Et quitte à jouer les provocateurs et semer le trouble
jusqu'au bout, ajoutons à cette définition une notion encore
plus relative mais qui sous-tend l'oeuvre entière de Bastiat:
le bonheur. Oui, le bonheur! Car au-delà des chiffres et des
théories, il y a toujours une réalité humaine et c'est toute
la dignité d'un économiste que de s'en préoccuper. De même
qu'il est loin d'être inintéressant de savoir en quoi
l'action de tel ou tel agent économique contribue, certes à
son propre bien-être, mais aussi à celui de ses semblables.
Il se trouve en effet que les inutiles (Bastiat va jusqu'à
parler de parasites) sont aussi bien souvent de véritables
nuisibles. Et on ne voit pas au nom de quel masochisme
social ou historique, il faudrait accepter que prolifèrent
et se multiplient des individus dont la seule activité
connue consiste, pour parler crûment, à emmerder le monde!
Car, non content d'être inutiles, ces gens-là sont
dangereux. Criminels au même titre que les assassins ou les
violeurs. Et à défaut de leur couper la tête (les libéraux
ne sont pas des barbares), rognons-leur les ailes!
Si l'on peut admettre par exemple qu'un pays ait besoin
d'une police et d'une armée pour assurer sa sécurité, en
quoi a-t-il besoin des ronds-de-cuir que l'établissement de
cette police ou de cette armée génère et dont les strates
superposées finissent par les rendre totalement inopérantes?
Les Français ont payé deux fois pour le savoir en 1940.
Après que l'armée eût subi la débâcle que l'on sait, la
police s'est mise au service de l'occupant avec un zèle à
nul autre pays comparable.
De la même façon, on ne confondra pas la solidarité
nécessaire à toute cohésion sociale avec le service d'une
rente que l'on verse sans contrepartie en son nom. Car ce
sont toujours les plus pauvres et les plus démunis qui en
font les frais. Le dédommagement devant leur être attribué
revenant à d'autres. Sans entrer dans les détails d'un débat
aux multiples ramifications, il se trouve que la
redistribution est ainsi faite qu'elle profite d'abord à
ceux qui ne servent à rien (et je parle ici évidemment
d'individus en âge et en état de travailler et qui ne sont
donc pas malades, handicapés ou impotents).
Au moment où l'on parle de refondation et de justice
sociale, poser la question de la véritable utilité
économique et sociale de chacun prend donc tout son sens.
De quoi se plaint-on? Que constate-t-on? Qu'il existe un
déséquilibre flagrant entre les besoins ressentis et
exprimés par la population et les réponses qui lui sont
apportées. Qu'il s'agisse de soins de santé, de dépendance,
d'accompagnement, de formation, d'éducation, de sécurité, de
services à la personne ou qu'il s'agisse tout simplement de
faire face aux petits tracas de la vie quotidienne (trouver
un plombier, un couvreur, un maçon, une femme de ménage, une
place en crèche ou un logement), rien ne va plus.
Pourquoi? Non seulement parce que le pourcentage des
ressources prélevées à chacun est trop important mais,
encore et surtout, parce qu'une part de plus en plus
importante de ces ressources revient à des gens qui ne
servent plus qu'à alimenter une machine bureaucratique qui
ne fait que tourner sur elle-même. Ou pour reprendre les
termes virulents de Bastiat, de purs et simples parasites!
Les acteurs individuels ne sont donc plus, dans leur grande
majorité, en mesure de jouer le rôle de régulateur
économique (et donc social!) qui leur revient. Confisquée
par l'État et ses avatars ainsi que par les collectivités
locales, les associations parapubliques et un certain nombre
d'entreprises à caractère monopolistique ou oligarchique
(notamment dans les domaines de l'énergie, du transport
ferroviaire, de la banque-assurances, de la téléphonie, de
la grande distribution) la régulation se fait de travers. Et
les conséquences les plus visibles se nomment déficit
public, marge abusive et profit record (faute de concurrence
réelle) et pénuries artificielles ou réelles (énergie et
secteur agro-alimentaire).
Et l'utilité est au coeur du problème. En maintenant nombre
d'emplois dont elles pourraient se passer (et dont elles
savent pertinemment qu'ils ne servent à rien), en
entretenant et en encourageant le maintien de rentes aussi
injustes que scandaleuses, en pérennisant des privilèges
d'un autre âge, ces institutions font du mauvais social sur
le dos du citoyen et du consommateur. Elles se donnent bonne
conscience en achetant une paix qui a tout d'une drôle de
guerre. Mais cette nouvelle ligne Maginot qui ne fait
qu'exacerber les déséquilibres économiques et sociaux ne
résistera pas davantage que la précédente. Car si cette
fois, il n'y aura pas d'armée allemande pour l'enfoncer,
elle risque fort en s'effondrant de faire effondrer le pays
tout entier.
Et qu'on nous épargne de grâce le sophisme par trop répandu
qui veut qu'en rendant les inutiles au marché du travail, on
en fera des chômeurs. À moyen terme, on en fera surtout des
individus libres et dignes, maîtres de leur vie et de leurs
choix. Toute société en effet, pour peu qu'on lui en laisse
la possibilité, a tendance à se réguler en fonction de ses
besoins réels. En se rendant utile, les inutiles ne le
seront plus. La fameuse «main invisible» d'Adam Smith est
aussi celle du bien-être (on revient au bonheur!) et de la
justice sociale.
Car au-delà de savoir ce qui est utile ou pas, la question
qui se pose à nous est bien de savoir ce qui est juste et ce
qui ne l'est pas...
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