Montréal, 15 avril 2008 • No 255

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

UTILE OU PARASITE!
ET SI C'ÉTAIT LA VRAIE QUESTION?

 

« C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. »

 

 – Descartes, Discours de la méthode

 
 

par Patrick Bonney

 

          Le temps est loin où Balzac pouvait écrire « Les hommes vous estiment en fonction de votre utilité sans tenir compte de votre valeur ». Si l'on en juge au nombre croissant d'inutiles que comptent nos sociétés, il semblerait que la valeur ait repris du poil de la bête.

          Méfions-nous cependant des mots d'auteur et de la signification qu'on leur prête. L'utilité balzacienne n'est pas la nôtre et si, dans les deux cas de figure, on parle bien de services rendus, on aura compris qu'ils n'étaient pas exactement de même nature.

 

          Quant à la valeur présumée d'un individu, ne mélangeons pas les genres. Petite ou grande, elle ne le rendra pas moins inutile pour autant. Avant d'aller plus loin, quelques précisions s'imposent.
 

Concept des plus relatifs

          Si la singularité de la société française accentue la dérive que nous exposerons plus avant, force est d'admettre que la plupart des pays développés souffrent de maux similaires. Il y a donc fort à parier que les Belges, les Allemands, les Scandinaves, les Canadiens et bien d'autres se reconnaîtront en ces lignes.

          Il ne s'agit pas non plus du énième opus opposant les vertus présumées du secteur privé aux tares démontrées du secteur public. Car si nul ne contestera la prédominance du second sur le premier en matière d'inutilité, ce procès-là a déjà été instruit. Et même si le jugement, pourtant sans appel, tarde à être exécuté, tout miser sur ce clivage serait par trop réducteur. La complexité des sociétés modernes – ou prétendues telles! – fait que les inutiles peuvent désormais y prospérer partout.

          La définition de l'utilité n'est pas non plus sans poser de problème. Le concept est des plus relatifs. Nombre d'économistes distingués s'y sont d'ailleurs cassés les dents. Les psychologues et les sociologues aussi. Qui est utile? Qui ne l'est pas? Selon quels critères et au nom de quoi? Et que le bon sens lui-même soit relatif et malheureusement pas, comme il est dit, « la chose au monde la mieux partagée », ne nous empêchera pas cependant de nous en remettre à lui. Il sera, comme on dit en mathématiques, notre plus petit dénominateur commun. Et tant mieux si, pour paraphraser Chardonne, d'autres opinions restent possibles...

          Frédéric Bastiat (1801-1850), économiste français (les deux termes n'étaient alors pas incompatibles), dont la renommée a pâti de sa clairvoyance – il ne fait jamais bon en France avoir raison avant les autres et surtout contre eux –, donnait en son temps la définition suivante à laquelle il n'y a rien à redire:
 

          La société est l'ensemble des services que les hommes se rendent forcément ou volontairement les uns aux autres; c'est-à-dire des services publics et des services privés. Les premiers, imposés et réglementés par la loi – qu'il n'est pas toujours aisé de changer quand il le faudrait – peuvent survivre longtemps, avec elle, à leur propre utilité, et conserver encore le nom de « services publics », même quand ils ne sont plus des services du tout, même quand ils ne sont plus que de publiques vexations. Les seconds sont du domaine de la volonté, de la responsabilité individuelle. Chacun en rend et en reçoit ce qu'il veut, ce qu'il peut, après débat contradictoire. Ils ont toujours pour eux la présomption d'utilité réelle, exactement mesurée par leur valeur comparative.

          Bastiat, comme tous les libéraux authentiques, est un homme de bon sens et son pragmatisme n'est pas feint. Et s'il parle de « présomption d'utilité réelle » et de « valeur comparative », c'est pour ne pas tomber dans le dogmatisme idéologique et ainsi couper l'herbe sous le pied aux sophistes qui, passés maîtres dans l'art de couper, non pas l'herbe, mais les cheveux en quatre, trouveront toujours une utilité à ce qui n'en a pas. La dialectique des syndicalistes français ou canadiens (voir Les invasions barbares) qui n'ont pas leur pareil pour défendre l'indéfendable en fournira le meilleur exemple.

          Sera donc utile à nos yeux, celui qui rend à la société et donc aux autres un service dont ces derniers ont réellement besoin ou, si tel n'est pas le cas, qu'ils choisissent pour le moins de se procurer librement. Et on aura compris que l'usage de ce dernier adverbe n'est pas fortuit.
 

« La redistribution est ainsi faite qu'elle profite d'abord à ceux qui ne servent à rien (et je parle ici évidemment d'individus en âge et en état de travailler et qui ne sont donc pas malades, handicapés ou impotents). »


          Et quitte à jouer les provocateurs et semer le trouble jusqu'au bout, ajoutons à cette définition une notion encore plus relative mais qui sous-tend l'oeuvre entière de Bastiat: le bonheur. Oui, le bonheur! Car au-delà des chiffres et des théories, il y a toujours une réalité humaine et c'est toute la dignité d'un économiste que de s'en préoccuper. De même qu'il est loin d'être inintéressant de savoir en quoi l'action de tel ou tel agent économique contribue, certes à son propre bien-être, mais aussi à celui de ses semblables. Il se trouve en effet que les inutiles (Bastiat va jusqu'à parler de parasites) sont aussi bien souvent de véritables nuisibles. Et on ne voit pas au nom de quel masochisme social ou historique, il faudrait accepter que prolifèrent et se multiplient des individus dont la seule activité connue consiste, pour parler crûment, à emmerder le monde!

          Car, non content d'être inutiles, ces gens-là sont dangereux. Criminels au même titre que les assassins ou les violeurs. Et à défaut de leur couper la tête (les libéraux ne sont pas des barbares), rognons-leur les ailes!

Un déséquilibre flagrant

          Si l'on peut admettre par exemple qu'un pays ait besoin d'une police et d'une armée pour assurer sa sécurité, en quoi a-t-il besoin des ronds-de-cuir que l'établissement de cette police ou de cette armée génère et dont les strates superposées finissent par les rendre totalement inopérantes? Les Français ont payé deux fois pour le savoir en 1940. Après que l'armée eût subi la débâcle que l'on sait, la police s'est mise au service de l'occupant avec un zèle à nul autre pays comparable.

          De la même façon, on ne confondra pas la solidarité nécessaire à toute cohésion sociale avec le service d'une rente que l'on verse sans contrepartie en son nom. Car ce sont toujours les plus pauvres et les plus démunis qui en font les frais. Le dédommagement devant leur être attribué revenant à d'autres. Sans entrer dans les détails d'un débat aux multiples ramifications, il se trouve que la redistribution est ainsi faite qu'elle profite d'abord à ceux qui ne servent à rien (et je parle ici évidemment d'individus en âge et en état de travailler et qui ne sont donc pas malades, handicapés ou impotents).

          Au moment où l'on parle de refondation et de justice sociale, poser la question de la véritable utilité économique et sociale de chacun prend donc tout son sens.

          De quoi se plaint-on? Que constate-t-on? Qu'il existe un déséquilibre flagrant entre les besoins ressentis et exprimés par la population et les réponses qui lui sont apportées. Qu'il s'agisse de soins de santé, de dépendance, d'accompagnement, de formation, d'éducation, de sécurité, de services à la personne ou qu'il s'agisse tout simplement de faire face aux petits tracas de la vie quotidienne (trouver un plombier, un couvreur, un maçon, une femme de ménage, une place en crèche ou un logement), rien ne va plus.

          Pourquoi? Non seulement parce que le pourcentage des ressources prélevées à chacun est trop important mais, encore et surtout, parce qu'une part de plus en plus importante de ces ressources revient à des gens qui ne servent plus qu'à alimenter une machine bureaucratique qui ne fait que tourner sur elle-même. Ou pour reprendre les termes virulents de Bastiat, de purs et simples parasites!

          Les acteurs individuels ne sont donc plus, dans leur grande majorité, en mesure de jouer le rôle de régulateur économique (et donc social!) qui leur revient. Confisquée par l'État et ses avatars ainsi que par les collectivités locales, les associations parapubliques et un certain nombre d'entreprises à caractère monopolistique ou oligarchique (notamment dans les domaines de l'énergie, du transport ferroviaire, de la banque-assurances, de la téléphonie, de la grande distribution) la régulation se fait de travers. Et les conséquences les plus visibles se nomment déficit public, marge abusive et profit record (faute de concurrence réelle) et pénuries artificielles ou réelles (énergie et secteur agro-alimentaire).

          Et l'utilité est au coeur du problème. En maintenant nombre d'emplois dont elles pourraient se passer (et dont elles savent pertinemment qu'ils ne servent à rien), en entretenant et en encourageant le maintien de rentes aussi injustes que scandaleuses, en pérennisant des privilèges d'un autre âge, ces institutions font du mauvais social sur le dos du citoyen et du consommateur. Elles se donnent bonne conscience en achetant une paix qui a tout d'une drôle de guerre. Mais cette nouvelle ligne Maginot qui ne fait qu'exacerber les déséquilibres économiques et sociaux ne résistera pas davantage que la précédente. Car si cette fois, il n'y aura pas d'armée allemande pour l'enfoncer, elle risque fort en s'effondrant de faire effondrer le pays tout entier.

          Et qu'on nous épargne de grâce le sophisme par trop répandu qui veut qu'en rendant les inutiles au marché du travail, on en fera des chômeurs. À moyen terme, on en fera surtout des individus libres et dignes, maîtres de leur vie et de leurs choix. Toute société en effet, pour peu qu'on lui en laisse la possibilité, a tendance à se réguler en fonction de ses besoins réels. En se rendant utile, les inutiles ne le seront plus. La fameuse «main invisible» d'Adam Smith est aussi celle du bien-être (on revient au bonheur!) et de la justice sociale.

          Car au-delà de savoir ce qui est utile ou pas, la question qui se pose à nous est bien de savoir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas...
 

 

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