Oui, nous nous faisons un
touchant tableau de la prospérité de l'industrie couturière.
Quel mouvement! Quelle activité! Quelle vie! Chaque robe
occupera cent doigts au lieu de dix. Il n'y aura plus une
jeune fille oisive, et nous n'avons pas besoin, Sire, de
signaler à votre perspicacité les conséquences morales de
cette grande révolution. Non seulement il y aura plus de
filles occupées, mais chacune d'elles gagnera davantage, car
elles ne pourront suffire à la demande; et si la concurrence
se montre encore, ce ne sera plus entre les ouvrières qui
font les robes, mais entre les belles dames qui les portent.
Vous le voyez, Sire,
notre proposition n'est pas seulement conforme aux
traditions économiques du gouvernement, elle est encore
essentiellement morale et démocratique.
Pour apprécier ses
effets, supposons-la réalisée, transportons-nous par la
pensée dans l'avenir; imaginons le système en action depuis
vingt ans. L'oisiveté est bannie du pays; l'aisance et la
concorde, le contentement et la moralité ont pénétré avec le
travail dans toutes les familles; plus de misère, plus de
prostitution. La main gauche étant fort gauche à la besogne,
l'ouvrage surabonde et la rémunération est satisfaisante.
Tout s'est arrangé là-dessus; les ateliers se sont peuplés
en conséquence. N'est-il pas vrai, Sire, que si, tout à
coup, des utopistes venaient réclamer la liberté de la main
droite, ils jetteraient l'alarme dans le pays? N'est-il pas
vrai que cette prétendue réforme bouleverserait toutes les
existences? Donc notre système est bon, puisqu'on ne le
pourrait détruire sans douleurs.
Et cependant, nous avons
le triste pressentiment qu'un jour il se formera (tant est
grande la perversité humaine!) une association pour la
liberté des mains droites.
Il nous semble déjà
entendre les libres-dextéristes tenir, à la salle
Montesquieu, ce langage
« Peuple, tu te crois plus riche parce qu'on t'a ôté
l'usage d'une main; tu ne vois que le surcroît de
travail qui t'en revient. Mais regarde donc aussi la
cherté qui en résulte, le décroissement forcé de
toutes les consommations. Cette mesure n'a pas rendu
plus abondante la source des salaires, le capital.
Les eaux qui coulent de ce grand réservoir sont
dirigée vers d'autres canaux, leur volume n'est pas
augmenté, et le résultat définitif est, pour la
nation en masse, une déperdition de bien-être égale
à tout ce que des millions de mains droites peuvent
produire de plus qu'un égal nombre de mains gauches.
Donc, liguons-nous, et, au prix de quelques
dérangements inévitables, conquérons le droit de
travailler de toutes mains. » |
Heureusement, Sire, il se formera une association pour la
défense du travail par la main gauche, et les Sinistristes n'auront pas de peine à réduire à néant
toutes ces généralités et idéalités, suppositions et
abstractions, rêveries et utopies. Ils n'auront qu'à exhumer
le Moniteur industriel de 1846; ils y trouveront,
contre la liberté des échanges, des arguments tout
faits, qui pulvérisent si merveilleusement la liberté de
la main droite, qu'il leur suffira de substituer un mot
à l'autre.
« La ligue parisienne pour la liberté du commerce
ne doutait pas du concours des ouvriers. Mais les
ouvriers ne sont plus des hommes que l'on mène par
le bout du nez. Ils ont les yeux ouverts et ils
savent mieux l'économie politique que nos
professeurs patentés... La liberté du commerce,
ont-ils répondu, nous enlèverait
notre travail, et le travail
c'est notre propriété réelle,
grande, souveraine. Avec le travail, avec beaucoup de
travail, le prix des marchandises n'est jamais
inaccessible. Mais sans travail, le pain ne
coûtât-il qu'un sou la livre, l'ouvrier est forcé de
mourir de faim. Or, vos doctrines, au lieu
d'augmenter la somme actuelle du travail en France,
la diminueront, c'est-à-dire que vous nous réduirez
à la misère. » (Numéro du 13 octobre 1846.)
« Quand il y a trop de
marchandises à vendre, leur prix s'abaisse à la
vérité; mais comme le salaire diminue quand la
marchandise perd de sa valeur, il en résulte qu'au
lieu d'être en état d'acheter, nous ne pouvons plus
rien acheter. C'est donc quand la marchandise est à
vil prix que l'ouvrier est le plus malheureux. »
(Gauthier de Rumilly, Moniteur industriel du
17 novembre.) |
Il ne sera pas mal que les Sinistristes entremêlent
quelques menaces dans leurs belles théories. En voici le
modèle:
« Quoi! Vouloir
substituer le travail de la main droite à celui de la main
gauche et amener ainsi l'abaissement forcé, sinon
l'anéantissement du salaire, seule ressource de presque
toute la nation! Et cela au moment où des récoltes
incomplètes imposent déjà de pénibles sacrifices à
l'ouvrier, l'inquiètent sur son avenir, le rendent plus
accessible aux mauvais conseils et prêt à sortir de cette
conduite si sage qu'il a tenue jusqu'ici! » |
Nous avons la confiance,
Sire, que, grâce à des raisonnements si savants, si la lutte
s'engage, la main gauche en sorte victorieuse.
Peut-être se formera-t-il
aussi une association, dans le but de recherche si la main
droite et la main gauche n'ont pas tort toutes deux, et s'il
n'y a point entre elles une troisième main, afin de tout
concilier.
Après avoir peint les
Sinistristes comme séduits par la libéralité
apparente d'un principe dont l'expérience n'a pas encore
vérifié l'exactitude, et les Dextéristes comme se
cantonnant dans les positions acquises:
« Et l'on nie, dira-t-elle, qu'il y ait un troisième
parti à prendre au milieu du conflit! Et l'on ne
voit pas que les ouvriers ont à se défendre à la
fois et contre ceux qui ne veulent rien changer à la
situation actuelle, parce qu'ils y trouvent
avantage, et contre ceux qui rêvent un
bouleversement économique dont ils n'ont calculé ni
l'étendue ni la portée. » (National du 18
octobre.) |
Nous ne voulons pourtant pas dissimuler à Votre Majesté,
Sire, que notre projet a un côté vulnérable. On pourra nous
dire: Dans vingt ans, toutes les mains gauches seront aussi
habiles que le sont maintenant les mains droites, et vous ne
pourrez plus compter sur la gaucherie pour accroître
le travail national.
À cela, nous répondons
que, selon de doctes médecins, la partie gauche du corps
humain a une faiblesse naturelle tout à fait rassurante pour
l'avenir du travail.
Et, après tout,
consentez, Sire, à signer l'ordonnance, et un grand principe
aura prévalu: Toute richesse provient de l'intensité du
travail. Il nous sera facile d'en étendre et varier les
applications. Nous décréterons, par exemple, qu'il ne sera
plus permis de travailler qu'avec le pied. Cela n'est pas
plus impossible (puisque cela s'est vu) que d'extraire du
fer des vases de la Seine. On a vu même des hommes écrire
avec le dos. Vous voyez, Sire, que les moyens d'accroître le
travail national ne nous manqueront pas. En désespoir de
cause, il nous resterait la ressource illimitée des
amputations.
Enfin, Sire, si ce
rapport n'était destiné à la publicité, nous appellerions
votre attention sur la grande influence que tous les
systèmes analogues à celui que nous vous soumettons sont de
nature à donner aux hommes du pouvoir. Mais c'est une
matière que nous nous réservons de traiter en conseil privé.
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