Montréal, 15 juin 2008 • No 257

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

COMME UN POISSON CREVÉ DANS UNE EAU DE VAISSELLE! (ORAISON POUR LE CADRE FRANÇAIS DÉFUNT)

 

par Patrick Bonney

 

          On ne saurait dorénavant écrire sur les cadres sans les plaindre. Toute dérogation à la pleurnicherie ambiante est vécue comme une trahison. Pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère, Meursault, « L'étranger » de Camus, a été condamné à la peine capitale. Mais, aurait-on beau se forcer qu'il est des morts qui ne prêtent qu'à rire. Celle des cadres étant du nombre, le prononcé de ma peine sera justifié.

 

Un malade imaginaire

          Au sein de l'immense unité de soins palliatifs qu'est devenue la société contemporaine, le cadre a atteint le stade du « protocole compassionnel ». Formule qui signifie que tout a été tenté qui pouvait l'être. Hervé Guibert en avait fait le titre d'un livre bravache et trompe-la-mort, mais le temps n'est plus aux gladiateurs et ceux qui vont mourir gémissent plus qu'ils ne saluent. « O tempora, ô mores! »

          Si les livres consacrés aux cadres sentent le « compassionnel », c'est plus à la manière entêtante et tenace dont les costumes de Monsieur Balladur sentaient la naphtaline. Un « compassionnel » écoeurant parce que trop sucré et qui colle à l'esprit du temps avec la même insistance que l'étron colle à la semelle.

          On évoque le « malaise » des cadres – vieille antienne rabâchée, ressassée, resucée –, mais de quel malaise s'agit-il? De celui de l'ingénue qui fait mine de manquer d'air et qui s'évanouit au cours de son premier bal? De celui de la bourgeoise qui s'affale sur son sofa et à laquelle un vague soupirant sera trop content de donner les sels? De celui de la « Dame au camélia » dont aucun spectateur ne peut imaginer qu'elle tousse au-delà des besoins de la pièce?

          Le cadre est un malade imaginaire et son prétendu « malaise » n'est qu'un des multiples jeux de rôles que lui offre la nouvelle comédie humaine. Le « malaise » des cadres est à la souffrance ce que le Cointreau est au Grand Marnier: un succédané dans lequel on a mis trop de sucre. Et si c'est une maladie, ce n'est qu'un vulgaire diabète de type 2: celui qui frappe ceux qui bouffent trop et qui profitent mal – les gras du bide, les adipeux, les obèses! « Pourceaux repus » disait Nietzsche!

          Invention de sociologue qui a fait florès, le « malaise » des cadres s'est mué en « marronnier », sujet bateau pour journaliste en mal d'inspiration et qui, revenant aussi souvent que les impôts, bouche les trous d'une actualité morne et masque les faiblesses d'une réflexion paresseuse.

          Paresseuse comme une société où la victimisation est érigée au rang de valeur suprême. Je souffre donc je suis. Nature, degré ou véracité de la souffrance importent peu. Et si jadis on souffrait pour être beau, on souffre désormais pour ne pas le paraître trop. Sinon, on ne vous plaint pas. Et si on ne vous plaint pas, vous n'êtes plus! On ne prête qu'aux riches sauf en matière d'attention.

          Savoir se faire plaindre est devenu un gage de survie car le désarroi se vend mieux de nos jours que le courage ou l'abnégation. Il vaut mieux faire pitié qu'envie. Les cadres et leurs représentants l'ont bien compris. D'où ce « malaise » qui persiste et sans lequel ils n'existeraient plus au sens ontologique – et surtout médiatique! – du terme. Car le jour où l'on cessera de parler du malaise des cadres, on cessera tout bonnement de parler d'eux. Le mot disparaîtra comme les caisses de retraite du même nom. Il aura duré moins d'un siècle.

          Le cadre sera donc le premier malade imaginaire à mourir quand même. Et il veut que cela se sache. Mourir en silence est une dignité qui s'est perdue avec la politesse. Et les cadres n'ont jamais été polis. Du moins si l'on en juge aux exigences puériles des avortons que l'on croise dans les trains, les restaurants ou les avions et dont l'air affairé – propre à ceux qui n'ont rien à faire et que leur vacuité effraie – ne suffit plus à justifier l'impatience et la nervosité.
 

Déni de réalité

          Les cadres constituent le noyau dur de la masse inerte et bêlante de « Cordicopolis », nom que l'écrivain Philippe Muray donnait à notre société. Une société où le festif, forme suprême du déni de réalité, règne en maître. La réélection triomphale de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris – ville où les cadres sont légions – illustrera le propos.

          Ni une gestion hasardeuse (à population comparable, Paris compte une fois et demi plus de fonctionnaires que Lyon ou Marseille), ni la persistance d'un certain nombre de problèmes endémiques comme le logement, le transport, la circulation ou les taxis n'ont pesé face à « Paris-Plage », « Vélib' » et autre « Nuit blanche ». Le bon peuple ne voit plus que le lapin qui sort du chapeau et ignore le poussin qui crève dans l'oeuf. La réalité se dissout dans la fête. On vit dans le leurre et l'illusion qui gomment d'autant mieux la réalité que personne ne veut plus la voir. S'il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, il n'y a surtout pas pire aveugle que celui qui ne veut pas ouvrir les yeux.

          Pour mettre fin aux problèmes de circulation à Paris, il suffisait de transformer les automobilistes en Ben Laden du bitume et le tour était joué. Le reste n'était qu'affaire de Vélib' et de « communication » comme disent les pros de l'esbroufe. Quand on ne fait plus, on communique. Cela ne coûte pas moins cher mais c'est tellement plus simple. Paris est devenue une immense crèche pour adultes qui n'en sont pas. « Tout le monde, il est beau, tout le monde il est gentil ». Du plus gros mensonge de Jacques Chirac – « On se baignera dans la seine » –, Bertrand l'enchanteur a même fait une demi-vérité. Un jour, il marchera sur l'eau...
 

« Le cadre est un malade imaginaire et son prétendu "malaise" n'est qu'un des multiples jeux de rôles que lui offre la nouvelle comédie humaine. Le "malaise" des cadres est à la souffrance ce que le Cointreau est au Grand Marnier: un succédané dans lequel on a mis trop de sucre. »


          Dans l'entreprise, c'est au directeur des ressources humaines (DRH) qu'est revenu l'insigne honneur de faire sortir le lapin du chapeau. La magie des RTT [réduction du temps de travail] a pris le pas sur toute réalité économique jusqu'à en nier les fondements mêmes. Les cadres se sont engouffrés dans la brèche avec l'appétit du mort-la-faim. De véritables goinfres qui n'ont laissé que des miettes aux ouvriers, lesquels vindicatifs, ont voté Le Pen aux présidentielles de 2002 et Sarkozy à celles de 2007. Les cocus sont souvent hargneux. Mais aveuglés par la promesse d'un soleil sans fin, les cadres n'ont pas vu que c'était la leur qu'ils précipitaient ainsi. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face », écrivait La Rochefoucauld. Les cadres ne connaissent plus leurs classiques.

          Dès lors que l'on est absent de l'entreprise douze semaines par an (RTT obligent!), il devient difficile de convaincre quiconque (à commencer par soi-même) du bien-fondé de son utilité et du montant de sa rémunération. Rares sont ceux qui peuvent prétendre faire en neuf mois ce qu'ils faisaient en onze. Comment dès lors empêcher dirigeants et actionnaires de lorgner vers des cieux plus cléments? Et nul besoin pour cela de recruter indiens, chinois ou bantous! Un cadre suédois, canadien, américain, allemand fera parfaitement l'affaire et travaillera sans rechigner (et sans malaise!) deux mois de plus qu'un cadre français. Oh, ce n'est pas qu'il soit indifférent aux sirènes de la réduction du temps de travail, mais son petit doigt (à moins que ce ne soit sa raison) lui dit qu'il est des décisions qui sont trop lourdes de conséquences pour être prises à la légère. L'économie à l'inverse de la politique ment rarement et il est admis, dans ces pays-là, que les élites – pour se prétendre telles! – doivent montrer l'exemple et faire preuve d'un minimum de sens des réalités. Mot étrange et pour tout dire étranger à ce qu'il faut bien appeler l'illusion française.

Cadre sur roues

          Assisté, bobo, cadre: trois mots qui symbolisent un seul mal. Trois pâles figures pour un même personnage en quête d'auteur. Clone triste tiré à des millions d'exemplaires et n'ayant d'autre but que de traîner son ennui d'une bicyclette ou d'un lieu de villégiature à l'autre, ce péripatéticien monté sur deux roues délaisse, le temps d'un été, le pavé suburbain au profit des pistes (devenues autoroutes!) cyclables de l'Île de Ré. Vilain rictus en guise de sourire aux lèvres, il joue avec rombière et rejetons de service (livrés avec le monospace ou le 4X4) la comédie du bonheur frelaté – médiocre pièce d'un théâtre médicamenteux et sans envergure où antidépresseurs voisinent avec amaigrissants et crèmes solaires. Mince, bronzé, mais pas beau, notre fantôme pirandellien s'abrutit de loisirs pour mieux oublier qu'il ne travaille pas.

          Hagard et désoeuvré, il hante le reste du temps les Champs-Élysées, les stades et les lieux communs à la recherche perpétuelle d'exploits à saluer, d'hommages à rendre et d'inepties à fêter. Les occasions ne manquent pas qui, de Rolland Garros à la Fête de la musique en passant par les gay prides, nuits blanches, techno-parades et autres fadaises du même acabit, ne lui laissent guère le temps de penser – ce que de toute façon, il n'aimerait pas. Et serait-il à court d'imagination qu'il lui suffit alors de chausser ses rollers et de sortir, comme le fait un toutou bien dressé quand vient l'heure de ses besoins. Tel un animal de cirque, le cadre ne peut plus faire son numéro que sur roues.

          « C'est la fête », chantait l'autre idiot! « La fête immonde », pour reprendre l'expression de Philippe Muray. « Aucun monde n'a jamais été plus détestable que le monde présent », écrivait-il. Un monde où la réalité ignorée, déniée, refusée par la masse moutonnière devient avec la mort l'ultime refuge de ceux qui ne le supportent plus. Un monde dont les habitants, disait Muray, sont pareils à « des poissons crevés dans une eau de vaisselle ». On ne saurait donner meilleure définition du cadre.

          Pendant la Révolution française, on a guillotiné l'acteur d'une pièce de théâtre parce qu'il criait « Vive le roi! » sur scène pour les besoins de son rôle. Voilà ce qui arrive quand on ne fait plus la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas.

          Assez de « Peace and love », de discours sirupeux, de sentiments foireux, de concepts pompeux et d'humanisme lénifiant! L'homme, ce sont ceux qui en parlent le plus qui le respectent le moins. La société est amour et le coach, son prophète. Paris est amour et Delanoë, son prophète. L'entreprise est amour et le DRH, son prophète. Tu parles!

          La souffrance au travail est le nouveau poncif à la mode de chez nous. Exploité sans vergogne par les professionnels de la jérémiade, le suicide de quelques malheureux devient prétexte à revendications obscènes. Tout est bon pour entretenir le mythe et retarder la fin.

          Mais la fête est finie et cette fin est proche. François Dupuy, enseignant à l'INSEAD et auteur de La fatigue des élites déclarait il y a quelques années: « La grosse masse des cadres est destinée à rejoindre les salariés ordinaires – la fonction encadrante est en voie de disparition. »

          Il est temps de commencer à s'en réjouir...
 

 

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