Cet argument revient sans cesse dans les écrits de l'école
protectionniste. Je me propose de l'examiner avec soin,
c'est-à-dire que je réclame l'attention et même la patience du
lecteur. Je m'occuperai d'abord des inégalités qui tiennent à la
nature, ensuite de celles qui se rattachent à la diversité des
taxes.
Ici, comme ailleurs, nous
retrouvons les théoriciens de la protection placés au point de
vue du producteur, tandis que nous prenons en main la cause de
ces malheureux consommateurs dont ils ne veulent absolument pas
tenir compte. Ils comparent le champ de l'industrie au turf.
Mais, au turf, la course est tout à la fois moyen
et but. Le public ne prend aucun intérêt à la lutte en
dehors de la lutte elle-même. Quand vous lancez vos chevaux dans
l'unique but de savoir quel est le meilleur coureur, je
conçois que vous égalisiez les fardeaux. Mais si vous aviez pour
but de faire parvenir au poteau une nouvelle importante
et pressée, pourriez-vous, sans inconséquence, créer des
obstacles à celui qui vous offrirait les meilleures conditions
de vitesse? C'est pourtant là ce que vous faites en industrie.
Vous oubliez son résultat cherché, qui est le bien-être;
vous en faites abstraction, vous le sacrifiez même par une
véritable pétition de principes.
Mais puisque nous ne
pouvons amener nos adversaires à notre point de vue,
plaçons-nous au leur, et examinons la question sous le rapport
de la production.
Je chercherai à établir:
1) Que niveler les
conditions du travail, c'est attaquer l'échange dans son
principe;
2) Qu'il n'est pas vrai
que le travail d'un pays soit étouffé par la concurrence des
contrées plus favorisées;
3) Que, cela fût-il
exact, les droits protecteurs n'égalisent pas les conditions de
production;
4) Que la liberté nivelle
ces conditions autant qu'elles peuvent l'être;
5) Enfin, que ce sont les
pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les échanges.
I. Niveler les
conditions du travail, ce n'est pas seulement gêner quelques
échanges; c'est attaquer l'échange dans son principe, car il est
fondé précisément sur cette diversité, ou, si on l'aime mieux,
sur ces inégalités de fertilité, d'aptitudes, de climats, de
température, que vous voulez effacer. Si la Guyenne envoie des
vins à la Bretagne, et la Bretagne des blés à la Guyenne, c'est
que ces deux provinces sont placées dans des conditions
différentes de production. Y a-t-il une autre loi pour les
échanges internationaux? Encore une fois, se prévaloir contre
eux des inégalités de conditions qui les provoquent et les
expliquent, c'est les attaquer dans leur raison d'être. Si les
protectionnistes avaient pour eux assez de logique et de
puissance, ils réduiraient les hommes, comme des colimaçons, à
l'isolement absolu. Il n'y a pas, du reste, un de leurs
sophismes qui, soumis à l'épreuve de déductions rigoureuses,
n'aboutisse à la destruction et au néant.
II. Il n'est pas
vrai, en fait, que l'inégalité des conditions entre deux
industries similaires entraîne nécessairement la chute de celle
qui est la moins bien partagée. Au turf, si un des coursiers
gagne le prix, l'autre le perd; mais, quand deux chevaux
travaillent a produire des utilités, chacun en produit dans la
mesure de ses forces, et de ce que le plus vigoureux rend plus
de services, il ne s'ensuit pas que le plus faible n'en répond
pas du tout. On cultive du froment dans tous les départements de
la France, quoiqu'il y ait entre eux d'énormes différences de
fertilité; et si par hasard il en est un qui n'en cultive pas,
c'est qu'il n'est pas bon, morne pour lui, qu'il en cultive. De
même, l'analogie nous dit que, sous le régime de la liberté,
malgré de semblables différences, on produirait du froment dans
tous les royaumes de l'Europe, et s'il en était un qui vînt à
renoncer à cette culture, c'est que, dans son intérêt, il
trouverait à faire un meilleur emploi de ses terres, de ses
capitaux et de sa main-d'oeuvre. Et pourquoi la fertilité d'un
département ne paralyse-t-elle pas l'agriculteur du département
voisin moins favorisé? Parce que les phénomènes économiques ont
une souplesse, une élasticité, et, pour ainsi dire, des
ressources de nivellement qui paraissent échapper
entièrement à l'école protectionniste. Elle nous accuse d'être
systématiques; mais c'est elle qui est systématique au suprême
degré si l'esprit de système consiste à échafauder des
raisonnements sur un fait et non sur l'ensemble des faits. –
Dans l'exemple ci-dessus, c'est la différence dans la valeur des
terres qui compense la différence de leur fertilité. – Votre
champ produit trois fois plus que le mien. Oui; mais il vous a
coûté dix fois davantage et je puis encore lutter avec vous. –
Voilà tout le mystère. – Et remarquez que la supériorité, sous
quelques rapports, amène l'infériorité à d'autres égards. –
C'est précisément parce que votre sol est plus fécond qu'il est
plus cher, en sorte que ce n'est pas accidentellement,
mais nécessairement que l'équilibre s'établit ou tend à
s'établir: et peut-on nier que la liberté ne soit le régime qui
favorise le plus cette tendance?
J'ai cité une branche
d'agriculture; j'aurais pu aussi bien citer une branche
d'industrie. Il y a des tailleurs à Quimper, et cela n'empêche
pas qu'il n'y en ait à Paris, quoique ceux-ci paient bien
autrement cher leur loyer, leur ameublement, leurs ouvriers et
leur nourriture. Mais aussi ils ont une bien autre clientèle, et
cela suffit non-seulement pour rétablir la balance, mais encore
pour la faire pencher de leur côté.
Lors donc qu'on parle
d'égaliser les conditions du travail, il faudrait au moins
examiner si la liberté ne fait pas ce qu'on demande à
l'arbitraire.
Ce nivellement naturel
des phénomènes économiques est si important dans la question,
et, en même temps, si propre à nous faire admirer la sagesse
providentielle qui préside au gouvernement égalitaire de la
société, que je demande la permission de m'y arrêter un instant.
Messieurs les
protectionnistes, vous dites: Tel peuple a sur nous l'avantage
du bon marché de la houille, du fer, des machines, des capitaux;
nous ne pouvons lutter avec lui.
Cette proposition sera
examinée sous d'autres aspects. Quant à présent, je me renferme
dans la question, qui est de savoir si, quand une supériorité et
une infériorité sont en présence, elles ne portent pas en
elles-mêmes, celle-ci la force ascendante, celle-là la force
descendante, qui doivent les ramener à un juste équilibre.
Voilà deux pays, A et B.
– A possède sur B toutes sortes d'avantages. Vous en concluez
que le travail se concentre en A et que B est dans l'impuissance
de rien faire. A, dites vous, vend beaucoup plus qu'il n'achète;
B achète beaucoup plus qu'il ne vend. Je pourrais contester,
mais je me place sur votre terrain.
Dans l'hypothèse, le
travail est très-demandé en A, et bientôt il y renchérit.
Le fer, la houille, les
terres, les aliments, les capitaux sont très-demandés en A, et
bientôt ils y renchérissent.
Pendant ce temps-là,
travail, fer, houille, terres, aliments, capitaux, tout est
très-délaissé en B, et bientôt tout y baisse de prix.
Ce n'est pas tout. A
vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B
en A. Il abonde en A, il est rare en B.
Mais abondance de
numéraire, cela veut dire qu'il en faut beaucoup pour acheter
toute autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui
provient d'une demande très active, s'ajoute une cherté
nominale due à la surproportion des métaux précieux.
Rareté de numéraire, cela
signifie qu'il en faut peu pour chaque emplette. Donc en B, un
bon marché nominal vient se combiner avec le bon
marché réel.
Dans ces circonstances,
l'industrie aura toutes sortes de motifs, des motifs, si je puis
le dire, portés à la quatrième puissance, pour déserter A et
venir s'établir en B.
Ou, pour rentrer dans la
vérité, disons qu'elle n'aura pas attendu ce moment, que les
brusques déplacements répugnent à sa nature, et que, dès
l'origine, sous un régime libre, elle se sera progressivement
partagée et distribuée entre A et B, selon les lois de l'offre
et de la demande, c'est-à-dire selon les lois de la justice et
de l'utilité.
Et quand je dis que, s'il
était possible que l'industrie se concentrât sur un point, il
surgirait dans son propre sein et par cela même une force
irrésistible de décentralisation, je ne fais pas une vaine
hypothèse.
Écoutons ce que disait un
manufacturier à la chambre de commerce de Manchester (je
supprime les chiffres dont il appuyait sa démonstration):
« Autrefois nous exportions des étoffes; puis cette
exportation a fait place à celle des fils, qui sont la
matière première des étoffes; ensuite à celle des
machines, qui sont les instruments de production du fil;
plus tard, à celle des capitaux, avec lesquels nous
construisons nos machines, et enfin, à celle de nos
ouvriers et de notre génie industriel, qui sont la
source de nos capitaux. Tous ces éléments de travail ont
été les uns après les autres s'exercer là où ils
trouvaient à le faire avec plus d'avantages, là où
l'existence est moins chère, la vie plus facile, et l'on
peut voir aujourd'hui, en Prusse, en Autriche, en Saxe,
en Suisse, en Italie, d'immenses manufactures fondées
avec des capitaux anglais, servies par des ouvriers
anglais et dirigées par des ingénieurs anglais. » |
Vous voyez bien que la nature, ou plutôt la Providence, plus
ingénieuse, plus sage, plus prévoyante que ne le suppose votre
étroite et rigide théorie, n'a pas voulu cette concentration de
travail, ce monopole de toutes les supériorités dont vous arguez
comme d'un fait absolu et irrémédiable. Elle a pourvu, par des
moyens aussi simples qu'infaillibles, à ce qu'il y eût
dispersion, diffusion, solidarité, progrès simultané; toutes
choses que vos lois restrictives paralysent autant qu'il est en
elles, car leur tendance, en isolant les peuples, est de rendre
la diversité de leur condition beaucoup plus tranchée, de
prévenir le nivellement, d'empêcher la fusion, de neutraliser
les contrepoids et de parquer les peuples dans leur supériorité
ou leur infériorité respective.
III. En troisième
lieu, dire que, par un droit protecteur, on égalise les
conditions de production, c'est donner une locution fausse pour
véhicule à une erreur. Il n'est pas vrai qu'un droit d'entrée
égalise les conditions de production. Celles-ci restent après le
droit ce qu'elles étaient avant. Ce que le droit égalise tout au
plus, ce sont les conditions de la vente. On dira
peut-être que je joue sur les mots, mais je renvoie l'accusation
à mes adversaires. C'est à eux de prouver que production et
vente sont synonymes, sans quoi je suis fondé à leur reprocher,
sinon de jouer sur les termes, du moins de les confondre.
Qu'il me soit permis
d'éclairer ma pensée par un exemple. Je suppose qu'il vienne à
l'idée de quelques spéculateurs parisiens de se livrer à la
production des oranges. Ils savent que les oranges de Portugal
peuvent se vendre à Paris 10 centimes, tandis qu'eux, à raison
des caisses, des serres qui leur seront nécessaires, à cause du
froid qui contrariera souvent leur culture, ne pourront pas
exiger moins d'un franc comme prix rémunérateur. Ils demandent
que les oranges de Portugal soient frappées d'un droit de 90
centimes. Moyennant ce droit, les conditions de production,
disent-ils, seront égalisées, et la Chambre, cédant, comme
toujours, à ce raisonnement, inscrit sur le tarif un droit de 90
centimes par orange étrangère.
Eh bien! je dis que les
conditions de production ne sont nullement changées. La
loi n'a rien ôté à la chaleur du soleil de Lisbonne, ni à la
fréquence ou à l'intensité des gelées de Paris. La maturité des
oranges continuera à se faire naturellement sur les rives du
Tage et artificiellement sur les rives de la Seine, c'est-à-dire
qu'elle exigera beaucoup plus de travail humain dans un pays que
dans l'autre. Ce qui sera égalisé, ce sont les conditions de
la vente: les Portugais devront nous vendre leurs oranges à
1 franc, dont 90 centimes pour acquitter la taxe. Elle sera
payée évidemment par le consommateur français. Et voyez la
bizarrerie du résultat. Sur chaque orange portugaise consommée,
le pays ne perdra rien; car les 90 centimes payés en plus par le
consommateur entreront au Trésor. Il y aura déplacement, il n'y
aura pas perte. Mais, sur chaque orange française consommée, il
y aura 90 centimes de perte ou à peu près, car l'acheteur les
perdra bien certainement, et le vendeur, bien certainement
aussi, ne les gagnera pas, puisque, d'après l'hypothèse même, il
n'en aura tiré que le prix de revient. Je laisse aux
protectionnistes le soin d'enregistrer la conclusion.
IV. Si j'ai
insisté sur cette distinction entre les conditions de production
et les conditions de vente, distinction que messieurs les
prohibitionnistes trouveront sans doute paradoxale, c'est
qu'elle doit m'amener à les affliger encore d'un autre paradoxe
bien plus étrange, et c'est celui-ci: Voulez-vous égaliser
réellement les conditions de production? laissez
l'échange libre.
Oh! pour le coup,
dira-t-on, c'est trop fort, et c'est abuser des jeux d'esprit.
Eh bien! ne fut-ce que par curiosité, je prie messieurs les
protectionnistes de suivre jusqu'au bout mon argumentation. Ce
ne sera pas long – Je reprends mon exemple.
Si l'on consent à
supposer, pour un moment, que le profit moyen et quotidien de
chaque Français est de un franc, il s'ensuivra incontestablement
que pour produire directement une orange en France, il
faudra une journée de travail ou l'équivalent, tandis que, pour
produire la contrevaleur d'une orange portugaise, il ne faudra
qu'un dixième cette journée, ce qui ne veut dire autre chose, si
ce n'est le soleil fait à Lisbonne ce que le travail fait à
Paris.
Or, n'est-il pas évident
que, si je puis produire une orange, ou, ce qui revient au même,
de quoi l'acheter, avec un dixième de journée de travail, je
suis placé, relativement à cette production, exactement dans les
mêmes conditions que le producteur portugais lui-même, sauf le
transport, qui doit être à ma charge? Il est donc certain que la
liberté égalise les conditions de production directe ou
indirecte, autant qu'elles peuvent être égalisées, puisqu'elle
ne laisse plus subsister qu'une différence inévitable, celle du
transport.
J'ajoute que la liberté
égalise aussi les conditions de jouissance, de satisfaction, de
consommation, ce dont on ne s'occupe jamais, et ce qui est
pourtant l'essentiel, puisqu'en définitive la consommation est
le but final de tous nos efforts industriels. Grâce à l'échange
libre, nous jouirions du soleil portugais comme le Portugal
lui-même; les habitants du Havre auraient à leur portée, tout
aussi bien que ceux de Londres, et aux mêmes conditions, les
avantages que la nature a conférés à Newcastle sous le rapport
minéralogique.
V. Messieurs les
protectionnistes, vous me trouvez en humeur paradoxale: eh bien!
je veux aller plus loin encore. Je dis, et je le pense
très-sincèrement, que, si deux pays se trouvent placés dans des
conditions de production inégales, c'est celui des deux qui
est le moins favorisé de la nature qui a le plus à gagner à la
liberté des échanges. – Pour le prouver, je devrai m'écarter
un peu de la forme qui convient à cet écrit. Je le ferai
néanmoins, d'abord parce que toute la question est là, ensuite
parce que cela me fournira l'occasion d'exposer une loi
économique de la plus haute importance, et qui, bien comprise,
me semble destinée à ramener à la science toutes ces sectes qui,
de nos jours, cherchent dans le pays des chimères cette harmonie
sociale qu'elles n'ont pu découvrir dans la nature. Je veux
parler de la loi de la consommation, que l'on pourrait peut-être
reprocher à la plupart des économistes d'avoir beaucoup trop
négligée.
La consommation est la
fin, la cause finale de tous les phénomènes économiques, et
c'est en elle par conséquent que se trouve leur dernière et
définitive solution.
Rien de favorable ou de
défavorable ne peut s'arrêter d'une manière permanente au
producteur. Les avantages que la nature et la société lui
prodiguent, les inconvénients dont elles le frappent, glissent
sur lui, pour ainsi dire, et tendent insensiblement à aller
s'absorber et se fondre dans la communauté, la communauté,
considérée au point de vue de la consommation. C'est là une loi
admirable dans sa cause et dans ses effets, et celui qui
parviendrait à la bien décrire aurait, je crois, le droit de
dire: « Je n'ai pas passé sur cette terre sans payer mon tribut
à la société. » |