Montréal, 15 avril 2008 • No 255

 

OPINION

 

Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.

 
 

LE TRIOMPHE DES IDÉAUX FRANÇAIS

 

par Daniel Jagodzinski

 

          Il est banal d’observer qu’en réponse à un monde en voie de fragmentation accélérée, où les sociétés se décomposent et se recomposent en groupes quasi claniques, la promotion des valeurs « universelles » est plus que jamais diffusée larga media.

 

          Cela n’aurait que l’aspect de mantras conjuratoires si des « scientifiques » ne jouaient un rôle considérable dans la promotion des concepts cataclysmiques auxquels seule une « union sacrée humaine » peut éventuellement apporter remède. Étant entendu que cette union imposerait que tous marchent du même pas.

          Certains (non des moindres: Hubert Reeves, David Suzuki, et consorts) désespèrent d’ailleurs de la capacité des nations démocratiques à fédérer l’énergie nécessaire et aspirent à une « tyrannie verte », telle qu’illustrée récemment par la Chine qui vient autoritairement d’interdire les sacs en plastique. Better green than dead.

          Dans ce bruit de fond terrifiant en inflation constante, que devient notre petit village gaulois, la France?

          Notre (ex)patrie a décidé de continuer à exploiter un génie propre qui lui a valu pendant longtemps gloire et prestige: la défense et l’illustration d’idéaux universels. Succédant au messianisme juif, elle a renouvelé le rôle du Peuple Élu pour devenir la nation à laquelle toutes les nations envient son système de santé, son système éducatif, bref, son esprit de système ayant pour mission de guider les peuples égarés sur la voie de la raison.

          Cela fait ricaner non seulement les barbares qui y voient une tentative blanche et chrétienne, néocoloniale, de reprendre idéologiquement un pouvoir économiquement perdu, mais aussi ceux dans les pays industrialisés qui s’agacent de voir une société entière camper dans le rôle de l’intellectuel typique.

Qu’est-ce qu’un intellectuel typique?

          Un intellectuel typique critique le monde réel où il vit à partir d’un « idéal » construit dans l’univers du discours, idéal auquel est attribué une valeur « éternelle », surtout parce qu’il n’existe pas dans le présent et n’a pas existé dans le passé. Une « utopie » donc (d’après la définition d’Alexandre Kojève, mais lire aussi les livres de Clément Rosset).

          En quoi notre moderne société démocratique française incarne-t-elle l’intellectuel typique? Elle se paie de mots en affirmant que le caractère universel de l’homme peut devenir une réalité et ne pas demeurer qu’un principe. Pas davantage que ledit intellectuel, elle ne propose de solutions applicables pour réaliser ces idéaux. À moins que l’on considère que le « différentialisme » qui décrète l’égalité des cultures ou la réticence à combattre le terrorisme islamiste n’en soient des illustrations concrètes. Elle confond (volontairement) liberté et égalité(1) dans une notion confuse de « démocratie ».
 

« Il est politiquement plus facile de faire passer les contraintes et les servitudes actuelles et bien réelles des pauvres Français pour de généreuses et agissantes contributions à des causes mondiales. »


          Les mesures proposées pour améliorer le pacte social sombrent dans le despotisme démocratique: faire croire que la « vraie » démocratie serait enfin possible en pratique si… si on arrêtait tous les patrons voyous, si tous les citoyens s’abstenaient de consommer des médicaments inutiles, ou cessaient de fumer, de rouler trop vite ou de téléphoner en voiture, si tous consentaient à trier leurs déchets, etc. etc., sous peine de sanctions. Cela s’appelle prendre les gens pour des cons.

          Signalons un petit nouveau dans la liste non exhaustive des idéaux proposés à l’adoration des foules: l’idéal écologique, qui renforce la responsabilité collective et la surveillance de tous par tous. Ce faisant, il est politiquement plus facile de faire passer les contraintes et les servitudes actuelles et bien réelles des pauvres Français pour de généreuses et agissantes contributions à des causes mondiales.

          Dès à présent, les enfants des écoles sont formés à et informés de l’importance de ces enjeux et sensibilisés, par exemple, à l’intérêt du recyclage planétaire des déchets et de l’utilisation de papier de re-emploi. Ainsi, on a pu lire récemment dans Le Figaro qu’un député de la majorité (dans l’Est) voulait faire voter un abaissement de la vitesse des voitures à 110 km/h sur les autoroutes d’Alsace, soutenant que cela diminuerait de 3 secondes/an (!) le dégagement de CO2 responsable de l’effet de serre. On a désormais quitté le symbolique pour le ridicule.

          En somme, le nouveau c’est que l’intellectualité a fait irruption dans la société civile – dans le grand public, quoi – au grand dam des vrais intellectuels qui voient dans sa promotion et son encouragement par les « élites » un cynisme hallucinant où la bêtise le dispute au grotesque. Comme M. Jourdain découvrait avec émerveillement qu’il parlait en prose, des masses jusqu’alors normales ont découvert qu’elles partageaient des idéaux et, démentant le caractère purement théorique de l’intellectualité, ont commencé à mettre en pratique les moyens de réaliser leurs objectifs: éteindre l’électricité une minute tous les mois, par exemple.

          En d’autres temps un humoriste politique, Ferdinand Lope, éternel candidat aux élections (ses opposants étaient les anti-Lope) préconisait diverses mesures qui, à défaut d’être plus réalistes, avaient, elles, le mérite de faire rire au lieu de donner envie de pleurer. Ainsi, afin de raffermir les accords franco-britanniques, il fallait tamiser la Seine et assainir la Tamise. Il voulait aussi supprimer les wagons de queue du métro et prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer ou, mieux encore, supprimer des routes les montées et ne garder que les descentes.

          Nul étonnement donc à observer que la France soit perçue comme particulièrement arrogante dans les sociétés qui ont une vision plus pragmatique des choses. Quant à moi, je m’étonne, compte tenu du caractère marketing et vendeur des idéaux évoqués, que personne n’ait proposé de les labelliser afin d’en tirer un copyright et des produits dérivés.

          En fait, l’analyse française de l’état politique, économique et physique de la planète ne fait que reprendre, en en exploitant toutes les possibilités, un bulletin d’information dont l’incidence sur les événements évoqués est nulle, mais dont le succès ne s’est jamais démenti depuis sa création: le bulletin météo.

 

1. Selon Tocqueville, la démocratie (« société sans castes ni classes ») est bien plus une « passion de l’égalité » que de la liberté. François Furet dans son texte intitulé « Le système conceptuel de La Démocratie en Amérique » (in L’atelier de l’histoire, Flammarion, 1982) fait ce commentaire: « Le rapport de la passion égalitaire avec les autres passions de la vie démocratique apparaît ainsi comme un des éléments essentiels de ce type de société. Au fond, Tocqueville pense que cette passion figure toujours chez les peuples démocratiques la passion principale, distinctive, et que tout le problème, justement, qu’elle pose, est celui de sa gestion dans des limites compatibles avec la liberté. Pourquoi est-elle plus forte que tous les autres sentiments politiques? […] la passion égalitaire est conforme à la logique de la démocratie, puisqu’elle peut être partagée par tous, alors que les avantages de la liberté ne sont sensibles qu’à un petit nombre. »

 

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