Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous,
la Vie – la vie physique, intellectuelle et morale.
Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même.
Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir,
de la développer, de la perfectionner.
Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses;
il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers.
C'est par l'application de nos facultés à ces éléments
que se réalise le phénomène
de l'Assimilation,
de l'Appropriation,
par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné.
Existence, Facultés, Assimilation
– en d'autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété –,
voilà l'homme.
C'est de ces trois choses qu'on peut dire,
en dehors de toute subtilité démagogique,
qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois
que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent.
Au contraire, c'est parce que
la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent
que les hommes font des Lois.
Qu'est-ce donc que la Loi?
Ainsi que je l'ai dit ailleurs,
c'est l'organisation collective
du Droit individuel de légitime défense.
Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu,
le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété,
puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie,
éléments qui se complètent l'un par l'autre
et ne se peuvent comprendre l'un sans l'autre.
Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de notre Personnalité,
et qu'est-ce que la Propriété
si ce n'est un prolongement de nos Facultés?
Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force,
sa Personne, sa Liberté, sa Propriété,
plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre,
d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.
Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité
dans le Droit individuel;
et la Force commune ne peut avoir rationnellement
d'autre but, d'autre mission
que les forces isolées auxquelles elle se substitue.
Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter
à la Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu,
par la même raison la Force commune ne peut être légitimement appliquée
à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des classes.
Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre,
en contradiction avec nos prémisses.
Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre nos Droits,
mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères?
Et si cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément,
comment cela serait-il vrai de la force collective,
qui n'est que l'union organisée des forces isolées?
Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci:
La Loi, c'est l'organisation du Droit naturel de légitime défense;
c'est la substitution de la force collective aux forces individuelles,
pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir,
pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire,
pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés,
pour maintenir chacun dans son Droit,
pour faire régner entre tous la Justice.
Et s'il existait un peuple constitué sur cette base,
il me semble que l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées.
Il me semble que ce peuple aurait le gouvernement
le plus simple, le plus économique,
le moins lourd, le moins senti,
le moins responsable, le plus juste,
et par conséquent le plus solide
qu'on puisse imaginer, quelle que fût d'ailleurs sa forme politique.
Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien
qu'il a toute la plénitude comme toute la responsabilité de son Existence.
Pourvu que la personne fût respectée,
le travail libre et les fruits du travail garantis
contre toute injuste atteinte,
nul n'aurait rien à démêler avec l'État.
Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de nos succès;
mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers
que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée.
Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de
la Sûreté.
On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention
de l'État dans des affaires privées,
les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel.
On ne verrait point les familles pauvres
chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain.
On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes,
ou les campagnes aux dépens des villes.
On ne verrait pas ces grands déplacements
de capitaux, de travail, de population,
provoqués par des mesures législatives,
déplacements qui rendent si incertaines et si précaires
les sources mêmes de l'existence,
et aggravent par là, dans une si grande mesure,
la responsabilité des gouvernements.
Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle.
Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée
que dans des vues neutres et discutables.
Elle a fait pis:
elle a agi contrairement à sa propre fin;
elle a détruit son propre but;
elle s'est appliquée
à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner,
à effacer, entre les Droits, cette limite
que sa mission était de faire respecter;
elle a mis la force collective au service
de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule,
la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui;
elle a converti la Spoliation en Droit, pour la protéger,
et la légitime défense en crime, pour la punir.
Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie?
Quelles en ont été les conséquences?
La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes:
l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.
Parlons de la première.
Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes,
de telle sorte que si chacun jouissait
du libre exercice de ses facultés
et de la libre disposition de leurs produits,
le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.
Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune.
C'est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent,
aux dépens les uns des autres.
Ce n'est pas là une imputation hasardée,
émanée d'un esprit chagrin et pessimiste.
L'histoire en rend témoignage par
les guerres incessantes,
les migrations de peuples,
les oppressions sacerdotales,
l'universalité de l'esclavage,
les fraudes industrielles et
les monopoles
dont ses annales sont remplies.
Cette disposition funeste prend naissance
dans la constitution même de l'homme,
dans ce sentiment primitif, universel, invincible,
qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur.
L'homme ne peut vivre et jouir que
par une assimilation, une appropriation perpétuelle,
c'est-à-dire par une perpétuelle application
de ses facultés sur les choses, ou par le travail.
De là la Propriété.
Mais, en fait, il peut vivre et jouir
en s'assimilant, en s'appropriant le produit des facultés de son semblable.
De là la Spoliation.
Or, le travail étant en lui-même une peine,
et l'homme étant naturellement porté à fuir la peine,
il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver,
que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail,
elle prévaut;
elle prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.
Quand donc s'arrête la spoliation?
Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail.
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but
d'opposer le puissant obstacle de la force collective
à cette funeste tendance;
qu'elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.
Mais la Loi est faite, le plus souvent,
par un homme ou par une classe d'hommes.
Et la Loi n'existant point sans sanction,
sans l'appui d'une force prépondérante,
il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive
cette force aux mains de ceux qui légifèrent.
Ce phénomène inévitable,
combiné avec le funeste penchant
que nous avons constaté dans le coeur de l'homme,
explique la perversion à peu près universelle de la Loi.
On conçoit comment,
au lieu d'être un frein à l'injustice,
elle devient un instrument et le plus invincible instrument
d'injustice.
On conçoit que, selon la puissance du législateur,
elle détruit, à son profit, et à divers degrés,
chez le reste des hommes,
la Personnalité par l'esclavage,
la Liberté par l'oppression,
la Propriété par la spoliation.
Il est dans la nature des hommes de réagir
contre l'iniquité dont ils sont victimes.
Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi,
au profit des classes qui la font,
toutes les classes spoliées tendent,
par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires,
à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois.
Ces classes, selon le degré de lumière où elles sont parvenues,
peuvent se proposer deux buts bien différents
quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques:
ou elles veulent faire cesser la spoliation légale,
ou elles aspirent à y prendre part.
Malheur, trois fois malheur aux nations
où cette dernière pensée domine dans les masses,
au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative!
Jusqu'à cette époque la spoliation légale
s'exerçait par le petit nombre sur le grand nombre,
ainsi que cela se voit chez les peuples
où le droit de légiférer est concentré en quelques mains.
Mais le voilà devenu universel,
et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation universelle.
Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice,
on la généralise.
Aussitôt que les classes déshéritées
ont recouvré leurs droits politiques,
la première pensée qui les saisit
n'est pas de se délivrer de la spoliation
(cela supposerait en elles des lumières qu'elles ne peuvent avoir),
mais d'organiser,
contre les autres classes et à leur propre détriment,
un système de représailles – comme s'il fallait, avant que le règne de la justice arrive,
qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes,
les unes à cause de leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance.
Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société
un plus grand changement et un plus grand malheur que celui-là:
la Loi convertie en instrument de spoliation.
Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation.
Il faudrait des volumes pour les décrire toutes.
Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.
La première, c'est d'effacer dans les consciences
la notion du juste et de l'injuste.
Aucune société ne peut exister
si le respect des Lois n'y règne à quelque degré;
mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées,
c'est qu'elles soient respectables.
Quand la Loi et la Morale sont en contradiction,
le citoyen se trouve dans la cruelle alternative
ou de perdre la notion de Morale
ou de perdre le respect de la Loi,
deux malheurs aussi grands l'un que l'autre
et entre lesquels il est difficile de choisir.
Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice,
que Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses.
Nous avons tous une forte disposition
à regarder ce qui est légal comme légitime,
à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement
toute justice de la Loi.
Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation
pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences.
L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs
non seulement dans ceux qui en profitent,
mais encore dans ceux qui en souffrent.
Essayez de proposer quelques doutes
sur la moralité de ces institutions.
« Vous êtes, dira-t-on,
un novateur dangereux,
un utopiste,
un théoricien,
un contempteur des lois;
vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. »
Faites-vous un cours de morale, ou d'économie politique?
Il se trouvera des corps officiels
pour faire parvenir au gouvernement ce voeu:
« Que la science soit désormais
enseignée, non plus au seul point de vue du
Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la
Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi
et surtout au point de vue des faits et de la
législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à
la Justice) qui régit l'industrie française. »
« Que, dans les chaires publiques salariées par le
Trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de
porter la moindre atteinte au respect dû aux lois en
vigueur(1), etc. » |
En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne
l'esclavage ou le monopole,
l'oppression ou la spoliation
sous une forme quelconque,
il ne faudra pas même en parler;
car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire?
Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie politique
au point de vue de cette loi,
c'est-à-dire sur la supposition qu'elle est juste
par cela seul qu'elle est Loi.
Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi,
c'est de donner aux passions et aux luttes politiques,
et, en général, à la politique proprement dite,
une prépondérance exagérée.
Je pourrais prouver cette proposition de mille manières.
Je me bornerai, par voie d'exemple,
à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits:
le suffrage universel.
Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau,
laquelle se dit très avancée
et que je crois reculée de vingt siècles,
le suffrage universel
(en prenant ce mot dans son acception rigoureuse)
n'est pas un de ces dogmes sacrés,
à l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.
On peut lui opposer de graves objections.
D'abord le mot universel cache un grossier sophisme.
Il y a en France trente-six millions d'habitants.
Pour que le droit de suffrage fût universel,
il faudrait qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs.
Dans le système le plus large, on ne le reconnaît qu'à neuf millions.
Trois personnes sur quatre sont donc exclues et,
qui plus est, elles le sont par cette quatrième.
Sur quel principe se fonde cette exclusion?
sur le principe de l'Incapacité.
Suffrage universel veut dire: suffrage universel des capables.
Restent ces questions de fait: quels sont les capables?
l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires
sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité?
Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite
le motif pour lequel le droit de suffrage
repose sur la présomption de capacité,
le système le plus large ne différant à cet égard du plus restreint
que par l'appréciation des signes
auxquels cette capacité peut se reconnaître,
ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré.
Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui,
mais pour tout le monde.
Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine,
le droit de suffrage nous était échu avec la vie,
il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter.
Pourquoi les empêche-t-on? Parce qu'on les présume incapables.
Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion?
Parce que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote;
parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière;
parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties,
quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son existence.
Je sais ce qu'on peut répondre.
Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer.
Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse.
Ce que je veux faire observer,
c'est que cette controverse même
(aussi bien que la plupart des questions politiques)
qui agite, passionne et bouleverse les peuples,
perdrait presque toute son importance,
si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être.
En effet, si la Loi se bornait à faire respecter
toutes les Personnes,
toutes les Libertés,
toutes les Propriétés,
si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de légitime défense,
l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions,
à toutes les spoliations,
croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens,
à propos du suffrage plus ou moins universel?
Croit-on qu'il mettrait en question
le plus grand des biens, la paix publique?
Croit-on que les classes exclues
n'attendraient pas paisiblement leur tour?
Croit-on que les classes admises
seraient très jalouses de leur privilège?
Et n'est-il pas clair que l'intérêt étant identique et commun,
les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les autres?
Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte
d'organisation,
de réglementation,
de protection,
d'encouragement,
la Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres,
puiser dans la richesse acquise par toutes les classes
pour augmenter celle d'une classe;
tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers,
des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens;
oh! certes, en ce cas,
il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison,
mettre, elle aussi, la main sur la Loi;
qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité;
qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir.
Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront
qu'ils ont des titres incontestables.
Ils vous diront:
« Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer l'impôt,
et une part de cet impôt est donnée législativement
en primes, en subventions à des hommes plus riches que nous.
D'autres font servir la Loi
à élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap.
Puisque chacun exploite la Loi à son profit,
nous voulons l'exploiter aussi.
Nous voulons en faire sortir le Droit à l'assistance,
qui est la part de spoliation du pauvre.
Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs,
afin que nous organisions en grand l'Aumône pour notre classe,
comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre.
Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part,
que vous nous jetterez, selon la proposition de M. Mimerel,
une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un os à ronger.
Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas,
nous voulons stipuler pour nous-mêmes
comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes! »
Que peut-on répondre à cet argument?
Oui, tant qu'il sera admis en principe
que la Loi peut être détournée de sa vraie mission,
qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir,
chaque classe voudra faire la Loi,
soit pour se défendre contre la spoliation,
soit pour l'organiser aussi à son profit.
La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante;
en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif.
La lutte ne sera pas moins acharnée au-dedans.
Pour en être convaincu,
il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres
en France et en Angleterre;
il suffit de savoir comment la question est posée.
Est-il besoin de prouver
que cette odieuse perversion de la Loi
est une cause perpétuelle de haine, de discorde,
pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale?
Jetez les yeux sur les États-Unis.
C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle,
qui est de garantir à chacun sa liberté et sa propriété.
Aussi c'est le pays du monde
où l'ordre social paraît reposer sur les bases les plus stables.
Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions,
et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine,
ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril.
Et quelles sont ces deux questions?
Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs,
c'est-à-dire précisément les deux seules questions où,
contrairement à l'esprit général de cette république,
la Loi a pris le caractère spoliateur.
L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la loi,
des droits de la Personne.
La Protection est une violation, perpétrée par la loi,
du droit de Propriété;
et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres débats,
ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde,
soit le seul qui puisse amener et amènera peut-être la rupture de l'Union.
C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein d'une société,
un fait plus considérable que celui-ci:
La Loi devenue un instrument d'injustice.
Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis,
où il n'est qu'une exception,
que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système?
M. de Montalembert, s'appropriant la pensée
d'une proclamation fameuse de M. Carlier, disait:
Il faut faire la guerre au Socialisme.
– Et par Socialisme, il faut croire que,
selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.
Mais de quelle Spoliation voulait-il parler?
Car il y en a de deux sortes.
Il y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.
Quant à la spoliation extra-légale,
celle qu'on appelle vol, escroquerie,
celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal,
en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme.
Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société dans ses bases.
D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation
n'a pas attendu le signal de M. de Montalembert ou de M. Carlier.
Elle se poursuit depuis le commencement du monde;
la France y avait pourvu,
dès longtemps avant la révolution de février,
dès longtemps avant l'apparition du Socialisme,
par tout un appareil
de magistrature,
de police,
de gendarmerie,
de prisons,
de bagnes et
d'échafauds.
C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre,
et ce qui serait, selon moi, à désirer,
c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la Spoliation.
Mais il n'en est pas ainsi.
La Loi prend quelquefois parti pour elle.
Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains,
afin d'en épargner au bénéficiaire
la honte,
le danger et
le scrupule.
Quelquefois elle met tout cet appareil
de magistrature, police, gendarmerie et prison
au service du spoliateur,
et traite en criminel le spolié qui se défend.
En un mot, il y a la spoliation légale,
et c'est de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.
Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple,
qu'une tache exceptionnelle et,
dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire,
sans tant de déclamations et de jérémiades,
c'est de l'y effacer le plus tôt possible,
malgré les clameurs des intéressés.
Comment la reconnaître? C'est bien simple.
Il faut examiner
si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient
pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas.
Il faut examiner si la Loi accomplit,
au profit d'un citoyen et au détriment des autres,
un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime.
Hâtez-vous d'abroger cette Loi;
elle n'est pas seulement une iniquité,
elle est une source féconde d'iniquités;
car elle appelle les représailles,
et si vous n'y prenez garde,
le fait exceptionnel s'étendra,
se multipliera et deviendra systématique.
Sans doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris;
il invoquera les droits acquis.
Il dira que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie;
il alléguera qu'il est bon que l'État l'enrichisse,
parce qu'étant plus riche il dépense davantage,
et répand ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers.
Gardez-vous d'écouter ce sophiste,
car c'est justement par la systématisation de ces arguments
que se systématisera la spoliation légale.
C'est ce qui est arrivé.
La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes
aux dépens les unes des autres;
c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser.
Or, la spoliation légale peut s'exercer
d'une multitude infinie de manières;
de là une multitude infinie de plans d'organisation:
tarifs,
protection,
primes,
subventions,
encouragements,
impôt progressif,
instruction gratuite,
Droit au travail,
Droit au profit,
Droit au salaire,
Droit à l'assistance,
Droit aux instruments de travail,
gratuité du crédit,
etc.
Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun,
la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme.
Or le Socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine,
quelle guerre voulez-vous lui faire,
si ce n'est une guerre de doctrine?
Vous trouvez cette doctrine fausse, absurde, abominable.
Réfutez-la.
Cela vous sera d'autant plus aisé
qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable.
Surtout, si vous voulez être fort,
commencez par extirper de votre législation
tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme – et l'oeuvre n'est pas petite.
On a reproché à M. de Montalembert
de vouloir tourner contre le Socialisme la force brutale.
C'est un reproche dont il doit être exonéré,
car il a dit formellement:
il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible
avec la loi, l'honneur et la justice.
Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas
qu'il se place dans un cercle vicieux?
Vous voulez opposer au Socialisme la Loi?
Mais précisément le Socialisme invoque la Loi.
Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale.
C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte,
qu'il prétend se faire un instrument;
et une fois qu'il aura la Loi pour lui,
comment voulez-vous tourner la Loi contre lui?
Comment voulez-vous le placer sous le coup
de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons?
Aussi que faites-vous?
Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la confection des Lois.
Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif.
Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le prédire,
tandis qu'au-dedans on légiférera sur le principe de la Spoliation légale.
C'est trop inique, c'est trop absurde.
Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide,
et il n'y a que trois solutions.
Que le petit nombre spolie le grand nombre.
Que tout le monde spolie tout le monde.
Que personne ne spolie personne.
Spoliation partielle,
Spoliation universelle,
absence de Spoliation,
il faut choisir.
La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.
Spoliation partielle – c'est le système qui a prévalu tant que l'électorat a été partiel,
système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme.
Spoliation universelle – c'est le système dont nous avons été menacés
quand l'électorat est devenu universel,
la masse ayant conçu l'idée de légiférer
sur le principe des législateurs qui l'ont précédée.
Absence de Spoliation – c'est le principe
de justice,
de paix,
d'ordre,
de stabilité,
de conciliation,
de bon sens
que je proclamerai de toute la force, hélas! bien insuffisante,
de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.
Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi?
La Loi, ayant pour sanction nécessaire la Force,
peut-elle être raisonnablement employée à autre chose
qu'à maintenir chacun dans son Droit?
Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle,
sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit.
Et comme c'est là
la plus funeste,
la plus illogique perturbation sociale
qui se puisse imaginer,
il faut bien reconnaître que la véritable solution, tant cherchée,
du problème social est renfermée dans ces simples mots:
La Loi, c'est la Justice Organisée.
Or, remarquons-le bien:
organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la Force,
exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force
une manifestation quelconque de l'activité humaine:
Travail,
Charité,
Agriculture,
Commerce,
Industrie,
Instruction,
Beaux-Arts,
Religion;
car il n'est pas possible qu'une de ces organisations
secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle.
Comment imaginer, en effet,
la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens,
sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but?
Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque.
On ne veut pas seulement que la Loi soit juste;
on veut encore qu'elle soit philanthropique.
On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen
le libre et inoffensif exercice de ses facultés,
appliquées à son développement physique, intellectuel et moral;
on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation
le bien-être, l'instruction et la moralité.
C'est le côté séduisant du Socialisme.
Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent.
Il faut opter.
Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas.
M. de Lamartine m'écrivait un jour:
« Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme;
vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité. »
Je lui répondis:
« La seconde moitié de votre programme détruira la première. »
Et, en effet, il m'est tout à fait impossible
de séparer le mot fraternité du mot volontaire.
Il m'est tout à fait impossible de concevoir
la Fraternité légalement forcée,
sans que la Liberté soit légalement détruite,
et la Justice légalement foulée aux pieds.
La Spoliation légale a deux racines: l'une, nous venons de le voir,
est dans l'Égoïsme humain; l'autre est dans la fausse Philanthropie.
Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation.
Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent,
dans une acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique:
je m'en sers au sens tout à fait scientifique,
et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété.
Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise,
sans son consentement et sans compensation,
à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse,
je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation.
Je dis que c'est là justement
ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours.
Que si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer,
je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation,
et même, socialement parlant, avec circonstance aggravante.
Seulement, en ce cas, ce n'est pas
celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable,
c'est la Loi, c'est le législateur, c'est la société,
et c'est ce qui en fait le danger politique.
Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant.
J'en ai vainement cherché un autre,
car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais,
je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante.
Aussi, qu'on le croie ou non,
je déclare que je n'entends accuser
les intentions ni la moralité de qui que ce soit.
J'attaque une idée que je crois fausse,
un système qui me semble injuste,
et cela tellement en dehors des intentions,
que chacun de nous en profite sans le vouloir
et en souffre sans le savoir.
Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la peur
pour révoquer en doute la sincérité
du Protectionnisme, du Socialisme et même du Communisme,
qui ne sont qu'une seule et même plante,
à trois périodes diverses de sa croissance.
Tout ce qu'on pourrait dire,
c'est que la Spoliation est plus visible,
par sa partialité, dans le Protectionnisme(2),
par son universalité, dans le Communisme;
d'où il suit que des trois systèmes
le Socialisme est encore
le plus vague, le plus indécis, et par conséquent le plus sincère.
Quoi qu'il en soit, convenir que
la spoliation légale a une de ses racines
dans la fausse philanthropie,
c'est mettre évidemment les intentions hors de cause.
Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit
cette aspiration populaire
qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale.
Les socialistes nous disent:
puisque la Loi organise la justice,
pourquoi n'organiserait-elle pas
le travail, l'enseignement, la religion?
Pourquoi? Parce qu'elle ne saurait organiser
le travail, l'enseignement, la religion,
sans désorganiser la Justice.
Remarquez donc que la Loi, c'est la Force,
et que, par conséquent, le domaine de la Loi
ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.
Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice,
elles ne lui imposent rien qu'une pure négation.
Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire.
Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété.
Seulement elles sauvegardent
la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui.
Elles se tiennent sur la défensive;
elles défendent le Droit égal de tous.
Elles remplissent une mission
dont l'innocuité est évidente,
l'utilité palpable,
et la légitimité incontestée.
Cela est si vrai
qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer
dire que le but de la Loi est de faire régner la Justice,
c'est se servir d'une expression qui n'est pas rigoureusement exacte.
Il faudrait dire:
Le but de la Loi est d'empêcher l'Injustice de régner.
En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre,
c'est l'Injustice.
L'une résulte de l'absence de l'autre.
Mais quand la Loi – par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force –
impose
un mode de travail,
une méthode ou une matière d'enseignement,
une foi ou un culte,
ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes.
Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté,
l'initiative du législateur à leur propre initiative.
Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir;
la Loi fait tout cela pour eux.
L'intelligence leur devient un meuble inutile;
ils cessent d'être hommes;
ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.
Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force,
qui ne soit une atteinte à la Liberté;
une transmission de richesse imposée par la Force,
qui ne soit une atteinte à la Propriété.
Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi
ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.
Lorsque, du fond de son cabinet,
un publiciste promène ses regards sur la société,
il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui.
Il gémit sur les souffrances
qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères,
souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore
par le contraste du luxe et de l'opulence.
Il devrait peut-être se demander
si un tel état social n'a pas pour cause
d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête,
et des Spoliations nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois.
Il devrait se demander si,
l'aspiration de tous les hommes
vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée,
le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser
la plus grande activité de Progrès
et la plus grande somme d'Égalité,
compatibles avec cette responsabilité individuelle
que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices.
Il n'y songe seulement pas.
Sa pensée se porte vers
des combinaisons,
des arrangements,
des organisations légales ou factices.
Il cherche le remède dans la perpétuité et l'exagération
de ce qui a produit le mal.
Car, en dehors de la Justice,
qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable négation,
est-il aucun de ces arrangements légaux
qui ne renferme le principe de la Spoliation?
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de richesses, »
– et vous vous adressez à la Loi.
Mais la Loi n'est pas une mamelle
qui se remplisse d'elle-même,
ou dont les veines lactifères aillent puiser
ailleurs que dans la société.
Il n'entre rien au trésor public,
en faveur d'un citoyen ou d'une classe,
que ce que les autres citoyens et les autres classes
ont été forcés d'y mettre.
Si chacun n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé,
votre Loi, il est vrai, n'est pas spoliatrice,
mais elle ne fait rien pour ces hommes
qui manquent de richesses,
elle ne fait rien pour l'égalité.
Elle ne peut être un instrument d'égalisation
qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres,
et alors elle est un instrument de Spoliation.
Examinez à ce point de vue
la Protection des tarifs,
les primes d'encouragement,
le Droit au profit,
le Droit au travail,
le Droit à l'assistance,
le Droit à l'instruction,
l'impôt progressif,
la gratuité du crédit,
l'atelier social,
toujours vous trouverez au fond
la Spoliation légale,
l'injustice organisée.
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de lumières, »
– et vous vous adressez à la Loi.
Mais la Loi n'est pas un flambeau
répandant au loin une clarté qui lui soit propre.
Elle plane sur une société
où il y a des hommes qui savent
et d'autres qui ne savent pas;
des citoyens qui ont besoin d'apprendre
et d'autres qui sont disposés à enseigner.
Elle ne peut faire que de deux choses l'une:
ou laisser s'opérer librement ce genre de transactions,
laisser se satisfaire librement cette nature de besoins;
ou bien forcer à cet égard les volontés
et prendre aux uns de quoi payer
des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres.
Mais elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, au second cas,
atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation légale.
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion, »
– et vous vous adressez à la Loi.
Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire
combien c'est une entreprise violente et folle
que de faire intervenir la force en ces matières?
Au bout de ses systèmes et de ses efforts,
il semble que le Socialisme,
quelque complaisance qu'il ait pour lui-même,
ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale.
Mais que fait-il?
Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens,
sous les noms séducteurs de
Fraternité,
Solidarité,
Organisation,
Association.
Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi,
parce que nous n'exigeons d'elle que Justice,
il suppose que nous repoussons
la fraternité,
la solidarité,
l'organisation,
l'association,
et nous jette à la face l'épithète d'individualistes.
Qu'il sache donc que ce que nous repoussons,
ce n'est pas l'organisation naturelle,
mais l'organisation forcée.
Ce n'est pas l'association libre,
mais les formes d'association qu'il prétend nous imposer.
Ce n'est pas la fraternité spontanée,
mais la fraternité légale.
Ce n'est pas la solidarité providentielle,
mais la solidarité artificielle,
qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.
Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane,
confond le Gouvernement et la Société.
C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas
qu'une chose soit faite par le Gouvernement,
il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout.
Nous repoussons l'instruction par l'État;
donc nous ne voulons pas d'instruction.
Nous repoussons une religion d'État;
donc nous ne voulons pas de religion.
Nous repoussons l'égalisation par l'État;
donc nous ne voulons pas d'égalité, etc.
C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent,
parce que nous repoussons la culture du blé par l'État.
Comment a pu prévaloir, dans le monde politique,
l'idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n'y est pas:
le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion?
Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste,
fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune,
et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse
qui puisse tomber dans un cerveau humain.
Ils divisent l'humanité en deux parts.
L'universalité des hommes, moins un, forme la première;
le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde
et, de beaucoup, la plus importante.
En effet, ils commencent par supposer
que les hommes ne portent en eux-mêmes
ni un principe d'action, ni un moyen de discernement;
qu'ils sont dépourvus d'initiative;
qu'ils sont de la matière inerte,
des molécules passives,
des atomes sans spontanéité,
tout au plus une végétation
indifférente à son propre mode d'existence,
susceptible de recevoir,
d'une volonté et d'une main extérieures,
un nombre infini de formes
plus ou moins
symétriques,
artistiques,
perfectionnées.
Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms
d'Organisateur,
de Révélateur,
de Législateur,
d'Instituteur,
de Fondateur,
cette volonté et cette main,
ce mobile universel,
cette puissance créatrice
dont la sublime mission est de réunir en société
ces matériaux épars, qui sont des hommes.
Partant de cette donnée,
comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres
en pyramides,
en parasols,
en cubes,
en cônes,
en vases,
en espaliers,
en quenouilles,
en éventails,
chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité
en groupes,
en séries,
en centres,
en sous-centres,
en alvéoles,
en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés,
etc., etc.
Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres,
a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux,
le publiciste, pour arranger sa société,
a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois;
loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction.
Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité
comme matière à combinaisons sociales,
que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons,
ils réclament du moins une parcelle d'humanité
comme matière à expériences:
on sait combien est populaire parmi eux l'idée
d'expérimenter tous les systèmes,
et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement
demander à l'assemblée constituante
une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.
C'est ainsi que tout inventeur
fait sa machine en petit avant de la faire en grand.
C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs,
que l'agriculteur sacrifie quelques semences et un coin de son champ
pour faire l'épreuve d'une idée.
Mais quelle distance incommensurable
entre le jardinier et ses arbres,
entre l'inventeur et sa machine,
entre le chimiste et ses réactifs,
entre l'agriculteur et ses semences!...
Le socialiste croit de bonne foi
que la même distance le sépare de l'humanité.
Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle
considèrent la société
comme une création artificielle sortie du génie du Législateur.
Cette idée, fruit de l'éducation classique,
a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.
Tous ont vu entre l'humanité et le législateur
les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier.
Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître,
dans le coeur de l'homme, un principe d'action et,
dans son intelligence, un principe de discernement,
ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste,
et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs,
tendait fatalement vers sa dégradation.
Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants
l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme,
d'enseignement que pour arriver à l'ignorance,
de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.
Heureusement, selon ces mêmes écrivains,
il y a quelques hommes, nommés Gouvernants, Législateurs,
qui ont reçu du ciel, non seulement pour eux-mêmes,
mais pour tous les autres, des tendances opposées.
Pendant que l'humanité penche vers le Mal,
eux inclinent au Bien;
pendant que l'humanité marche vers les ténèbres,
eux aspirent à la lumière;
pendant que l'humanité est entraînée vers le vice,
eux sont attirés par la vertu.
Et, cela posé, ils réclament la Force,
afin qu'elle les mette à même de substituer
leurs propres tendances aux tendances du genre humain.
Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard,
un livre de philosophie, de politique ou d'histoire
pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays
cette idée, fille des études classiques et mère du Socialisme,
que l'humanité est une matière inerte recevant du pouvoir
la vie, l'organisation, la moralité et la richesse;
ou bien, ce qui est encore pis,
que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation
et n'est arrêtée sur cette pente
que par la main mystérieuse du Législateur.
Partout le Conventionnalisme classique nous montre,
derrière la société passive,
une puissance occulte qui,
sous les noms de Loi, Législateur,
ou sous cette expression plus commode et plus vague
de on, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.
Bossuet. –
« Une des choses qu'on (qui?) imprimait le plus
fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour
de la patrie... Il n'était pas permis d'être inutile à
l'État; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se
perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir
deux ni changer de profession... Mais il y avait une
occupation qui devait être commune, c'était l'étude des
lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de
la police du pays n'était excusée en aucun état. Au
reste, chaque profession avait son canton qui lui était
assigné (par qui?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y
avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri
(par qui?) dans l'esprit de les observer... Leurs
mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses,
et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui
pouvait rendre la vie commode et tranquille. » |
Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes:
patriotisme,
richesses,
activité,
sagesse,
inventions,
labourage,
sciences,
tout leur
venait par l'opération des Lois ou des Rois.
Il ne s'agissait pour eux que de se laisser faire.
C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens
de rejeter la lutte et la musique,
Bossuet l'en reprend.
Comment cela est-il possible, dit-il,
puisque ces arts avaient été inventés par Trismégiste?
De même chez les Perses:
« Un des
premiers soins du prince était de faire fleurir
l'agriculture... Comme il y avait des charges établies
pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour
veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'on
inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait
jusqu'à l'excès. » |
Les Grecs, quoique pleins d'esprit,
n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées,
jusque-là que, d'eux-mêmes,
ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux,
à la hauteur des jeux les plus simples.
Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.
« Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage,
avaient été cultivés de bonne heure
par des Rois et des colonies venues d'Égypte.
C'est de là qu'ils avaient appris
les exercices du corps,
la course à pied, à cheval et sur des chariots...
Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur
était à se rendre dociles,
à se laisser former par des lois pour le bien public. »
|
Fénelon. –
Nourri dans l'étude et l'admiration de l'antiquité,
témoin de la puissance de Louis XIV,
Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée
que l'humanité est passive,
et que ses malheurs comme ses prospérités,
ses vertus comme ses vices
lui viennent d'une action extérieure,
exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait.
Aussi, dans son utopique Salente,
met-il les hommes, avec
leurs intérêts,
leurs facultés,
leurs désirs
et leurs biens,
à la discrétion absolue du Législateur.
En quelque matière que ce soit,
ce ne sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes,
c'est le Prince.
La nation n'est qu'une matière informe, dont le Prince est l'âme.
C'est en lui que résident
la pensée,
la prévoyance,
le principe de toute organisation, de tout progrès
et, par conséquent, la Responsabilité. |