Montréal, 15 juin 2008 • No 257

NOTE ÉCONOMIQUE

 

Martin Masse est directeur du QL et consultant en politiques publiques. Il a été directeur des publications de l'Institut économique de Montréal de 2000 à 2007 et conseiller du ministre canadien de l'Industrie sur les questions de télécommunications en 2006 et 2007. Cette Note économique a été publiée le 11 juin 2008 par l'Institut économique Molinari.

 

 
 

TÉLÉCOMMUNICATIONS:
LA SÉPARATION FONCTIONNELLE,
UN REMÈDE PIRE QUE LE MAL

 

par Martin Masse

 

          L’époque des monopoles téléphoniques est révolue depuis plus d’une décennie en Europe. Mais certains législateurs considèrent que la transition vers un marché des télécommunications concurrentiel n’est toujours pas achevée, ce qui suscite des interventions de leur part. Ces interventions visent officiellement à susciter davantage de concurrence et de dynamisme dans ce secteur, mais constituent parfois des remèdes inappropriés risquant d’avoir l’effet contraire.

          C’est le cas d’une des mesures actuellement à l’étude à Bruxelles. La commissaire européenne en charge de la Société de l’information et des Médias, Viviane Reding, a proposé en novembre 2007 une série de réformes de la réglementation des communications électroniques. L’une des propositions vise à donner aux régulateurs nationaux le pouvoir d’imposer une « séparation fonctionnelle » des opérateurs historiques (les anciens monopoles) en deux entités distinctes, l’une étant responsable de gérer les infrastructures de réseau, et l’autre d’offrir les services de détail à ses clients(1).

 

Des monopoles pas si naturels

          Pour bien comprendre la logique qui sous-tend cette mesure, il faut retourner un peu en arrière, au moment où le marché des télécommunications a été ouvert à la concurrence.

          Les télécommunications, tout comme les réseaux de transport ou de distribution d’électricité, ont la caractéristique de s’appuyer sur des infrastructures extrêmement coûteuses à déployer qui, pour être rentables, doivent connecter entre eux le plus de points d’accès possible. Ces coûts et les contraintes liées à l’espace physique font en sorte que la dynamique dans ce secteur ne correspond pas à la vision traditionnelle de la concurrence. On peut en effet difficilement imaginer que de nombreux réseaux similaires se superposent pour servir les mêmes clients. La première entreprise à avoir déployé un réseau étendu aura toujours une longueur d’avance sur les autres.

          Pour cette raison, le point de vue économique conventionnel a longtemps considéré la téléphonie comme un «monopole naturel», c’est-à-dire un secteur dont la nature même fait en sorte qu’il est impossible ou très peu probable que deux producteurs se fassent concurrence. Partout dans le monde, les télécommunications sont ainsi devenues un service public monopolisé par l’État, de façon à ne pas laisser à une seule entreprise privée la possibilité de tirer un profit jugé indu de l’exploitation de ce monopole naturel.

          Cette perspective a toutefois évolué et l’on s’est rendu compte qu’il est en fait possible pour des concurrents de s’établir en répliquant au moins une partie du réseau existant et/ou en utilisant une technologie différente pour offrir le même service. Ainsi, il est possible de nos jours d’avoir une conversation téléphonique de différentes façons: en transmettant un signal analogique ou numérique (IP) sur le réseau filaire traditionnel; en utilisant un logiciel sur son ordinateur connecté à Internet; par l’entremise du câble; au moyen d’un téléphone mobile, etc.

          Lorsque le monopole légal des opérateurs historiques sur la téléphonie traditionnelle a été aboli, les régulateurs sont intervenus dans le but de compenser la domination complète du marché dont ils avaient pu bénéficier pendant des décennies et pour rétablir un équilibre entre eux et leurs nouveaux concurrents. Ils ont notamment forcé les anciens monopoles à louer à des tarifs avantageux des parties de leurs réseaux aux nouveaux entrants pour permettre à ceux-ci d’offrir des services de téléphonie et d’Internet sans avoir à répliquer une infrastructure complète sur l’ensemble du territoire. Une compagnie peut ainsi typiquement installer son propre réseau de fibres optiques reliant des villes entre elles et louer la boucle locale, c’est-à-dire le fil de cuivre qui va d’un répartiteur à chaque domicile, pour rejoindre directement des clients.
 

Empêcher la discrimination

          Les opérateurs historiques se sont donc retrouvés d’une part à vendre des services de détail à des clients individuels et, d’autre part, à louer des services de gros (l’accès à la boucle locale par exemple, une opération que l’on appelle dans le jargon de l’industrie le « dégroupage(2) ») à leurs concurrents pour que ceux-ci puissent vendre les mêmes services de détail(3). On imagine facilement les conflits d’intérêt que cela peut susciter au sein d’une compagnie. Pour maintenir sa domination sur le marché, elle pourrait en effet être incitée à offrir à ses concurrents des services de gros de moindre qualité que ceux qu’elle utilise elle-même.

          Afin d’empêcher les anciens monopoles de pratiquer une telle discrimination et de se servir de leur position dominante pour empêcher l’émergence de concurrents forts, les régulateurs ont eu recours à diverses solutions, dont un contrôle de la qualité des services de gros offerts, une séparation comptable et une interdiction de partager certaines informations entre les unités en charge de la gestion du réseau et celles qui commercialisent les services de détail. Dans la plupart des pays où de telles mesures ont été imposées de manière judicieuse, elles ont permis l’émergence d’opérateurs alternatifs suffisamment dynamiques pour investir dans le déploiement de leur propre réseau et faire une concurrence directe aux anciens monopoles.

          La séparation fonctionnelle s’inscrit dans ce type de solution mais va cependant beaucoup plus loin. Elle met fin à l’intégration verticale de l’opérateur et implique la création d’une division complètement séparée responsable de la gestion du réseau, de façon à éliminer toute capacité ou incitation à pratiquer une discrimination à l’endroit des compétiteurs. Elle apparaît comme un remède de cheval dans les cas où des mesures de moindre ampleur n’auraient pas réussi à encourager suffisamment le dégroupage. Mais ce remède est-il vraiment nécessaire et efficace?
 

Une mesure non nécessaire

          Le cas de la Grande-Bretagne, souvent utilisé pour démontrer la pertinence d’imposer une réorganisation aussi draconienne et coûteuse, est pourtant loin d’être concluant. Dans ce pays, le dégroupage de la boucle locale n’a pas connu beaucoup de succès dans les premières années ayant suivi l’ouverture de l’accès en 2001. En 2005, la part de marché de BT (anciennement British Telecom) dans les lignes DSL à large bande – directement ou par l’entremise de revendeurs – s’élevait toujours à plus de 99%. C’est cet échec qui a notamment motivé le recours à une séparation fonctionnelle de BT et la création de l’entité Openreach pour gérer le réseau.



          Depuis, le nombre de boucles locales louées par des opérateurs alternatifs a explosé (voir figure 1). Mais ce phénomène, loin d’être spécifique à la Grande-Bretagne, a touché tous les pays européens. Si la Grande-Bretagne a connu une forte augmentation relative, force est de constater que d’autres pays ont atteint des niveaux de dégroupage plus élevés avec des méthodes différentes. C’est notamment le cas de l’Allemagne et de la France, qui n’ont pas eu recours à la séparation fonctionnelle.
 

« Le dynamisme de l’industrie européenne des télécommunications dépend des centaines de milliards d’euros qui y seront investis au cours des prochaines années. Ce secteur n’a pas besoin de plus d’incertitude et de lourdeur réglementaire, mais de stabilité et de flexibilité. »


          Par ailleurs, comme le notent des chercheurs qui se sont penchés sur le cas britannique, « le degré de corrélation entre les deux événements reste discutable(4) ». Il est en effet possible que la croissance du dégroupage observée depuis 2005 ne soit pas liée à la séparation fonctionnelle, mais à d’autres facteurs tels que l’évolution de la politique tarifaire de l’opérateur historique. En 2004, BT a réduit de 70% les tarifs d’un dégroupage partiel (Internet seulement) que doit payer un opérateur alternatif. Un an plus tard, BT a aussi baissé de 40% le tarif du dégroupage total (Internet et téléphonie). Ces baisses de tarifs, de nature à permettre une hausse de la demande des opérateurs alternatifs, auraient pu produire les mêmes effets sans une restructuration de la compagnie.
 

Une mesure néfaste

          La séparation fonctionnelle pourrait également causer un tort considérable à l’industrie et aux consommateurs en compromettant les investissements dans les réseaux d’accès en fibre optique. Celle-ci doit remplacer graduellement la boucle locale en cuivre, ce qui permettra l’émergence d’offres d’accès à très haut débit. Ce fibrage des foyers ne se fait pas partout de façon systématique. Un opérateur n’investit dans le déploiement coûteux de son réseau de fibre qu'après avoir identifié des zones où les perspectives de commercialisation permettent de rentabiliser ses investissements à plus ou moins long terme.

          Or une désintégration verticale de l’opérateur historique a inévitablement pour conséquence de briser la coordination entre les décisions d’investissement et les impératifs de mise en marché des services de détails. On obtient à la place une structure monopolistique artificiellement créée par la régulation, en charge du déploiement d’un réseau de fibre mais dépourvue de toute incitation à le faire. Cette nouvelle entité doit recréer une coordination artificielle avec son entité soeur et avec les opérateurs alternatifs pour savoir où et combien investir.

          Comment, dans une telle situation, établir un ordre de priorité pour les investissements? Pourquoi investir alors qu’on est obligé de partager ses nouvelles infrastructures avec d’autres (dans le cas de l’ex-monopole) ou quand on peut profiter des investissements faits par l’ex-monopole (dans le cas des nouveaux entrants)? Le déploiement, s’il a lieu, ne peut alors résulter que d’un processus purement administratif indépendant de toute logique de marché.

          C’est justement ce qui se passe au Royaume-Uni, où le ministre de la Compétitivité, Stephen Timms, a lancé une mise en garde en septembre 2007 sur le retard britannique dans le fibrage des foyers par rapport à des pays comme les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud. Au même moment, le régulateur Ofcom lançait une consultation sur le meilleur cadre réglementaire à adopter pour accélérer les investissements, demandant notamment aux parties prenantes: «À quel moment considérez-vous qu’il serait propice et efficace qu’on investisse dans les réseaux d’accès de nouvelle génération au Royaume-Uni?(5) »
 

Une mesure arbitraire

          La séparation fonctionnelle ne peut se réaliser qu’en se fondant sur des décisions arbitraires qui figent une situation fondamentalement dynamique. Comment par exemple délimiter la ligne de partage entre les services et infrastructures (au-delà de la boucle locale) qui doivent relever du gestionnaire de réseau et les autres? Il est impossible de donner une réponse simple à cette question.

          Certaines parties du réseau peuvent apparaître à un moment donné comme difficilement réplicables et leur accès réglementé s’avérer nécessaire à l’existence des opérateurs alternatifs. Les avancées technologiques, l’évolution des marchés et les décisions d’investissement des opérateurs peuvent toutefois modifier cette situation d’une année à l’autre. Adapter la régulation en fonction de l’évolution de la situation apparaît comme un remède beaucoup plus flexible et efficace que créer de manière irréversible une nouvelle structure qui risque de demeurer en permanence décalée de la réalité.

          Dans le même ordre d’idée, cette intervention se focalise sur un moyen particulier de transmettre la voix et les données, soit le réseau filaire mis en place par les anciens monopoles. L’objectif de susciter une concurrence uniquement entre des opérateurs qui utilisent cette plateforme technologique risque cependant de devenir rapidement anachronique. D’autres plateformes telles que le câble, WiMax ou le réseau mobile à large bande pourraient en effet bientôt offrir les mêmes services un peu partout. Faire porter tout le fardeau de la régulation sur une seule plateforme est non seulement arbitraire, mais contredit le principe de neutralité technologique(6) qui est censée caractériser tout cadre réglementaire.
 

Une mesure incohérente

          Enfin, la séparation fonctionnelle va tout à fait à l’encontre de la perspective qui justifiait les mesures prises lors de l’ouverture du secteur des télécommunications à la concurrence il y a plusieurs années. Ces mesures avaient été adoptées pour compenser la longueur d’avance des opérateurs historiques après des décennies de monopolisation. Mais il a toujours été évident qu’elles n’auraient plus de raison d’être dans un marché devenu véritablement concurrentiel grâce aux investissements en infrastructure des nouveaux entrants.

          Au lieu de s’inscrire dans cette période de transition, la séparation fonctionnelle recrée une nouvelle entité monopolistique et lui assure une permanence, ce qui garantit au régulateur un rôle pour une période indéfinie. Comme le souligne le président de l’ARCEP, Paul Champsaur, cette approche « pérennise l’existence d’un monopole naturel, la boucle locale, réputée alors non duplicable et donc durablement régulée. Prendre cette voie, c’est stopper l’extension de la concurrence par les infrastructures et repousser indéfiniment l’effacement complet de la régulation sectorielle au profit du droit commun de la concurrence alors que ces principes sont au coeur du cadre européen(7) ».
 

Conclusion

          La commissaire Reding défend cette mesure extrême – elle l’a publiquement qualifiée d’« arme nucléaire » à utiliser en dernier recours – en expliquant que « [l]’existence de règles communes permettra une mise en oeuvre plus harmonisée et plus efficace de ce nouveau remède en Europe(8) ». Mais comme on vient de le voir, il s’agit en fait d’un faux remède, qui risque d’affaiblir plus le patient que de l’aider. Même si les régulateurs nationaux ne seront pas obligés de recourir dans la pratique à la séparation fonctionnelle, l’adoption de ces nouvelles règles communes la rendra plus facile à imposer et créera forcément un climat d’incertitude quant au contexte réglementaire.

          Le dynamisme de l’industrie européenne des télécommunications dépend des centaines de milliards d’euros qui y seront investis au cours des prochaines années. Ce secteur n’a pas besoin de plus d’incertitude et de lourdeur réglementaire, mais de stabilité et de flexibilité. Les parlementaires européens devraient y contribuer en rejetant cette proposition.

 

1. Voir la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil, 13 novembre 2007, disponible à http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/07/st15/st15379.fr07.pdf.
2. Les services de gros règlementés incluent d’autres services de même que l’accès à d’autres parties du réseau, mais nous nous concentrons ici sur la question centrale du dégroupage dans le but de simplifier l’argumentation.
3. Un règlement entré en vigueur le 2 janvier 2001 a rendu la boucle locale accessible aux opérateurs alternatifs dans tous les pays de l’Union européenne, bien que certains pays aient adopté une telle mesure plus tôt. Voir http://admi.net/eur/loi/leg_euro/fr_300R2887.html.
4. Julien Salanave, Sophie Girieud, Functional separation in telecoms: panacea or plague?, IDATE Consulting & Research, mars 2008, p. 13.
5. Ofcom, Future broadband - Policy approach to next generation access, 26 septembre 2007, disponible à http://www.ofcom.org.uk/consult/condocs/nga/summary/.
6. C’est-à-dire le principe selon lequel la réglementation ne doit privilégier aucune technologie par rapport à une autre.
7. Entrevue avec Paul Champsaur, « “Paquet télécom”, troisième acte », La lettre de l’Autorité, no 60, mars/avril 2008, p. 2, disponible à http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/lettre60.pdf.
8. Viviane Reding, « Une concurrence encore trop limitée », La lettre de l’Autorité, no 60, mars/avril 2008, p. 5, disponible à http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/lettre60.pdf.

 

SOMMAIRE NO 257QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVES RECHERCHEAUTRES ARTICLES DE M. MASSE

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRE? QUESTION?

 

PRÉSENT NUMÉRO