Même dans l'entreprise la plus importante et la plus
compliquée, le calcul monétaire, la comptabilité, les
barèmes et statistiques d'exploitation permettent de
contrôler exactement le résultat de chaque département. D'où
la possibilité de juger de l'activité des différents chefs
de service et de leur contribution au résultat d'ensemble de
l'entreprise. On sait ainsi à quoi s'en tenir sur ces chefs
de service, comment les traiter et les récompenser en
fonction de leur valeur. L'accession aux postes de
responsabilité est réservée à ceux qui ont donné des preuves
indéniables de succès dans un domaine plus restreint. Et de
même qu'on peut contrôler par la comptabilité des coûts
l'action des chefs de service, on peut examiner l'activité
de l'entreprise dans chaque domaine de son activité
d'ensemble et les effets de certaines mesures touchant à
l'organisation.
Il existe, certes, des limites à l'exactitude de ce
contrôle. À l'intérieur d'un service on ne peut plus évaluer
le succès ou l'échec de l'activité de tout travailleur
individuel de la même manière que celle du chef de service.
La contribution de certains services au rendement total ne
peut pas être chiffrée; on ne peut évaluer le rendement d'un
bureau d'études, d'un bureau juridique, d'un secrétariat,
d'un service de statistiques, etc., de la même façon qu'on
le fait pour le rendement d'un service de vente ou de
fabrication. Les premiers doivent être laissés à
l'appréciation des chefs de service intéressés, les seconds
à celle de la direction générale de l'entreprise. L'on peut
d'autant plus tranquillement s'en remettre à eux que la
clarté relative des conditions le permet et que ceux qui ont
à juger – chefs de service et direction générale – ont
intérêt à bien juger en ce sens que le rendement des
affaires dont ils ont la responsabilité se répercute sur
leur revenu personnel.
L'appareil de l'administration publique représente
l'antithèse de cette entreprise contrôlée, dans chacune de
ses manifestations, par le calcul de la rentabilité. Aucune
comptabilité ne peut faire ressortir si un juge – et ce qui
vaut pour le juge vaut également pour chaque fonctionnaire
de l'Administration – s'est mieux ou moins bien acquitté de
sa tâche. Il n'y a pas de possibilité de constater par
l'intermédiaire d'un indice objectif si un arrondissement ou
un département est bien ou mal administré, de façon autonome
ou dispendieuse. Lorsqu'il s'agit de juger de l'activité des
fonctionnaires de l'administration publique, la porte est
par conséquent grande ouverte au libre jugement et partant
aussi à l'arbitraire. On ne peut décider de la question de
savoir si une charge est nécessaire, si elle occupe trop ou
trop peu de fonctionnaires et si son institution est
opportune ou non qu'en fonction de points de vue où se
mêlent bien des considérations dépourvues d'objectivité. Il
n'est qu'un domaine de l'administration publique où existe
un critère indéniable de succès ou d'insuccès: la conduite
de la guerre. Mais ici encore l'on ne peut se prononcer de
façon certaine que sur le succès. On ne peut répondre
rigoureusement et exactement à la question de savoir dans
quelle mesure le rapport des forces avait, avant même le
début des hostilités, déterminé la décision, et ce qu'on
doit en fin de compte à la capacité ou à l'incapacité des
chefs de guerre et à leur comportement, à l'opportunité des
mesures prises. Bien des généraux ont été fêtés comme des
vainqueurs, qui ont tout fait pour faciliter à l'ennemi la
victoire, et qui ne doivent leur succès qu'à des
circonstances plus fortes que les fautes commises par
eux-mêmes. Et l'on a parfois réprouvé des vaincus dont le
génie avait tout fait pour éloigner une défaite inévitable.
Le chef d'une entreprise privée ne donne aux employés,
auxquels il assigne une tâche indépendante, qu'une seule
directive: s'efforcer d'obtenir la plus haute rentabilité.
Cette directive contient tout ce qu'il y a à leur dire, et
la comptabilité permet de déterminer facilement et sûrement
dans quelle mesure les employés s'y sont conformés. Le chef
d'un office bureaucratique se trouve dans une situation
toute différente. Il peut ordonner à ses subordonnés ce
qu'ils ont à faire, mais il ne peut vérifier si les moyens
qu'ils utilisent pour atteindre ce résultat sont les plus
appropriés et les plus économiques compte tenu des
circonstances. À moins d'être omniprésent dans tous les
offices et bureaux placés sous ses ordres, il ne peut juger
si le même résultat n'aurait pu être obtenu avec une dépense
moindre en travail et en biens. Nous faisons même
abstraction du fait que le résultat lui-même n'est pas
chiffrable mais ne peut être exprimé que de façon
approximative. Car, nous n'examinons pas les choses sous
l'angle de la technique administrative et de ses effets
extérieurs; nous ne faisons que rechercher comment cette
technique réagit sur le fonctionnement intérieur de
l'appareil bureaucratique; le résultat ne nous intéresse
donc que par rapport aux dépenses engagées. Mais comme une
élévation numérique comparable à celle de la comptabilité
commerciale n'est pas concevable pour déterminer ce rapport,
force est au responsable d'un appareil bureaucratique de
donner à ses subordonnés des consignes qu'ils se doivent de
respecter. Ces consignes prévoient de façon schématique les
mesures à prendre en vue d'un déroulement régulier de la
marche des affaires. Mais pour tous les cas extraordinaires,
il faut, avant d'engager des dépenses, obtenir l'avis de
l'autorité subordonnée. C'est là un procédé ennuyeux et
incommode, en faveur duquel on peut seulement avancer qu'il
est le seul responsable. Si l'on donnait, en effet, à chaque
organe subalterne, à chaque chef de service, à chaque
département secondaire le droit d'engager les dépenses
qu'ils estiment nécessaires, les frais de l'administration
s'accroîtraient indéfiniment. On ne doit pas se faire
d'illusion sur le fait que le système est extrêmement
défectueux et peu satisfaisant. Beaucoup de dépenses
superflues sont admises alors que d'autres, qui seraient
nécessaires, ne sont pas engagées parce que précisément il
n'est pas donné à l'appareil bureaucratique, du fait de son
caractère particulier, de s'adapter aux circonstances à
l'instar de l'appareil commercial.
C'est surtout chez le bureaucrate que se manifestent les
effets de la bureaucratisation. L'embauchage d'un
travailleur dans une entreprise privée n'est pas un
témoignage de bienveillance mais un marché dans lequel les
deux parties, l'employeur et l'employé, trouvent leur
compte. L'employeur doit s'efforcer de payer à l'employé une
rémunération en rapport avec son rendement. S'il ne le fait
pas, il court le risque de voir l'employé passer chez un
concurrent payant mieux. L'employé doit s'efforcer de
s'acquitter de ses fonctions de telle sorte que son salaire
soit justifié et qu'il ne coure pas le risque de perdre sa
place. L'emploi n'étant pas une faveur mais un marché,
l'employé n'a pas à craindre d'être congédié parce qu'il
serait tombé en défaveur. Car l'entrepreneur qui congédie
pour une telle raison un employé capable et méritant ne nuit
qu'à lui-même et non à l'employé, qui trouvera une
utilisation correspondante. On peut aussi, sans le moindre
inconvénient, confier au chef de service le droit
d'embaucher et de congédier du personnel et ce pour la
raison suivante: étant obligé, sous la pression du contrôle
qu'exercent sur son activité la comptabilité et les
statistiques d'exploitation, de n'avoir en vue pour son
service que la plus haute rentabilité, chaque chef de
service doit prendre soin de retenir les employés les
meilleurs. Si pour des raisons d'envie il congédie un homme
qui ne le mérite pas, si donc des actions sont motivées par
des considérations personnelles et non professionnelles,
c'est à lui seul d'en supporter les conséquences. Toute
mesure par laquelle il entrave le succès du service qu'il
dirige se traduira finalement en perte pour lui. C'est ainsi
que s'incorpore sans friction dans le processus de
production le facteur personnel de production, le travail.
Il en va tout autrement dans l'administration
bureaucratique. Puisque, ici, la contribution à la
production d'un service particulier et donc aussi d'un
employé particulier ne peut, même lorsque celui-ci exerce
une activité de dirigeant, être évaluée par rapport au
résultat, la porte est ouverte au favoritisme, tant en
matière d'emploi que de rémunération. Bien que l'obtention
de postes dans les services publics puisse être due à
l'intercession de personnalités influentes, on ne peut pas
en conclure, quant à ceux qui occupent ces postes, à une
bassesse de caractère, mais tout au plus relever le fait que
de prime abord tout critère objectif pour la nomination à
ces postes fait défaut. Les plus capables devraient certes
être employés, mais ici une question s'impose: qui est le
plus capable? Si l'on pouvait y répondre aussi facilement
qu'à la question de savoir la valeur qu'a pour l'entreprise
un tourneur sur fer ou un typographe, tout irait pour le
mieux. Comme tel n'est pas le cas, un élément arbitraire est
toujours en jeu. Pour fixer à cet arbitraire les limites
aussi étroites que possibles, on essaie d'établir des
conditions formelles pour la nomination aux postes et pour
les promotions. On lie l'accession à certaines fonctions à
un certain degré de formation, à la réussite d'examens et à
un certain temps d'activité dans d'autres postes; on fait
dépendre la promotion de la durée des services. Tous ces
expédients ne peuvent compenser bien entendu en quoi que ce
soit l'impossibilité où l'on est de découvrir, par le calcul
de la rentabilité, l'homme le plus capable pour chaque
poste. Ce serait enfoncer des portes ouvertes que s'étendre
sur le fait que la fréquentation de l'école, les examens et
la durée des services ne garantissent pas le moins du monde
la rectitude du choix. Au contraire! Ce système exclut de
prime abord la possibilité pour des personnalités fortes et
capables d'atteindre aux postes qui correspondraient à leurs
forces et à leurs aptitudes. Jamais encore une personnalité
de valeur n'est arrivée à la direction d'un service par la
voie prescrite de l'apprentissage et du passage dans
différents services. Même en Allemagne, où l'on a de la
considération pour les fonctionnaires, l'expression « un
fonctionnaire correct » s'emploie pour exprimer qu'il s'agit
d'une personnalité sans moelle et sans force, encore que
d'une moralité décente.
Le caractère distinctif de l'administration bureaucratique
est donc que le critère de rentabilité lui manque pour
apprécier le résultat par rapport aux coûts et qu'elle est
partant obligée pour compenser – de façon très imparfaite –
ce défaut de lier la marche des services et l'emploi du
personnel à des prescriptions formelles. Tous les maux que
l'on impute à l'organisation bureaucratique: sa rigidité,
son manque de talents d'organisateur, son impuissance en
face de problèmes que la vie commerciale de tous les jours
résout facilement, sont les conséquences de ce défaut
fondamental. Aussi longtemps que l'activité administrative
de l'État reste limitée à l'étroit domaine que lui assigne
le libéralisme, les inconvénients du bureaucratisme ne se
font cependant pas trop sentir. Ils ne deviennent un grand
et grave problème pour l'ensemble de l'économie qu'au moment
où l'État – et cela vaut aussi pour les communes et les
associations communales – en vient à socialiser les moyens
de production, à produire et faire lui-même du commerce.
Si l'entreprise publique n'est conduite que suivant le
critère de la plus haute rentabilité, elle peut évidemment,
aussi longtemps que le plus grand nombre des entreprises
restent propriété individuelle et que par conséquent le
marché subsiste (permettant la formation des prix de
marché), faire usage du calcul monétaire de la rentabilité.
Ce qui seul la freine dans son développement et dans son
efficacité est le fait que ses dirigeants – organes d'État –
ne sont pas intéressés au succès ou à l'insuccès des
affaires de la même façon que les dirigeants des entreprises
privées. On ne peut donc s'en remettre au dirigeant de
l'entreprise publique du soin de décider librement des
mesures à prendre: comme il ne supporte pas les pertes
pouvant résulter éventuellement de sa politique commerciale,
il pourrait être trop facilement enclin, dans sa gestion, à
prendre des risques qu'un dirigeant vraiment responsable –
parce que participant aux pertes – ne se hasarderait pas à
prendre. Il faut donc limiter de manière quelconque ses
prérogatives. Qu'on le lie à des règles rigides ou aux
décisions d'une autorité supérieure, le fonctionnement de
l'entreprise acquiert en tout cas cette pesanteur et ce
manque de souplesse qui, partout, ont conduit les
entreprises publiques d'insuccès en insuccès.
Mais en fait il n'arrive que rarement qu'une entreprise
publique vise uniquement la rentabilité et qu'elle écarte
toutes les autres considérations. On exige en principe d'une
telle entreprise qu'elle ait égard à certaines
considérations d'ordre économique et autres. C'est ainsi par
exemple qu'on lui demande, pour son approvisionnement et
pour ses ventes, de favoriser la production nationale plutôt
qu'étrangère; qu'on exige des chemins de fer que dans la
fixation des tarifs ils agissent au service de certains
intérêts de politique commerciale, qu'ils construisent et
exploitent des lignes qui ne peuvent être rentables, afin de
provoquer le développement économique d'une certaine région,
que d'autres lignes enfin soient exploitées pour des raisons
stratégiques ou autres. Dès lors que de tels facteurs
entrent en jeu dans la gestion, tout contrôle par le calcul
de la rentabilité est exclu. Lorsque, en présentant un bilan
de fin d'année déficitaire, le directeur des chemins de fer
est en mesure de lire: « Les lignes qui m'ont été confiées
ont certes, du point de vue de la rentabilité, qui est celui
de l'économie privée, travaillé à perte, mais l'on ne doit
pas oublier que du point de vue de la politique économique
et stratégique et à bien d'autres égards elles ont réalisé
bien des choses qui n'entrent pas dans le calcul de
rentabilité », il est clair, qu'en de telles circonstances
le calcul de la rentabilité ne permet absolument plus de
juger du résultat d'exploitation, de sorte que l'entreprise
– même si l'on fait abstraction de toutes les autres
circonstances agissant dans le même sens – doit
nécessairement être menée de façon aussi bureaucratique que
l'administration d'une prison ou d'un bureau des
contributions.
Une entreprise privée dirigée uniquement selon les règles
d'une entreprise privée, c'est-à-dire visant à la plus haute
rentabilité, ne peut jamais, aussi importante soit-elle,
devenir bureaucratique. Le fait de rester fermement attaché
au principe de la rentabilité permet également à la grande
entreprise d'évaluer avec une exactitude rigoureuse
l'importance que revêtent pour le résultat d'ensemble chaque
transaction commerciale et l'activité de chaque département.
Aussi longtemps que les entreprises ne regardent que le
gain, elles demeurent immunisées contre les ravages de la
bureaucratisation. La bureaucratisation qui, aujourd'hui,
caractérise de plus en plus les entreprises privées ne
s'explique que par le fait que l'interventionnisme leur
impose, dans la conduite de l'affaire, une optique qui leur
serait bien étrangère si elles prenaient leurs décisions en
toute indépendance. Lorsqu'une entreprise est obligée de
prendre en considération des préjugés politiques et des
susceptibilités de toute sorte pour ne pas se voir chicanée
à tout propos par les organes politiques, elle perd vite le
sûr terrain que représente le calcul de la rentabilité.
Parmi les entreprises d'utilité publique des États-Unis, il
en est par exemple qui, pour éviter des conflits avec
l'opinion publique, avec les pouvoirs législatifs et
judiciaires et avec l'administration (influencés par cette
opinion publique) n'emploient pas en principe les
catholiques, juifs, athées, darwinistes, noirs, Irlandais,
Allemands, Italiens et les immigrants de fraîche date. La
nécessité où se trouve chaque entreprise, dans l'État
interventionniste, d'accéder aux désirs du Pouvoir pour
éviter de graves pénalités a fait que de telles
considérations et d'autres également étrangères aux buts de
rentabilité des entreprises influencent de plus en plus la
gestion. Le calcul exact et la comptabilité perdent ainsi de
leur importance, et les entreprises sont de plus en plus
nombreuses, qui commencent à adopter le mode d'exploitation
peu objectif, orienté selon des principes formels, des
entreprises publiques. En un mot: elles se bureaucratisent.
La bureaucratisation de la gestion des grandes entreprises
n'est donc pas le résultat d'une nécessité inhérente au
développement de l'économie capitaliste. Elle n'est qu'une
conséquence de la politique interventionniste. Si l'État et
les autres autorités sociales ne gênaient pas les
entreprises, même les grandes entreprises pourraient agir de
façon aussi économique que les petites.
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