Par ailleurs, comme le notent des chercheurs qui se sont
penchés sur le cas britannique, « le degré de corrélation
entre les deux événements reste discutable(4) ».
Il est en effet possible que la croissance du dégroupage
observée depuis 2005 ne soit pas liée à la séparation
fonctionnelle, mais à d’autres facteurs tels que l’évolution
de la politique tarifaire de l’opérateur historique. En
2004, BT a réduit de 70% les tarifs d’un dégroupage partiel
(Internet seulement) que doit payer un opérateur alternatif.
Un an plus tard, BT a aussi baissé de 40% le tarif du
dégroupage total (Internet et téléphonie). Ces baisses de
tarifs, de nature à permettre une hausse de la demande des
opérateurs alternatifs, auraient pu produire les mêmes
effets sans une restructuration de la compagnie.
La séparation fonctionnelle pourrait également causer un
tort considérable à l’industrie et aux consommateurs en
compromettant les investissements dans les réseaux d’accès
en fibre optique. Celle-ci doit remplacer graduellement la
boucle locale en cuivre, ce qui permettra l’émergence
d’offres d’accès à très haut débit. Ce fibrage des foyers ne
se fait pas partout de façon systématique. Un opérateur
n’investit dans le déploiement coûteux de son réseau de
fibre qu'après avoir identifié des zones où les perspectives
de commercialisation permettent de rentabiliser ses
investissements à plus ou moins long terme.
Or une désintégration verticale de l’opérateur historique a
inévitablement pour conséquence de briser la coordination
entre les décisions d’investissement et les impératifs de
mise en marché des services de détails. On obtient à la
place une structure monopolistique artificiellement créée
par la régulation, en charge du déploiement d’un réseau de
fibre mais dépourvue de toute incitation à le faire. Cette
nouvelle entité doit recréer une coordination artificielle
avec son entité soeur et avec les opérateurs alternatifs
pour savoir où et combien investir.
Comment, dans une telle situation, établir un ordre de
priorité pour les investissements? Pourquoi investir alors
qu’on est obligé de partager ses nouvelles infrastructures
avec d’autres (dans le cas de l’ex-monopole) ou quand on
peut profiter des investissements faits par l’ex-monopole
(dans le cas des nouveaux entrants)? Le déploiement, s’il a
lieu, ne peut alors résulter que d’un processus purement
administratif indépendant de toute logique de marché.
C’est justement ce qui se passe au Royaume-Uni, où le
ministre de la Compétitivité, Stephen Timms, a lancé une
mise en garde en septembre 2007 sur le retard britannique
dans le fibrage des foyers par rapport à des pays comme les
États-Unis, la France, l’Allemagne, le Japon et la Corée du
Sud. Au même moment, le régulateur Ofcom lançait une
consultation sur le meilleur cadre réglementaire à adopter
pour accélérer les investissements, demandant notamment aux
parties prenantes: «À quel moment considérez-vous qu’il
serait propice et efficace qu’on investisse dans les réseaux
d’accès de nouvelle génération au Royaume-Uni?(5)
»
La séparation fonctionnelle ne peut se réaliser qu’en se
fondant sur des décisions arbitraires qui figent une
situation fondamentalement dynamique. Comment par exemple
délimiter la ligne de partage entre les services et
infrastructures (au-delà de la boucle locale) qui doivent
relever du gestionnaire de réseau et les autres? Il est
impossible de donner une réponse simple à cette question.
Certaines parties du réseau peuvent apparaître à un moment
donné comme difficilement réplicables et leur accès
réglementé s’avérer nécessaire à l’existence des opérateurs
alternatifs. Les avancées technologiques, l’évolution des
marchés et les décisions d’investissement des opérateurs
peuvent toutefois modifier cette situation d’une année à
l’autre. Adapter la régulation en fonction de l’évolution de
la situation apparaît comme un remède beaucoup plus flexible
et efficace que créer de manière irréversible une nouvelle
structure qui risque de demeurer en permanence décalée de la
réalité.
Dans le même ordre d’idée, cette intervention se focalise
sur un moyen particulier de transmettre la voix et les
données, soit le réseau filaire mis en place par les anciens
monopoles. L’objectif de susciter une concurrence uniquement
entre des opérateurs qui utilisent cette plateforme
technologique risque cependant de devenir rapidement
anachronique. D’autres plateformes telles que le câble,
WiMax ou le réseau mobile à large bande pourraient en effet
bientôt offrir les mêmes services un peu partout. Faire
porter tout le fardeau de la régulation sur une seule
plateforme est non seulement arbitraire, mais contredit le
principe de neutralité technologique(6)
qui est censée caractériser tout cadre réglementaire.
Enfin, la séparation fonctionnelle va tout à fait à
l’encontre de la perspective qui justifiait les mesures
prises lors de l’ouverture du secteur des télécommunications
à la concurrence il y a plusieurs années. Ces mesures
avaient été adoptées pour compenser la longueur d’avance des
opérateurs historiques après des décennies de
monopolisation. Mais il a toujours été évident qu’elles
n’auraient plus de raison d’être dans un marché devenu
véritablement concurrentiel grâce aux investissements en
infrastructure des nouveaux entrants.
Au lieu de s’inscrire dans cette période de transition, la
séparation fonctionnelle recrée une nouvelle entité
monopolistique et lui assure une permanence, ce qui garantit
au régulateur un rôle pour une période indéfinie. Comme le
souligne le président de l’ARCEP, Paul Champsaur, cette
approche « pérennise l’existence d’un monopole naturel, la
boucle locale, réputée alors non duplicable et donc
durablement régulée. Prendre cette voie, c’est stopper
l’extension de la concurrence par les infrastructures et
repousser indéfiniment l’effacement complet de la régulation
sectorielle au profit du droit commun de la concurrence
alors que ces principes sont au coeur du cadre européen(7) ».
La commissaire Reding défend cette mesure extrême – elle l’a
publiquement qualifiée d’« arme nucléaire » à utiliser en
dernier recours – en expliquant que « [l]’existence de
règles communes permettra une mise en oeuvre plus harmonisée
et plus efficace de ce nouveau remède en Europe(8)
». Mais comme on vient de le voir, il s’agit en fait d’un
faux remède, qui risque d’affaiblir plus le patient que de
l’aider. Même si les régulateurs nationaux ne seront pas
obligés de recourir dans la pratique à la séparation
fonctionnelle, l’adoption de ces nouvelles règles communes
la rendra plus facile à imposer et créera forcément un
climat d’incertitude quant au contexte réglementaire.
Le dynamisme de l’industrie européenne des
télécommunications dépend des centaines de milliards d’euros
qui y seront investis au cours des prochaines années. Ce
secteur n’a pas besoin de plus d’incertitude et de lourdeur
réglementaire, mais de stabilité et de flexibilité. Les
parlementaires européens devraient y contribuer en rejetant
cette proposition.
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