouvez le donner parce qu’il vous appartient, pourquoi alors cette possession de votre rein ne vous permet-elle pas de le vendre?

          Il est intéressant de noter que lorsqu’Amit Kumar a été arrêté, il a nié avoir participé à quelque crime que ce soit. Les cours indiennes détermineront si cela peut être prouvé hors de tout doute raisonnable. Les principes en cause sont toutefois clairs: si M. Kumar a effectivement forcé des personnes à céder leur rein, il devrait être puni. S’il a omis de les informer des risques encourus par le don d’un rein, ou failli à son obligation d’honorer sa partie du contrat en termes de compensation monétaire ou de soins postopératoires, il devrait également être sanctionné. Mais lorsque quelqu’un donne toutes les informations nécessaires au donneur, négocie librement un prix avec lui, et remplit ses engagements à l’avantage mutuel de toutes les parties, sur la base de quel code moral peut-on le déclarer coupable de quoi que ce soit?

          S’il est mal de forcer quelqu’un à céder un rein, il est tout aussi répréhensible, et pour les mêmes raisons, d’empêcher quelqu’un d’en vendre un. La question centrale est celle de l’utilisation de la force, qui n’est jamais justifiée. Elle n’est pas non plus pratique, puisqu’en rendant illégal le commerce de reins, on s’assure que seuls les hors-la-loi en achèteront et en vendront, et les criminels qui viendront combler ce besoin seront vraisemblablement beaucoup moins scrupuleux que les commerçants légitimes.

          Pendant qu’on constate les pires effets d’un commerce illégal de reins dans des pays comme l’Inde, et que les sociétés riches du monde développé continuent de se démener avec des listes d’attente qui ne cessent de s’allonger, on trouve un endroit dans le monde où la situation est, contre toute attente, tout à fait différente: l’Iran. Il est ironique de constater que le seul gouvernement au monde qui n’interdise pas de compenser monétairement les donneurs de reins soit aussi l’un des régimes les plus répressifs de la planète sous la plupart des autres aspects. Tel que le rapportait en 2006 le Clinical Journal of the American Society of Nephrology, « Un programme de greffes rénales ayant recours à des donneurs vivants, non apparentés au patient et rémunérés, a été adopté en 1988. La conséquence en a été que le nombre de greffes rénales réalisées a augmenté de façon substantielle, à tel point que la liste d’attente pour des greffes a été complètement éliminée dès 1999. »

          La possibilité d’offrir un rein à tous ceux qui en avaient besoin en Iran n’a d’ailleurs pas été le seul résultat positif de ce programme, bien qu’il s’agisse d’une réalisation considérable. Renversant l’interprétation habituelle du dilemme éthique, les auteurs de l’article du CJASN notent que les parents qui donnent un rein ne le font pas toujours de façon tout à fait volontaire. Ils concluent qu’« il peut s’avérer plus éthiquement approprié de réaliser une greffe rénale avec un donneur payé qui n’est pas apparenté qu’avec un donneur de la même famille ou un conjoint qui subit dans une certaine mesure une pression des autres membres de la famille ou se sent obligé de le faire sur le plan émotionnel. »

          Nos réactions instinctives à propos du caractère sacré du corps humain et nos préoccupations bien intentionnées vis-à-vis l’exploitation des pauvres ne devraient pas occulter les arguments rationnels et les faits. Ces deux guides fiables confirment l’efficacité et la justice d’un système qui permet à chacun de faire ses propres choix. Et le Dr Matas n’exagère pas lorsqu’il décrit le présent système fondé sur l’interdiction comme l’équivalent d’une condamnation à mort. Nous sommes confrontés à une situation où des milliers de personnes meurent inutilement chaque année, et où des dizaines de milliers d’autres doivent subir pendant des années le supplice qu’est la dialyse. Il est clair que la légalisation du commerce de reins est en fin de compte la seule option possible qui soit éthiquement acceptable.

 

* Ce texte a d'abord été publié en anglais dans le numéro 252 du QL – 10 février 2008. Il a été traduit par Martin Masse.

 

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