Ce
qu'on sait surtout, c'est que d'une façon ou d'une autre il
s'est développé une division du travail à plus grande
échelle que partout ailleurs jusqu'à ce moment dans
l'histoire de l'humanité, ce qui a permis le développement
de villes et de communautés complexes. Le cadre juridique
protégeant la propriété, les contrats et les échanges et
délimitant les pouvoirs de taxation des dirigeants a dû y
jouer un rôle important, puisqu'une économie dynamique ne
peut se développer sans une certaine transparence et
permanence dans les règles du jeu. C'est ce qui différencie
une société civilisée d'une autre où c'est la force physique
qui détermine l'allocation des ressources (bon, il est vrai
que la distinction n'est pas si évidente quand le tyran nous
soutire de force 40% de ce qu'on produit…!).
La première réforme libérale |
Et justement,
la civilisation a pu avancer parce que déjà à l'époque, des gens ont
constaté les effets néfastes pour la paix et la prospérité de leur
société des taxes élevées, de la bureaucratie excessive, du pouvoir
injuste des élites, des guerres de conquête impérialiste. Une
tablette d'argile datant de 2300 av. J.-C. raconte ainsi les
fascinantes réformes libérales d'Urukagina, un prédécesseur de Gudea
à Lagash, qui a dirigé cette principauté un siècle et demi avant
lui. Le sumérologue Noah Kramer en fait cette description dans son
livre From the Tablets of Sumer: Twenty-Five Firsts in Man's
Recorded History (The Falcon's Wing Press, 1956):
Urukagina, the leader of the Sumerian city-state of
Girsu/Lagash, led a popular movement that resulted
in the reform of the oppressive legal and
governmental structure of Sumeria. The oppressive
conditions in the city before the reforms is
described in the new code preserved in cuneiform on
tablets of the period: "From the borders of Ningirsu
to the sea, there was the tax collector." During his
reign (ca. 2350 B.C.) Urukagina implemented a
sweeping set of laws that guaranteed the rights of
property owners, reformed the civil administration,
and instituted moral and social reforms. Urukagina
banned both civil and ecclesiastical authorities
from seizing land and goods for payment, eliminated
most of the state tax collectors, and ended state
involvement in matters such as divorce proceedings
and perfume making. He even returned land and other
property his predecessors had seized from the
temple. He saw that reforms were enacted to
eliminate the abuse of the judicial process to
extract money from citizens and took great pains to
ensure the public nature of legal proceedings. |
C'est aussi
sur cette tablette qu'on a trouvé les fameux signes cunéiformes
exprimant le mot amagi (ou amargi), c'est-à-dire
« liberté », qui constitueraient la plus vieille représentation
écrite de ce concept dans l'histoire de l'humanité. Kramer en
explique le contexte dans ce très intéressant paragraphe d'un autre
de ses livres, The Sumerians. Their History, Culture and
Character (University of Chicago Press, 1963, p. 79):
As
can be gathered from what has already been said
about social and economic organization, written law
played a large role in the Sumerian city. Beginning
about 2700 B.C., we find actual deeds of sales,
including sales of fields, houses, and slaves. From
about 2350 B.C., during the reign of Urukagina of
Lagash, we have one of the most precious and
revealing documents in the history of man and his
perennial and unrelenting struggle for freedom from
tyranny and oppression. This document records a
sweeping reform of a whole series of prevalent
abuses, most of which could be traced to a
ubiquitous and obnoxious bureaucracy consisting of
the ruler and his palace coterie; at the same time
it provides a grim and ominous picture of man's
cruelty toward man on all levels-social, economic,
political, and psychological. Reading between its
lines, we also get a glimpse of a bitter struggle
for power between the temple and the palace – the "church"
and the "state" – with the citizens of Lagash taking
the side of the temple. Finally, it is in this
document that we find the word "freedom" used for
the first time in man's recorded history; the word
is amargi, which, as has recently been pointed out
by Adam Falkenstein, means literally "return to the
mother." However, we still do not know why this
figure of speech came to be used for "freedom." |
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Un prince pacifique favorisant
le commerce |
Et qu'en
est-il de Gudea? J'ai eu l'agréable surprise lors d'une lecture
récente de constater de nouveau (j'avais oublié) qu'il ne s'en tire
pas trop mal sur ce plan. Georges Roux lui consacre quelques
paragraphes révélateurs dans son volume La Mésopotamie
(Éditions du Seuil, 1995; il s'agit d'une traduction refondue et
mise à jour de son excellent Ancient Iraq, un classique
d'abord publié en 1964 que j'avais lu il y a une dizaine d'années):
Gudea fit construire – ou plutôt reconstruire – une
quinzaine de temples dans l'État de Lagash, mais
aucun ne fut l'objet d'autant de soins et de
dépenses que l'Eninnu, demeure de Ningirsu, dieu
tutélaire de Girsu. Sur deux grands cylindres
d'argile et dans les inscriptions gravées sur
certaines de ses statues, il explique en détail
pourquoi et comment il le construisit, nous livrant
ainsi de précieux renseignements sur les rites
compliqués qui entouraient l'érection des temps en
Mésopotamie. […]
« Le respect du temple
emplit tout le pays », dit fièrement Gudea, « la
crainte qu'il impose habite l'étranger; l'éclat de
l'Eninnu couvre l'univers comme un manteau! »
De ce magnifique
sanctuaire il ne reste pratiquement rien et l'on
serait tenté d'accuser Gudea d'exagération si l'on
n'avait de lui une trentaine de statues provenant
pour la plupart de fouilles illicites. Taillées dans
la diorite dure et noire de Magan soigneusement
polie, la plupart sont exécutées avec une pureté de
lignes, une sobriété de détails, une sensibilité
d'expression qui leur assurent une place de choix
dans la sculpture mondiale. Puisque les sanctuaires
de Girsu contenaient de tels chefs-d'oeuvre, il est
inconcevable que leur mobilier, leur décoration et
leurs matériaux même aient été de pauvre qualité.
Ce jeune homme calmement
assis, un léger sourire aux lèvres, les mains
jointes devant la poitrine, le plan d'un temple ou
la règle graduée sur les genoux, est le plus bel
exemple d'un personnage appelé à disparaître
bientôt: le parfait ensi de Sumer, pieux, juste,
savant, fidèle aux anciennes traditions, dévoué à
son peuple, rempli d'amour et de fierté pour sa cité
et même, dans ce cas particulier et à vrai dire
exceptionnel, pacifique, car les nombreuses
inscriptions de Gudea ne mentionnent qu'une seule
campagne militaire, au pays d'Anshan. Il n'y a guère
de doute que le bois, les métaux et la pierre
utilisés dans la construction des temples de Lagash
avaient été achetés et non obtenus par la force et
les grandes entreprises commerciales de l'ensi de
Lagash témoignent de la prospérité presque
incroyable d'au moins une principauté sumérienne
après un siècle de gouvernement akkadien et
théoriquement sous la férule des « barbares » du
Gutium. (p. 193-195) |
Un prince
pacifique dans un monde en conflit presque continuel, qui favorise
le commerce, qui se veut pieux (la piété n'est pas la même chose que
le fanatisme religieux) et savant: voilà un modèle de gouvernant
encore parfaitement pertinent de nos jours, et on pourrait penser à
bien des dirigeants en poste qu'on aimerait voir remplacés par un
Gudea. Je n'en apprécierai que plus la beauté de son effigie la
prochaine fois que je la verrai au musée!
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