Montréal, 15 juin 2008 • No 257

OPINION

 

André Serra est le fondateur d'une maison d’édition au Québec et se consacre actuellement à l’adaptation du livre aux nouvelles technologies de communication issues de l’internet. On peut lire ses textes sur son blogue.

 
 

QUELLE STRATÉGIE LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE ET JEAN-CLAUDE TRICHET SUIVENT-ILS?

 

par André Serra

 

          Depuis l’explosion de la crise des subprimes aux États-Unis et ailleurs dans le monde, à l’été 2007, et surtout la descente en spirale du taux d’intérêt interbancaire de la Fed de 5,25% à 2%, les milieux financiers guettent les réactions de la Banque centrale européenne (BCE), s’attendant à tout instant à une réplique parallèle de Jean-Claude Trichet et de ses collègues. En vain.

 

          L’équipe de la BCE s’accroche à une seule stratégie apparente, la lutte contre une inflation en cours de potentialisation  sous la montée des prix des matières premières et notamment du pétrole. Elle justifie son apparent désintérêt de la conjoncture difficile de l’économie européenne par le fait que la situation des entreprises est saine, et que la stabilité des prix conditionne un passage réussi de la crise financière actuellement traversée par l’économie mondiale.

          Les récentes statistiques semblent confirmer la justesse de ce raisonnement. Le 15 mai, on apprenait que la croissance allemande avait atteint 1,5% au premier trimestre 2008 (soit 6% en rythme annuel) contre 0,3% au quatrième trimestre 2007, soit le double des prévisions des économistes. C’est dire à quel point les évaluations de ceux-ci doivent être considérées avec une certaine suspicion. Estimation n’est pas vérité.

          Dans le même sens, l’estimation de la croissance de 2007 pour la France s’est transformée de 1,9% prévisionnel en 2,2% dans son résultat définitif. De surcroît, ce serait les investissements des entreprises qui auraient entraîné cette embellie, et non la consommation, dans un processus combien plus positif! Parallèlement, l’endettement des particuliers européens se serait globalement réduit au cours de cette période en raison d’un moindre recours au crédit. Évolution encourageante, diamétralement opposée à celle de l’économie étasunienne.

          En cherchant à accélérer la consommation intérieure au moyen de la réduction de son taux de base interbancaire, la Fed provoque en effet simultanément une augmentation des tensions inflationnistes ainsi qu’un gonflement inquiétant de la bulle d’endettement des particuliers, bulle qui éclatera à son tour dans les mois qui viennent, dans la foulée de celle des subprimes.

          On peut trouver dans ces événements la confirmation de la sagesse manifestée par les autorités de la BCE, laquelle a privilégié la défense de la monnaie à l’aventure d’une création monétaire ininterrompue qu’aurait immanquablement provoquée un abaissement du taux d’intérêt dans la zone euro. En agissant ainsi, la BCE a protégé le pouvoir d’achat de la monnaie européenne à l’intérieur de la zone euro. Même si certaines augmentations de prix ont été constatées pour certains produits, celles des coûts de matières premières, dont le pétrole, ont été bien moindres pour les Européens que pour les Étasuniens, dotés d’une devise en forte régression du fait de la baisse du taux d’intérêt de la Fed.

          Pour souligner le décrochage progressif de l’économie étasunienne par rapport à l’économie européenne, un autre élément est à prendre en considération, celui des injections de liquidités par les banques centrales dans le système bancaire. En dépit des apparences, il ne s’agit pas des mêmes processus aux États-Unis et en Europe.

          Aux États-Unis, ces nouvelles liquidités représentaient une création monétaire pure, au moyen de la planche à billets, car les réserves monétaires de la Fed étaient pratiquement inexistantes, sur fond d’un déficit budgétaire de l’État et d’un déficit commercial récurrent. Dans cette aide au système bancaire du pays, il s’agissait donc d’une monnaie de singe, et son important volume ne pourra qu’affaiblir la tenue du dollar au cours des mois qui viennent, tout en renforçant les tensions inflationnistes qui se manifestent par la hausse des prix et des matières premières, et en particulier du pétrole.

          L’Europe disposant au contraire de réserves importantes en devises, les injections de liquidités dans le système bancaire européen peuvent au contraire se faire avec facilité, et n’entraîneront que peu d’effets inflationnistes.

          Tout n’est cependant pas rose en Europe, et la vague stagflationniste qui naît actuellement aux États-Unis aura nécessairement des effets en Europe au cours de l’année qui vient. Cependant, grâce à l’action courageuse de la BCE et de son président, Jean-Claude Trichet, et en dépit des critiques acerbes qui leur ont été adressées par de nombreux responsables politiques, dont le président français Nicolas Sarkozy, l’Europe peut espérer passer ce prochain cap dans de meilleures conditions que les États-Unis ou la Grande-Bretagne.
 

« Pour souligner le décrochage progressif de l’économie étasunienne par rapport à l’économie européenne, un autre élément est à prendre en considération, celui des injections de liquidités par les banques centrales dans le système bancaire. »


          Un aspect important de la comparaison des attitudes des deux banques centrales, BCE et Fed, réside dans la différence entre les messages qu’elles ont adressés à leurs économies respectives. Un changement de taux d’intérêt de base est précisément un message en soi, adressé tant aux entreprises qu’aux particuliers (lire à ce sujet l’article « Dans la crise financière, les banques centrales ne sont pas innocentes » de Pascal Salin publié le 14 octobre 2007 dans Le Figaro).

          De janvier 2001 à juin 2004, soit en 40 mois, la Fed a fait varier son taux d’intérêt de base de 6,5% à 1%, adressant ainsi à l’économie les messages suivants: le taux d’intérêt de l’argent est une composante élastique de l’économie. Qu’il monte ou qu’il baisse, cela n‘a aucune importance. Si les citoyens ont besoin de consommer et n’ont pas d’argent disponible, aucun problème, la Fed peut en fabriquer selon les besoins. Elle n’hésite pas à prêter aux banques au taux de 1% quand celui de l’inflation est de 2,5%, soit une véritable distribution gratuite de dollars. L’argent n’a plus vraiment de prix, seule compte la consommation, même si les produits achetés viennent de l’étranger. Les États-Unis sont tellement puissants qu’ils sont le seul pays de la planète à pouvoir fabriquer de la monnaie en toute impunité depuis les accords de Bretton Woods signés en 1944. Ces messages sont très clairs et directement responsables du montage financier des subprimes.

          Et puis brusquement, de juillet 2004 à juin 2006, changement de décor, le taux d’intérêt repart à la hausse pour aboutir à 5,25% où il culmine sur l’éclatement d’une bulle astronomique jetant sur le trottoir des dizaines de milliers de famille dont on reprend la maison pour défaut de paiement. Mais les messages continuent dans la même veine: les banques étasuniennes sont proches de la faillite? Qu’à cela ne tienne! Tiens, voilà des liquidités, et si vous en voulez d’autres, vous n’avez qu’à demander. Quant aux sans-logis, Dieu les a punis de leur naïveté. Ils l’ont bien cherché!

          Ne paniquons pas, les messages de la Fed continuent! Retour en six mois à un taux d’intérêt de 2%, en dépit d’une inflation passée à 3,6%. Consommez maintenant!

          Pendant ce temps, une BCE décriée par tous maintient l’Europe sur une ligne de stabilité (relative) des prix. Début 2006, son taux directeur est de 2,25% et passe à 2,50% en mars, 2,75% en juin, 3% en août, 3,25% en octobre, 3,50% en décembre, 3,75% en mars 2007. Il est finalement porté à 4% en juin 2007, et est resté à ce taux depuis. On peut admirer ce long glissement de 1,75% en deux ans par rapport aux dents de scie désordonnées des taux américains. À chaque nouvelle petite touche, le même message passe: le danger de l’inflation se maintient en s’accroissant lentement. Aucun effet de panique et le cours de l’euro s’accroît progressivement dans le même temps sans à-coup notable. Les entreprises et les particuliers en comprennent le message et agissent en conséquence, même si un certain agacement se manifeste devant cette lente progression. L’euro prouve ainsi sa stabilité, et par là, sa vocation à devenir LA monnaie internationale par excellence, car la mission d’une telle monnaie, appelée à soutenir une économie de plus en plus mondialisée, consiste précisément à maintenir fermement la valeur d’achat de son unité, pour la meilleure régularité possible des transactions internationales.

          Nous y voilà! Comme je le soupçonnais déjà dans un précédent article, la stratégie actuelle de la BCE semble destinée à offrir au monde une monnaie stable et efficace pour le règlement des transactions internationales, en remplacement du dollar, devise actuellement en perdition, seulement soutenue par une mystique historique dont le substrat est devenu largement obsolète. Dans ce précédent article, j’énumérais un certain nombre d’initiatives prises par des entreprises, des pays et des institutions, pour utiliser l’euro de manière de plus en plus générale.

          Il est certain que dans une conjoncture politique mondiale lourde de tensions stratégiques et économiques, il n’est pas possible qu’une initiative de cette taille puisse être proposée de but en blanc par une autorité politique nationale. Tout le monde y pense, mais personne n’ose en parler. La classe politique attend sagement la suite du dépérissement du dinosaure impérial, dont on craint les convulsions.

          Le remplacement du dollar se fera donc très lentement, au niveau de l’économie d’entreprise, propulsée par le bouche-à-oreille. Combien de temps cela prendra-t-il pour qu’une partie significative du commerce soit traitée en euros? Personne ne peut actuellement le dire. Mais en attendant, Jean-Claude Trichet et son équipe continueront sans doute à veiller au maintien de l’euro dans son statut d’alternative crédible au dollar: stabilité, dosage dans la conduite de la politique du crédit, concertation avec les autres banques centrales, sérieux et discipline, toutes qualités destinées à forcer le respect.
 

 

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