Les scènes
les plus drôles sont celles où des hauts fonctionnaires imbus
d'eux-mêmes, sûrs de représenter le véritable gouvernement alors que
les politiciens ne sont que des emmerdeurs de passage, cherchent à
manipuler leur ministre. Il s'agit d'une comédie avec ses
exagérations évidemment, mais on reconnaît exactement la même
dynamique, avec parfois les mêmes situations, que celles qui ont
cours aujourd'hui au sein du gouvernement à Ottawa ou à Québec.
La plupart des gens ne se rendent pas compte à quel point un
ministre dépend de ses fonctionnaires pour tout et n'a pas les
pouvoirs très étendus qu'on imagine. Il n'a qu'une petite équipe –
son cabinet d'une douzaine de personnes, dont seulement trois ou
quatre conseillers politiques, la plupart n'étant pas des
spécialistes des questions qui sont la responsabilité du ministère –
pour l'aider à prendre des dizaines de décisions parfois très
techniques, ou enclencher des réformes extrêmement complexes. D'un
autre côté, des milliers de fonctionnaires connaissent bien les
dossiers depuis des années, maîtrisent la machine législative et les
procédures bureaucratiques, savent exactement comment tirer les
ficelles au sein d'un État énorme pour obtenir ou bloquer quelque
chose. Ils contrôlent habituellement les échéanciers (impossible de
faire avancer quoi que ce soit à moins de se conformer aux étapes
nécessaires), le « crayon » (la rédaction des textes nécessaires à
faire avancer tout dossier), l'expertise (vers qui se tourner si les
fonctionnaires de votre département juridique vous disent qu'il est
impossible selon la loi de faire quelque chose, même si vous pensez
qu'ils ont tort?), etc.
Un ministre
qui veut faire avancer quoi que ce soit dans un sens qui ne plaît
pas à la bureaucratie doit se lever de bonne heure et faire des
pieds et des mains, et avoir une équipe forte ayant une sensibilité
stratégique extrêmement développée. C'est presque comme un jeu
d'échec. Et les fonctionnaires du ministère ne sont d'ailleurs pas
le seul obstacle à surmonter – il y a le Bureau du conseil privé (le
Conseil exécutif à Québec), organe bureaucratique central de l'État,
le bureau du premier ministre, qui décide de tout en bout de ligne,
les autres ministères, le caucus des députés, et les lobbies qui ont leurs entrées dans les cercles du pouvoir.
Mais, se
demandera-t-on, comment les fonctionnaires peuvent-ils bloquer
quelque chose? Ne sont-ils pas simplement des exécutants chargées de
mettre en oeuvre les décisions politiques? Oui et non. Dans les
faits, ils ont un pouvoir eux aussi et ils s'en servent, même si
c'est de façon détournée. Il y a des trucs typiques qui sont encore
utilisées constamment aujourd'hui dans nos capitales. Dans la série,
Hacker demande par exemple à ses fonctionnaires de formuler une
proposition d'une certaine façon dans un document à présenter au
conseil des ministres. Le document revient avec une formulation qui correspond
plutôt à la position de Sir Humphrey. Le ministre renvoie le
document en demandant des modifications. Le document revient avec un
texte modifié mais qui ne correspond toujours pas à ce que souhaite
le ministre, qui le renvoie de nouveau dans la machine, jusqu'à ce
que, découragé, il décide d'essayer de le rédiger lui-même à son
goût, ce qui est évidemment plus compliqué que prévu.
J'ajouterais, à partir de
mon expérience personnelle, que ce petit jeu peut se compliquer
encore plus lorsqu'il y a un échéancier incontournable à respecter
(par exemple, une réunion importante du conseil des ministres où la décision devra
être prise, sinon tout sera reporté de plusieurs mois). À noter que
ce n'est pas de l'insubordination directe de la part des
fonctionnaires, ce qu'ils ne pourraient évidemment pas se permettre
sans remettre en question tout le système démocratique. Ils ne
disent pas directement au ministre: on s'en fout de votre position,
vous n'êtes qu'un élu insignifiant et c'est nous qui avons le
véritable pouvoir ici. Mais c'est ce qu'ils font malgré tout, de
façon plus subtile. Le ministre ne peut pas simplement ordonner à
ses fonctionnaires de faire ceci ou cela en claquant des doigts. Il
doit lui aussi jouer le jeu et tenter de « déjouer » ceux qui
s'opposent à sa réforme. À l'inverse, si, comme cela arrive aussi
évidemment, la bureaucratie du ministère est plutôt favorable à la
position du ministre, alors la réforme en sera grandement facilitée.
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