Il vaut mieux que certains enfants grandissent sans
enseignement scolaire plutôt que de bénéficier des écoles si
c'est pour courir le risque, une fois qu'ils auront grandi,
de les voir tués ou mutilés. Un analphabète en bonne santé
vaut toujours mieux qu'un estropié cultivé.
Mais même si nous éliminons la coercition intellectuelle
exercée par l'éducation obligatoire, nous n'aurions pas fait
tout ce qui est nécessaire pour éliminer les sources de
friction entre nationalités vivant dans une région
polyglotte. L'école est un moyen d'opprimer les nationalités
– peut-être le plus dangereux, selon nous –, mais n'est
certainement pas le seul. Toute interférence de la part du
gouvernement dans la vie économique peut devenir un moyen de
persécution à l'encontre des membres de nationalités
différentes de celle du groupe dominant. Pour cette raison,
et dans l'intérêt de la paix, l'activité du gouvernement
doit être limitée à la sphère où elle est, au sens strict du
terme, indispensable.
On ne peut pas se passer de l'appareil gouvernemental pour
protéger et préserver la vie, la liberté, la propriété et la
santé des individus. Mais même les activités de police ou
les activités judiciaires accomplies à ces fins peuvent
devenir dangereuses dans les domaines où l'on peut trouver
toutes sortes de raisons pour établir une discrimination
entre les divers groupes en ce qui concerne la conduite des
affaires publiques. Ce n'est que dans les pays où n'existe
aucune raison particulière d'être partial que l'on n'a
généralement pas à craindre qu'un magistrat supposé
appliquer les lois en vigueur pour la protection de la vie,
de la liberté, de la propriété et de la santé, agisse de
manière biaisée. En revanche, la situation est tout autre là
où des différences de religion, de nationalité, etc.,
divisent la population en groupes séparés par un gouffre si
profond qu'il élimine toute volonté d'équité ou d'humanité
et ne laisse place à rien d'autre qu'à la haine. Le juge qui
agit consciemment, voire même souvent inconsciemment, de
manière biaisée pense alors qu'il accomplit un devoir plus
noble en faisant usage des prérogatives et des pouvoirs de
son poste au bénéfice de son propre groupe.
Dans la mesure où l'appareil gouvernemental n'a pas d'autres
rôles que de protéger la vie, la liberté, la propriété et la
santé, il est possible, en tout cas, de définir des
règlements qui limitent de manière stricte le domaine dans
lequel les autorités administratives et les tribunaux
peuvent agir, afin de ne laisser aucune ou uniquement très
peu de latitude à l'exercice de leur discrétion et de leur
propre jugement subjectif et arbitraire. Mais dès qu'une
partie de la production est abandonnée à l'État, une fois
que l'appareil du gouvernement est appelé à décider du choix
des biens de rang plus élevés, il est impossible de
contraindre les fonctionnaires de l'administration par un
ensemble de lois et de réglementations strictes garantissant
certains droits à tout citoyen. Une loi pénale destinée à
punir les assassins peut, au moins dans une certaine mesure,
tracer une ligne entre ce qui est et n'est pas considéré
comme un crime et par là placer certaines limites au domaine
dans lequel le magistrat peut exercer son propre jugement.
Bien entendu, tout juriste ne sait que trop bien que même la
meilleure loi peut être pervertie dans des cas concrets, par
son interprétation, son application et son utilisation. Mais
dans le cas d'une agence gouvernementale chargée de gérer
les transports, les mines ou les territoires publics, pour
autant que l'on puisse restreindre sa liberté d'action pour
d'autres raisons (déjà discutées dans la
deuxième partie du
livre), le mieux que l'on puisse faire pour éliminer les
questions controversées de politique nationale ne peut être
énoncé que par des généralités bien creuses. Il faut lui
laisser une bonne marge de manoeuvre sous de nombreux
aspects, parce que l'on ne peut pas connaître à l'avance les
circonstances dans lesquelles elle devra agir. La porte est
donc laissée grande ouverte à l'arbitraire, au parti pris et
à l'abus de pouvoir officiel.
Même dans des zones peuplées par diverses nationalités, il
est nécessaire d'avoir une administration unifiée. On ne
peut pas disposer à la fois un policier allemand et un
policier tchèque à chaque coin de rue, chacun chargé de ne
protéger que les membres de sa nationalité. Et même si on
pouvait le faire, la question serait à nouveau posée de
savoir lequel devrait intervenir dans une situation où les
deux nationalités seraient impliquées. Les inconvénients
résultant de la nécessité d'une administration unifiée sont
inévitables dans ces régions. Mais si des difficultés
existent déjà, même pour remplir les fonctions
indispensables du gouvernement comme la protection de la
vie, de la liberté, de la propriété et de la santé, on ne
doit pas les augmenter dans des proportions monstrueuses en
étendant le domaine d'activité de l'État à d'autres champs
d'action dans lesquels, par leur nature, une latitude encore
plus grande doit être laissée aux jugements arbitraires.
De nombreuses parties du monde ont été peuplées non par des
ressortissants d'une nationalité, d'une race ou d'une
religion unique, mais par un mélange hétéroclite de plusieurs
peuples. Le résultat des mouvements migratoires qui sont la
conséquence nécessaire des changements des lieux de
production, c'est qu'un plus grand nombre de nouveaux
territoires sont continuellement confrontés au problème du
mélange des populations. Si l'on ne veut pas aggraver
artificiellement la friction qui doit se produire du fait de
la vie en communauté de groupes différents, il faut
restreindre l'activité de l'État aux tâches qu'il est seul à
pouvoir accomplir.
Tant que les nations furent dirigées par
des despotes monarchiques, l'idée de rectifier les
frontières de l'État pour les faire coïncider avec les
frontières séparant les différentes nationalités n'avait pas
d'écho. Si un potentat voulait annexer une province à son
domaine, il se souciait peu de savoir si les habitants – les
sujets – étaient d'accord ou non pour changer de dirigeants.
Le seul point de vue qui entrait en ligne de compte était de
savoir si les forces militaires disponibles étaient
suffisantes pour conquérir et conserver le territoire en
question. On justifiait publiquement sa conduite sur la base
plus ou moins artificielle d'une revendication légale. La
nationalité des habitants de l'endroit concerné n'était
nullement prise en compte.
Ce ne fut qu'avec la montée du libéralisme que la question
du tracé des frontières des États devint un problème
indépendant des considérations militaires, historiques et
légales. Le libéralisme, qui fonde l'État sur la volonté de
la majorité du peuple vivant sur un territoire donné,
élimine toutes les considérations militaires autrefois
décisives quant à la question des frontières de l'État. Il
rejette le droit à la conquête. Il ne peut pas comprendre
que certains puissent parler de « frontières stratégiques »
et trouve totalement incompréhensible qu'un État puisse
réclamer une portion de territoire afin d'établir un glacis.
Le libéralisme ne reconnaît pas au prince un quelconque
droit historique à hériter d'une province. Un roi ne peut
exercer son autorité, au sens libéral du terme, que sur des
personnes, pas sur une partie du territoire dont les
habitants ne seraient considérés que comme des appendices.
Le monarque par la grâce de Dieu porte le titre d'un
territoire, par exemple « Roi de France ». Les rois
installés par le libéralisme reçurent leur titre non pas de
leur territoire mais du peuple sur lesquels ils régnaient
comme monarques constitutionnels. Ainsi, Louis-Philippe
porta le titre de « Roi des Français »; il y eut encore un
« Roi des Belges », comme il y eut aussi un « Roi des Grecs ».
C'est le libéralisme qui créa la forme légale permettant aux
souhaits du peuple d'appartenir ou non à un certain État de
pouvoir s'exprimer, à savoir le plébiscite. L'État auquel
les habitants d'un territoire donné désirent être rattachés
doit être choisi par une élection. Mais même si toutes les
conditions économiques et politiques étaient remplies
(celles par exemple concernant la politique nationale en
matière d'éducation) afin d'éviter que le plébiscite ne soit
une comédie, même s'il était possible de faire simplement
voter les habitants de chaque communauté pour déterminer à
quel État ils veulent se rattacher et de répéter de telles
élections lorsque les circonstances évoluent, il resterait
certainement des problèmes non résolus, sources potentielles
de friction entre les diverses nationalités. Le fait de
devoir appartenir à un État auquel on souhaite ne pas
appartenir n'est pas moins pénible quand il résulte d'une
élection que lorsqu'il est la conséquence d'une conquête
militaire. Et cela est deux fois plus difficile pour un
individu qui se trouve écarté de la majorité de ses
concitoyens par des barrières linguistiques.
Appartenir à une minorité nationale signifie toujours être
un citoyen de seconde zone. Les discussions politiques
doivent naturellement toujours être menées à l'aide du
langage parlé et écrit – par des discours, des articles de
journaux et des livres. Ces moyens d'explications et de
débats politiques ne sont toutefois pas à la disposition des
minorités linguistiques dans la même mesure qu'ils le sont à
ceux dont la langue maternelle – la langue parlée au
quotidien – est celle dans laquelle se déroulent les
discussions. La pensée politique d'un peuple reflète après
tout les idées de sa littérature politique. Exprimé sous la
forme du droit écrit, le résultat de ses discussions
politiques acquiert une importance directe pour le citoyen
parlant une langue étrangère, car il doit respecter la loi
tout en ayant l'impression d'être exclu d'une véritable
participation à la formation de l'autorité législative ou en
ayant au moins l'impression de ne pas être autorisé à
coopérer autant que ceux dont la langue maternelle est celle
de la majorité. Et lorsqu'il se présente devant un magistrat
ou un fonctionnaire de l'administration pour engager des
poursuites ou exprimer une requête, il se retrouve devant
des hommes dont la pensée politique lui est étrangère, parce
qu'elle s'est développée sous des influences idéologiques
différentes.
En dehors de tout cela, le fait même que les membres de la
minorité soient obligés, devant un tribunal ou face aux
autorités administratives, de faire usage d'une langue qui
leur est étrangère les handicape sérieusement de nombreuses
manières. Lors d'un procès, il est extrêmement différent de
pouvoir parler directement au juge ou d'être obligé d'avoir
recours aux services d'un interprète. Le membre d'une
minorité nationale sent à chaque instant qu'il vit au milieu
d'étrangers et qu'il est, même si la lettre de la loi dit le
contraire, un citoyen de seconde zone.
Tous ces inconvénients sont ressentis comme étant très
oppressants, même dans un État pourvu d'une constitution
libérale et dans lequel l'activité du gouvernement se réduit
à la protection de la loi et de la prospérité des citoyens.
Mais elle devient presque intolérable dans un État
socialiste ou interventionniste. Si les autorités
administratives ont le droit d'intervenir partout comme bon
leur semble, si la latitude donnée aux juges et aux
fonctionnaires pour établir leurs décisions est assez grande
pour laisser place à des préjugés politiques, alors le
membre d'une minorité nationale se trouve livré au jugement
arbitraire et à l'oppression de la part des fonctionnaires
publics de la majorité au pouvoir. Nous avons déjà parlé de
ce qui se passe lorsque les écoles et l'Église ne sont pas
non plus indépendantes, mais au contraire soumises à
réglementation de la part du gouvernement.
C'est ici qu'il faut chercher les racines du nationalisme
agressif que nous voyons aujourd'hui à l'oeuvre. Les
tentatives pour faire remonter les antagonismes violents
opposant les nations à des causes naturelles plutôt qu'à des
causes politiques sont complètement erronées. Tous les
symptômes de l'antipathie prétendument innée entre les
peuples que l'on présente habituellement comme preuve se
retrouvent également au sein de chaque nation. Le Bavarois
déteste le Prussien, et le Prussien le Bavarois. La haine
n'est pas moins tenace entre les divers groupes constituant
la France ou la Pologne. Et pourtant, Allemands, Polonais et
Français arrivent à vivre ensemble pacifiquement dans leur
propre pays. L'importance politique de l'antipathie du
Polonais à l'encontre de l'Allemand et de l'Allemand à
l'encontre du Polonais provient de l'ambition de chacun de
ces deux peuples d'obtenir le contrôle des zones
frontalières séparant Allemands et Polonais, et ce afin de
pouvoir opprimer l'autre nationalité. Si la haine entre les
nations a produit un incendie dévastateur, c'est parce que
certains veulent utiliser l'école pour écarter les enfants
de la langue de leurs pères, veulent utiliser les tribunaux
et les administrations, des mesures politiques et
économiques, ainsi que l'expropriation pure et simple, pour
persécuter ceux qui parlent une autre langue. Comme ils sont
prêts à avoir recours à la violence pour créer des
conditions favorables à l'avenir politique de leur propre
nation, ils ont mis sur pied un système d'oppression dans
les zones polyglottes, système qui menace la paix mondiale.
Tant que le programme libéral ne sera pas mené jusqu'au bout
dans les régions comprenant plusieurs nationalités, la haine
entre les membres des différentes nations deviendra de plus
en plus forte et continuera à conduire vers de nouvelles
guerres et rebellions.
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