Parmi ces lectures impitoyables, il faut assurer une place
de premier rang au
second tome de
La Démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville, dont la lucidité annonçait il y
a deux siècles déjà l’avancée inexorable de la
centralisation démocratique, le culte de l’égalité et la
perte définitive de nos libertés individuelles.
Impitoyable, cette
lecture l’est à plus d’un titre: non seulement elle répond
avec clarté et pertinence à nos préoccupations
fondamentales, mais elle ôte tout espoir d’y apporter une
solution. Elle n’apporte ni la douceur ni la consolation
d’une lecture philosophique qui constitue le plus souvent
pour le lecteur un dialogue avec des auteurs (différence
essentielle d’avec le roman, dans lequel c’est avec les
personnages que dialogue le lecteur), dont l’actualité
semble miraculeusement intemporelle. Ainsi, pour nous,
malgré les millénaires écoulés, l’écho de la parole vivante
de Socrate est toujours perceptible dans les Dialogues
de Platon, même si le maître de ce dernier ne les concevait
qu’extemporanés et « sur mesure ». À partager entre
vivants donc et à ne pas publiciser inconsidérément.
Bref, la lecture du
second tome de La Démocratie en Amérique provoque
admiration et désespoir. Particulièrement pour un émigré qui
retrouve dans ces textes toutes les raisons qui l’ont poussé
à partir. N’était-ce donc que pour aller dans le désert?
Rappelons que ce deuxième tome n’a été publié que cinq ans
après le premier et, moins descriptif et plus analytique,
s’attache davantage à l’étude des mécanismes fondamentaux
qui guident l’évolution de nos sociétés. Cette étude quasi
scientifique dans son douloureux détachement diffère de la
sociologie actuelle en ce qu’elle aborde ces thèmes sous
l’angle des « valeurs » en jeu. Le bilan est effroyable.
Tocqueville sous la loupe |
À propos de la France: « J’affirme qu’il n’y a pas de pays
en Europe où l’administration ne soit devenue non seulement
plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée… »
(chap. 5, IVe partie)
L’État démocratique:
« Au-dessus de ceux-là [les citoyens] s’élève un pouvoir
immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur
jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la
puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de
préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche au
contraire qu’à les fixer dans l’enfance; il aime que les
citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se
réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il
veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit
à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite
leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige
leur industrie, règle leurs successions, divise leurs
héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble
de penser et la peine de vivre? » (chap. 6, IVe partie)
Et aussi: « L’éducation,
aussi bien que la charité, est devenue chez la plupart des
peuples de nos jours, une affaire nationale. L’État reçoit
et souvent prend l’enfant des bras de sa mère pour le
confier à ses agents; c’est lui qui se charge d’inspirer à
chaque génération des sentiments, et de lui fournir des
idées. L’uniformité règne dans les études comme dans tout le
reste; la diversité, comme la liberté, en disparaissent
chaque jour. » (chap. 5, IVe partie)
Enfin: « J’aurais, je
pense, aimé la liberté dans tous les temps; mais je suis
enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes. » (chap. 7,
IVe partie)
Ce portrait des
démocraties modernes, bien loin de prendre des rides, n’a fait
que se confirmer (s’« actualiser ») au cours des presque
deux siècles qui ont suivi sa publication. Encore faut-il
noter que Tocqueville, esprit extraordinairement déductif et
donc prédictif, se forçait à l’optimisme en imaginant
quelques contre-pouvoirs à l’inévitable dérive vers
l’inhumanité. Ainsi évoque-t-il, à la toute fin de son
ouvrage, parmi les contre-pouvoirs à bâtir, celui des
associations suppléant à la faiblesse des hommes isolés dans
les sociétés démocratiques: « Toutes ces
associations qui naissent de nos jours sont d’ailleurs
autant de personnes nouvelles, dont le temps n’a pas
consacré les droits et qui entrent dans le monde à une
époque où l’idée des droits particuliers est faible, et où
le pouvoir social est sans limite; il n’est pas surprenant
qu’elles perdent leur liberté en naissant. » (chap. 5, IVe
partie)
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