Dans l'entreprise, c'est au directeur des ressources
humaines (DRH) qu'est revenu l'insigne
honneur de faire sortir le lapin du chapeau. La magie des
RTT [réduction du temps de
travail] a pris le pas sur toute réalité économique jusqu'à en
nier les fondements mêmes. Les cadres se sont engouffrés
dans la brèche avec l'appétit du mort-la-faim. De véritables
goinfres qui n'ont laissé que des miettes aux ouvriers,
lesquels vindicatifs, ont voté Le Pen aux présidentielles de
2002 et Sarkozy à celles de 2007. Les cocus sont souvent
hargneux. Mais aveuglés par la promesse d'un soleil sans
fin, les cadres n'ont pas vu que c'était la leur qu'ils
précipitaient ainsi. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se
regarder en face », écrivait La Rochefoucauld. Les cadres ne
connaissent plus leurs classiques.
Dès lors que l'on est absent de l'entreprise douze semaines
par an (RTT obligent!), il devient difficile de convaincre
quiconque (à commencer par soi-même) du bien-fondé de son
utilité et du montant de sa rémunération. Rares sont ceux
qui peuvent prétendre faire en neuf mois ce qu'ils faisaient
en onze. Comment dès lors empêcher dirigeants et
actionnaires de lorgner vers des cieux plus cléments? Et nul
besoin pour cela de recruter indiens, chinois ou bantous! Un
cadre suédois, canadien, américain, allemand fera
parfaitement l'affaire et travaillera sans rechigner (et
sans malaise!) deux mois de plus qu'un cadre français. Oh,
ce n'est pas qu'il soit indifférent aux sirènes de la
réduction du temps de travail, mais son petit doigt (à moins
que ce ne soit sa raison) lui dit qu'il est des décisions
qui sont trop lourdes de conséquences pour être prises à la
légère. L'économie à l'inverse de la politique ment rarement
et il est admis, dans ces pays-là, que les élites – pour se
prétendre telles! – doivent montrer l'exemple et faire
preuve d'un minimum de sens des réalités. Mot étrange et
pour tout dire étranger à ce qu'il faut bien appeler
l'illusion française.
Assisté, bobo, cadre: trois mots qui symbolisent un seul
mal. Trois pâles figures pour un même personnage en quête
d'auteur. Clone triste tiré à des millions d'exemplaires et
n'ayant d'autre but que de traîner son ennui d'une
bicyclette ou d'un lieu de villégiature à l'autre, ce
péripatéticien monté sur deux roues délaisse, le temps d'un
été, le pavé suburbain au profit des pistes (devenues
autoroutes!) cyclables de l'Île de Ré. Vilain rictus en
guise de sourire aux lèvres, il joue avec rombière et
rejetons de service (livrés avec le monospace ou le 4X4) la
comédie du bonheur frelaté – médiocre pièce d'un théâtre
médicamenteux et sans envergure où antidépresseurs voisinent
avec amaigrissants et crèmes solaires. Mince, bronzé, mais
pas beau, notre fantôme pirandellien s'abrutit de loisirs
pour mieux oublier qu'il ne travaille pas.
Hagard et désoeuvré, il hante le reste du temps les
Champs-Élysées, les stades et les lieux communs à la
recherche perpétuelle d'exploits à saluer, d'hommages à
rendre et d'inepties à fêter. Les occasions ne manquent pas
qui, de Rolland Garros à la Fête de la musique en passant
par les gay prides, nuits blanches, techno-parades et
autres fadaises du même acabit, ne lui laissent guère le
temps de penser – ce que de toute façon, il n'aimerait pas.
Et serait-il à court d'imagination qu'il lui suffit alors de
chausser ses rollers et de sortir, comme le fait un toutou
bien dressé quand vient l'heure de ses besoins. Tel un
animal de cirque, le cadre ne peut plus faire son numéro que
sur roues.
« C'est la fête », chantait l'autre idiot! « La fête immonde »,
pour reprendre l'expression de Philippe Muray. « Aucun monde
n'a jamais été plus détestable que le monde présent »,
écrivait-il. Un monde où la réalité ignorée, déniée, refusée
par la masse moutonnière devient avec la mort l'ultime
refuge de ceux qui ne le supportent plus. Un monde dont les
habitants, disait Muray, sont pareils à « des poissons crevés
dans une eau de vaisselle ». On ne saurait donner meilleure
définition du cadre.
Pendant la Révolution française, on a guillotiné l'acteur
d'une pièce de théâtre parce qu'il criait « Vive le roi! » sur
scène pour les besoins de son rôle. Voilà ce qui arrive
quand on ne fait plus la différence entre ce qui est réel et
ce qui ne l'est pas.
Assez de « Peace and love », de discours sirupeux, de
sentiments foireux, de concepts pompeux et d'humanisme
lénifiant! L'homme, ce sont ceux qui en parlent le plus qui
le respectent le moins. La société est amour et le coach, son
prophète. Paris est amour et Delanoë, son prophète.
L'entreprise est amour et le DRH, son prophète. Tu parles!
La souffrance au travail est le nouveau poncif à la mode de
chez nous. Exploité sans vergogne par les professionnels de
la jérémiade, le suicide de quelques malheureux devient
prétexte à revendications obscènes. Tout est bon pour
entretenir le mythe et retarder la fin.
Mais la fête est finie et cette fin est proche. François
Dupuy, enseignant à l'INSEAD et auteur de La fatigue des
élites déclarait il y a quelques années: « La grosse
masse des cadres est destinée à rejoindre les salariés
ordinaires – la fonction encadrante est en voie de
disparition. »
Il est temps de commencer à s'en réjouir...
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