La solution la plus simple et la plus radicale serait que
les gouvernements européens retirent leurs fonctionnaires,
soldats et policiers de ces régions et abandonnent leurs
habitants à leur sort. Il n'est pas important de préciser si
ceci serait fait immédiatement ou si un plébiscite libre des
autochtones devrait précéder l'abandon des colonies. Il n'y
a en effet que peu de doute sur l'issue d'une telle
élection. L'autorité européenne dans les colonies
d'outre-mer ne peut pas compter sur le consentement de ses
sujets.
La conséquence immédiate de cette solution radicale serait,
si ce n'est une anarchie complète, au moins des conflits
perpétuels dans les régions abandonnées par les Européens.
On peut à bon droit considérer que les autochtones n'ont
pris des Européens que les mauvais côtés, pas les bons. Ce
n'est pas tant la faute des autochtones que de leurs
conquérants européens, qui ne leur ont rien appris d'autre
que le mal. Ils ont apporté armes et engins de destruction
aux colonies; ils leur ont envoyé comme officiers et
fonctionnaires les individus les pires et plus brutaux; ils
ont établi la loi coloniale au fil de l'épée, avec une
cruauté sanguinaire auquel seul le système despotique des
Bolcheviques peut être comparé. Les Européens ne doivent pas
être surpris si le mauvais exemple qu'ils ont mis en place
dans leurs colonies porte de mauvais fruits. En tout état de
cause, ils n'ont aucun droit à se plaindre comme des
Pharisiens du mauvais état des moeurs publiques chez les
autochtones. Ils ne seraient pas plus justifiés à affirmer
que ces autochtones ne seraient pas encore mûrs pour la
liberté et qu'ils auraient encore besoin de plusieurs années
d'éducation sous la férule de maîtres étrangers avant de
pouvoir être laissés à leur sort. Car c'est cette «
éducation » elle-même qui est en partie responsable des
conditions épouvantables qui prévalent aujourd'hui dans les
colonies, même si ses conséquences ne deviendront évidentes
qu'après un éventuel retrait des troupes et des
fonctionnaires européens.
Certains pourront peut-être prétendre que c'est le devoir
des Européens, en tant que membres d'une race supérieure,
d'éviter l'anarchie qui éclaterait probablement après
l'évacuation des colonies et de maintenir leur protection
dans l'intérêt et au bénéfice des autochtones eux-mêmes.
Afin de donner plus de poids à cet argument, on peut dresser
un tableau terrifiant des conditions qui prévalaient en
Afrique centrale et dans de nombreuses régions d'Asie avant
la mise en place de l'autorité européenne. On peut rappeler
la chasse aux esclaves menée par les Arabes en Afrique
centrale et les sauvages excès que de nombreux despotes
indiens se permettaient. Bien sûr, une grande partie de
cette argumentation est hypocrite et l'on ne doit pas
oublier, par exemple, que le commerce des esclaves en
Afrique ne pouvait prospérer que parce que les descendants
des Européens établis dans les colonies d'Amérique
participaient comme acheteurs au marché des esclaves. Mais
il ne nous est pas nécessaire de peser le pour et le contre
de ce raisonnement. Si tout ce que l'on peut trouver pour
maintenir l'autorité européenne dans les colonies est
l'intérêt supposé des autochtones, il faut dire alors qu'il
vaudrait mieux mettre un terme final à cette autorité.
Personne n'a le droit de s'immiscer dans les affaires des
autres pour améliorer leur sort et personne ne devrait,
quand il n'a en vue que ses propres intérêts, prétendre
qu'il agit de manière altruiste et uniquement dans l'intérêt
d'autrui.
Il existe cependant un autre argument en faveur du maintien
de l'autorité et de l'influence européennes dans les régions
coloniales. Si les Européens n'avaient jamais soumis les
colonies tropicales à leur domination, s'ils n'avaient pas
rendu leur système économique dans une très large mesure
dépendant de l'importation de matières premières et de
produits agricoles des colonies, qu'il payent avec des biens
industriels, il serait encore possible de discuter assez
calmement de la question de savoir s'il est ou non
recommandable d'incorporer ces régions au réseau du marché
mondial. Mais comme la colonisation a déjà forcé ces
territoires à entrer dans le cadre de la communauté
économique mondiale, la situation est différente. L'économie
européenne est aujourd'hui basée, dans une large mesure, sur
l'appartenance de l'Afrique et d'une grande partie de l'Asie
à l'économie mondiale, en tant que fournisseurs de matières
premières de toutes sortes. Ces matières premières ne sont
pas retirées par la force aux autochtones. Elles ne sont pas
transportées comme tribut mais échangées librement contre
des produits industriels en provenance d'Europe. Par
conséquent, les relations ne sont pas fondées sur un
avantage unilatéral mais sont au contraire mutuellement
bénéfiques: les habitants des colonies en retirent autant
d'avantages que les habitants d'Angleterre ou de Suisse.
Tout arrêt de ces relations commerciales impliquerait de
sérieuses pertes économiques pour l'Europe comme pour les
colonies et abaisseraient notablement le niveau de vie de la
grande masse de la population. Si le lent accroissement des
relations commerciales sur toute la surface de la terre et
le développement progressif de l'économie mondiale
constituèrent l'une des sources les plus importantes de
l'accroissement de richesses des cent cinquante dernières
années, un renversement de cette tendance constituerait une
catastrophe sans précédent pour l'économie mondiale. Dans
son étendue et par ses conséquences, cette catastrophe
dépasserait de loin la crise liée aux conséquences
économiques de la [Première] Guerre mondiale. Doit-on
accepter de diminuer encore plus le bien-être de l'Europe
et, en même temps, celui des colonies, afin de donner aux
autochtones une chance de choisir leur propre destin
politique, alors que cela, de toute manière, ne conduirait
pas à la liberté mais à un simple changement de maîtres?
C'est cette considération qui doit l'emporter sur la
question de la politique coloniale. Les fonctionnaires, les
troupes et les policiers européens doivent demeurer dans ces
régions tant que leur présence est nécessaire pour maintenir
les conditions légales et politiques indispensables à la
participation des territoires coloniaux au commerce
international. Il doit être possible de continuer les
opérations commerciales, industrielles et agricoles dans les
colonies, de continuer à exploiter les mines et à acheminer
les produits du pays, par voie ferroviaire et fluviale,
jusqu'à la côte et donc jusqu'à l'Europe et l'Amérique. Tout
cela doit continuer dans l'intérêt de tout le monde: non
seulement dans l'intérêt des habitants de l'Europe, de
l'Amérique et de l'Australie, mais aussi dans celui des
habitants de l'Asie et de l'Afrique eux-mêmes. Partout où
les puissances coloniales ne vont pas au-delà de cette
attitude vis-à-vis de leurs colonies, on ne peut émettre
aucune objection à leurs activités, même du point de vue
libéral.
Tout le monde sait cependant que toutes les puissances
coloniales ont péché contre ce principe. Il est à peine
nécessaire de rappeler les horreurs perpétrées au Congo
Belge, horreurs que des correspondants anglais dignes de
confiance ont racontées. Acceptons toutefois que ces
atrocités n'étaient pas voulues par le gouvernement belge
mais peuvent être attribuées aux excès et au mauvais
caractère des fonctionnaires envoyé au Congo. Cependant, le
fait même que presque toutes les puissances coloniales ont
établi dans leurs possessions étrangères un système
commercial garantissant des conditions favorables aux
produits de la métropole, montre que la politique coloniale
actuelle est dominée par des considérations entièrement
différentes de celles qui devraient prévaloir dans ce
domaine. Afin de mettre les intérêts de l'Europe et de la
race blanche en harmonie avec les races de couleur des
colonies, en ce qui concerne la politique économique, il
faut donner l'autorité suprême à la Société des Nations en
ce qui concerne l'autorité administrative des territoires
coloniaux qui ne possèdent pas de gouvernement
parlementaire. La Société des Nations (SDN) devrait vérifier
que l'indépendance soit accordée dès que possible aux pays
qui n'en jouissent pas aujourd'hui et que l'autorité de la
métropole se limite à la protection de la propriété, des
droits civiques des étrangers et des relations commerciales.
Les autochtones, tout comme les nationaux des autres
puissances, devraient avoir le droit de se plaindre
directement auprès de la SDN si des mesures de la métropole
dépassaient ce qui est nécessaire pour garantir dans ces
territoires la sécurité du commerce et de l'activité
économique en général. La SDN devrait avoir le droit de
donner réellement suite à de telles plaintes.
L'application de tels principes signifierait, de fait, que
tous les territoires coloniaux des pays européens
deviendraient des mandats de la SDN. Mais même cet état doit
être considéré comme transitoire. L'objectif final doit
continuer à être la libération totale des colonies de
l'autorité despotique sous laquelle elle est placée
aujourd'hui.
Par cette solution à un délicat problème – et qui devient de
plus en plus délicat au cours du temps – les nations
d'Europe et d'Amérique qui ne possèdent pas de colonies,
mais aussi les puissances coloniales et les autochtones
pourraient être satisfaits.
Les puissances coloniales doivent comprendre qu'elles ne
pourront maintenir leur domination sur les colonies à long
terme. Comme le capitalisme a pénétré ces territoires, les
autochtones sont devenus indépendants: il n'y a plus de
disparité culturelle entre les classes supérieures et les
officiers ou les fonctionnaires en charge de
l'administration au nom de la métropole. Militairement et
politiquement, la répartition des forces est aujourd'hui
différente de ce qu'elle était il y a une génération. Les
tentatives des puissances européennes, des États-Unis et du
Japon de traiter la Chine comme territoire colonial s'est
révélé être une faillite. En Égypte, les Anglais sont même
aujourd'hui sur le départ; en Inde, ils sont dans une
position défensive. Que les Pays-Bas seraient incapables de
conserver l'Indonésie face à une véritable attaque est un
fait bien connu. Il en est de même des colonies françaises
en Afrique et en Asie. Les Américains ne sont pas très
heureux avec les Philippines et seraient prêts à les
abandonner si l'occasion se présentait d'elle-même. Le
transfert des colonies à la SDN garantirait aux puissances
coloniales la possession totale de leurs investissements en
capital et les protégerait contre le fait d'avoir à faire
des sacrifices pour réprimer les soulèvements autochtones.
Les autochtones eux aussi ne pourraient qu'être
reconnaissants face à une telle proposition qui leur
garantirait l'indépendance selon une évolution pacifique et
les mettrait à l'abri contre tout voisin avide de conquêtes
pouvant menacer leur indépendance politique dans l'avenir.
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