Pourtant, la « financiarisation » du pétrole n’est pas la
cause des incertitudes qui affectent son prix; ce serait
même plutôt l’inverse. Certes, les transactions financières
(achats et ventes de contrats à terme) font fluctuer le prix
du brut, parfois dans des proportions spectaculaires en peu
de temps. Ces mouvements erratiques conduisent certains
commentateurs à qualifier les marchés de « myopes » ou de
« court termistes ». Or, ce sont ces qualificatifs mêmes qui
relèvent d’une illusion d’optique! Les marchés « liquides »
rendent les prix plus volatils à court terme, sans aucun
doute. Mais ils permettent d’anticiper les évolutions de
prix à plus long terme et, en conséquence, de prévenir les
« chocs d’offre » susceptibles de surprendre
(désagréablement) offreurs et demandeurs de telle ou telle
marchandise.
Le marché a accru le prix du pétrole de 600% en
6 ans, nous dit-on? C’est oublier qu’à l’époque où le prix
du brut était fixé par l’OPEP – et résultait donc d’une
décision politique plutôt que d’un consensus boursier –
celui-ci avait grimpé de 400% en… quatre mois (octobre
1973-janvier 1974), déclenchant la crise économique que l’on
sait. Les chocs et contre chocs pétroliers s’étant succédé
au cours des décennies 1970 et 1980, les marchés se sont
organisés en réaction à cette instabilité endémique,
laquelle altérait gravement les calculs économiques des
producteurs et des consommateurs. Le propre d’un marché est
justement d’anticiper (donc de préparer à) ce qui, sinon,
prend les économies de cours. D’autant qu’à l’instar des
bourses financières, les marchés pétroliers sont régulés: on
y suspend les cotations en cas de mouvements trop brutaux,
les chambres de compensation y centralisent les
transactions, on y exige des dépôts de fonds, etc.
Le NYMEX a donc été créé
à des fins de couverture contre le risque que représentait,
pour les producteurs et les consommateurs de pétrole, les
fluctuations aussi brutales qu’imprévisibles de son prix,
elles-mêmes dépendantes de paramètres politiques
incontrôlables. La raffinerie qui achète des « futures »
pétroliers d’échéance septembre au prix du 124 USD/baril se
garantit le prix d’une livraison future et immunise ainsi
son calcul économique contre le risque lié à la fluctuation
du pétrole (la raffinerie craignant que celui-ci
n’augmente); idem pour la compagnie pétrolière qui vend ce
type de contrat et qui redoute une baisse du prix du brut.
Mais comment, en pratique, trouver une contrepartie à de
telles transactions? Les raffineries et les compagnies
aériennes souhaitent acheter le plus bas possible tandis que
les compagnies pétrolières cherchent à vendre haut. Qui
jouera le rôle de tampon, d’intermédiaire? Ce sont les
spéculateurs, sans lesquels le marché de couverture n’est
pas assez liquide pour fonctionner. En l’espèce, les
spéculateurs jouent un rôle d’assureur en acceptant
d’assumer un risque de fluctuation des prix que les
industriels du pétrole – lesquels ont déjà, il est vrai,
largement assez de risques à gérer – ne veulent pas
supporter. La spéculation est donc consubstantielle aux
marchés de couverture, ces derniers n’existant au demeurant
que pour parer aux risques (préexistants) liés à
l’imprévisibilité d’un prix.
Les spéculateurs
cherchent, comme on l’a vu, à vendre leurs contrats
d’échéances diverses – proches ou éloignées puisque on peut
prendre position sur des contrats à terme de 6 ou 7 ans –
plus haut qu’ils ne les ont achetés. Ce faisant, ils ne
cessent de se porter acquéreurs ou vendeurs, de manière à
optimiser leur portefeuille (exactement comme une Société
d'investissement à capital variable ou
un fonds d’investissement). C’est ce qui explique qu’ils
soient, sur le marché pétrolier, les agents les plus actifs.
Certains commentaires ont ainsi fait grand cas de la
découverte selon laquelle plus de 70% des échanges sur le NYMEX étaient le fait des spéculateurs (assimilés aux
acteurs autres que les industriels du pétrole). C’est sans
doute exact puisque c’est en quelque sorte « naturel ». Mais
pourquoi devrait-on s’en émouvoir?
Mobilité n’est pas instabilité
ou la nécessaire différence entre « hausse » et
« bulle » |
Il importe de bien voir que « volatilité » et « court
termisme » sont deux notions différentes: sur un marché
« liquide », les prix bougent; ils n’arrêtent même jamais de
bouger. Pour autant, mobilité n’est pas instabilité(5):
d’abord parce que quand les prix montent manifestement très
vite, les acteurs du marché anticipent qu’ils se calmeront
aussi vite (avant de remonter, peut-être): aux achats,
succèdent donc les ventes, ce « yo-yo » permettant au prix de
graviter autour d’une tendance moyenne journalière. Ensuite,
la bougeotte des prix indique que les acteurs du marché sont
attentifs aux informations susceptibles d’en modifier le
cours: c’est en quelque sorte le signe que les acteurs du
marché consacrent autant d’intelligence que possible à son
animation. Certes, tout ne fonctionne pas toujours aussi
bien, comme le relèvent les économistes: les bulles (de
« mauvaises » anticipations haussières) sont en effet
susceptibles d’exister sur tel ou tel marché d’actifs. Mais
leur genèse (et leur persistance) supposent des conditions
plus restrictives, plus spécifiques que ne le postulent les
théories « pop » – et parfois la théorie tout court –
relatives aux marchés financiers. Ces dernières ont en effet
beau jeu d’assimiler tout mouvement haussier à une
« bulle »: or, les hausses nourries par des craintes fondées
en raison mais qui ne se concrétiseront finalement pas ne
sont pas des bulles; elles correspondent à la valorisation
d’un risque lié à un futur par définition incertain.
Prétendre après coup qu’une erreur d’anticipation était une
bulle revient à donner le tiercé après la course. On ne
saurait donc reprocher au marché pétrolier d’envisager la
possibilité de « chocs politiques » susceptibles de raréfier
l’offre de brut car en l’espèce, les inquiétudes
géopolitiques d’aujourd’hui ne font qu’écho aux crises bien
réelles d’hier: guerre du Kippour, guerre Iran-Irak, guerre
du Golfe, invasion de l’Irak par l’armée américaine… Chat
échaudé craint l’eau froide (et le pétrole rare), en quelque
sorte; d’autant que les lois de la guerre différant de
celles du commerce, les marchés ont plus de mal à les
appréhender. La « prime de risque » ajoutée par les marchés
au prix « normal » du pétrole constitue-t-elle la rançon de
cette incertitude? Si oui, comment démontrer qu’en
l’occurrence, les spéculateurs sont de mauvais calculateurs?
En revanche, qu’un agent
économique ait le pouvoir de délivrer de fausses
informations susceptibles d’influencer les cours en
connaissance de cause (publication de comptes falsifiés, par
exemple), qu’il ait le monopole de l’offre d’un actif (la
monnaie, par exemple), que les fonds grâce auxquels il
spécule soient abondés par le crédit facile ou la confiance
aveugle de tel ou tel mandant et les « vraies » bulles
peuvent apparaître: encore faudra-t-il distinguer entre
celles qui n’engagent que les participants à leur formation
(il faut en effet se rappeler que la spéculation sur fonds
propres est un « jeu » à somme nulle: les profits des uns
sont équivalents aux pertes des autres) et celles qui
portent préjudice à l’économie toute entière, notamment au
moment du « retournement du marché » (la bulle se
transformant alors en « krach »).
Le marché pétrolier
est-il « bullogène »? Est-il en outre possible d’isoler ce
qui serait « purement spéculatif » de ce qui ressortirait au
« fonctionnement normal » du marché? Tout incline à penser
que non car, comme on l’a vu, la spéculation est au marché
pétrolier ce que le yin est au yang: non seulement inhérente
mais indispensable à son bon fonctionnement.
Il est cependant vrai que
les spéculateurs ont intérêt à livrer des informations (ou
des opinions) allant dans le sens des positions qu’ils
prennent sur le marché: lorsque Goldman Sachs – une grande
banque d’affaires américaine – achète un « future »
pétrolier, c’est, comme on l’a vu, en escomptant une hausse
du prix du pétrole de manière à générer une plus value.
Cette banque aura donc intérêt à persuader le marché que les
prix ne peuvent que monter; si sa voix est audible (et
crédible), la spéculation se portera alors à l’achat, ce qui
fera effectivement monter les prix… Les prédictions du
marché ayant tendance à être auto-réalisatrices, elles
peuvent amplifier un mouvement haussier et, dès lors, donner
l’apparence d’une bulle; mais comme les agents économiques –
notamment ceux qui ont intérêt à ce que le pétrole baisse –
sont incités à vérifier les informations délivrées et
éventuellement, à contre argumenter – il en va de la santé
de leur portefeuille, après tout –, celle-ci n’a aucune
chance de prospérer.... La hausse pourra néanmoins continuer
dès lors que les arguments qui la supportent s’avèrent
durablement plus convaincants que ceux qui la contredisent.
Seul un agent en position
de monopole capable de fournir de fausses informations en
toute impunité – un coquin – est susceptible d’entretenir
une bulle, à condition de trouver à embobiner des pigeons
que sa gouaille captive (au double sens du terme). Et les
coquins n’ont pas de plus redoutable adversaire que le
marché, lequel a plus que n’importe quelle autre institution
la capacité de sortir le pigeon de son état d’hypnose, en le
confrontant à de nouvelles idées, de nouvelles opinions, de
nouvelles analyses. Or, le marché pétrolier est un marché de
« spécialistes » (la crédulité y est sans doute moins
répandue que sur d’autres places) et de surcroît, il est
plutôt concurrentiel (chaque multinationale pétrolière ne
contrôle par exemple qu’une part minime de la production
mondiale, quelques points de pourcentage tout au plus). Il
est donc un mauvais candidat à la formation de bulles.
Enfin, les bourses
pétrolières sont constamment rappelées aux « fondamentaux »
de l’actif qu’elles traitent par l’existence d’un marché
physique, obéissant aux lois classiques de l’offre et de la
demande de marchandises. Les transactions sur le pétrole
« papier » ne font dès lors que refléter ce qui se passe sur
le marché « réel »; tout indique en effet que le marché
pétrolier a longtemps été en « déport », ces dernières
années: autrement dit, que les prix à terme du pétrole sont
depuis plusieurs années moins élevés que les prix spots (le
pétrole « présent » est surévalué par rapport au pétrole
futur). C’est comme si le marché nous disait: « heureux sont
ceux qui possèdent des stocks de pétrole; car on ne sait pas
de quoi demain sera fait »... Il s’agit bien d’une
spéculation nourrie par la crainte, sinon d’une pénurie, du
moins de « goulots d’étranglement » susceptibles de raréfier
l’extraction, l’acheminement et/ou le raffinage du pétrole.
Et on l’a vu, bien malin (ou bien fat) celui qui prétend
démontrer au marché que ses inquiétudes politiques sont
infondées…
Le pétrole, valeur refuge |
D’autant que si la hausse du pétrole obéit à sa propre
logique (via et non « à cause de » la spéculation), tout
indique qu’elle cristallise un second motif de défiance
touchant, cette fois, la devise américaine. Le cas est au
demeurant classique: que les marchés se défient de telle ou
telle monnaie papier et ils se replient alors sur des
valeurs refuge, dont la matérialité (et l’utilité tangible)
rassurent. La hausse généralisée du cours des matières
premières ces dernières années relève (partiellement) de
cette explication. Le pétrole étant (jusqu’à nouvel ordre)
coté en dollars, son augmentation est pour partie
corrélative de la baisse anticipée de cette devise,
notamment par rapport à son concurrent international le plus
sérieux, l’euro.
La hausse du pétrole
participerait-elle d’une attaque spéculative contre le
dollar américain? L’idée est vraisemblable, les rumeurs
d’une future cotation du pétrole en euros allant par
ailleurs bon train. Il n’y a certes pas de commune mesure
entre la hausse du pétrole et la dépréciation du dollar
(sinon, le prix de l’essence en euros n’augmenterait pas).
Mais il est plausible – même si cela mériterait examen
approfondi – que plus l’on avance dans le mouvement haussier
du pétrole, plus celui-ci se nourrit des anticipations
baissières sur le dollar. Qu’on en juge: début 2002, le
pétrole et l’euro cotaient respectivement à 25 et 0,88 USD
approximativement soit un baril à 28,40 euros. En juin 2008,
les cours de ces deux actifs s’établissent à (toujours
environ) 145 et 1,55 USD respectivement, soit un baril à
93,50 euros. D’où il vient qu’en six ans et demi, le pétrole
a augmenté (sur la base de nos ordres de grandeur) de 580%
en dollars mais de seulement 330% en euros!
Et si d’ici fin 2008, le
baril se relevait de sa chute actuelle et atteignait le
seuil de 150 USD qu’on lui prédisait il y a peu tandis que
l’euro dépassait celui du 1,60 USD, la hausse
additionnelle du baril devrait tout à la dépréciation de la
devise américaine par rapport à son niveau du mois de juin…
On comprend mieux, ici, l’émoi du Congrès américain.
La question est alors de
savoir si les marchés doivent être accusés de folie
spéculative pour oser jouer la dépréciation du dollar US. Là
encore, si l’on s’en tient à l’ampleur des déficits
américains ou à la politique de crédit facile menée par la
Federal Reserve Bank ces dernières années (politique
génératrice de la crise des « subprimes »), cela ne tombe
pas sous le sens. Au contraire, il se pourrait que les
marchés ne fassent que remettre l’économie américaine sur
les rails de l’orthodoxie financière. Cela n’aurait rien
d’étonnant. Car si les marchés ne sont jamais idéalement
rationnels, il est fort douteux qu’ils aient la moindre
leçon de rationalité à recevoir de quiconque.
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