De nos jours, pourtant, nous avons encore des tarifs protecteurs
– et même, en fait, des interdictions directes à l'importation –
dans le monde entier. Même en Angleterre, la mère-patrie du
libre échange, le protectionnisme est aujourd'hui en pleine
ascension. Le principe d'autarcie nationale gagne chaque jour de
nouveaux partisans. Même des pays ne comptant que quelques
millions d'habitants, comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie,
essaient, par le biais d'une politique de tarifs élevés et de
restrictions à l'importation, de se rendre indépendants du reste
du monde. L'idée de base de la politique étrangère commerciale
des États-Unis est d'imposer sur tous les biens produits à
l'étranger à coût plus faible des taxes à l'importation se
montant à la différence. Ce qui rend la situation globale
absurde est que tous les pays veulent diminuer leurs
importations mais en même temps augmenter leurs exportations.
L'effet de ces politiques est d'interférer avec la division
internationale du travail et généralement d'abaisser la
productivité du travail. L'unique raison pour laquelle ce
résultat n'a pas été plus remarqué tient au fait que le système
capitaliste a toujours été jusqu'ici suffisant pour le
compenser. |
|
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 3
1. Les
frontières de l'État
2. Le
droit à l'autodétermination
3. Les
fondements politiques de la paix
4. Le
nationalisme
5. L'impérialisme
6. La politique coloniale
7. La libre concurrence
8. La liberté de circulation
9. Les États-Unis d'Europe
10. La Société des Nations
11. La Russie
|
Cependant, il n'y a pas de doute que tout le monde serait de nos jours
plus riche si les tarifs protecteurs ne conduisaient pas
artificiellement à déplacer la production de lieux plus favorables vers
des lieux moins favorables. Dans un système de libre-échange intégral,
capital et travail seraient employés dans les conditions les plus
favorables à la production. D'autres lieux seraient utilisés tant qu'il
serait possible de produire ailleurs dans des conditions plus
favorables. Dans la mesure où, en raison du développement des
transports, des améliorations de la technique et d'une meilleure
connaissance des pays récemment ouverts au commerce, on découvre qu'il
existe des sites plus favorables à la production que ceux actuellement
utilisés, la production se déplace vers ces lieux. Capital et travail
tendent à partir des régions où les conditions sont moins favorables à
la production pour celles où elles sont plus favorables.
Toutefois, la migration
du capital et du travail présuppose non seulement la complète liberté du
commerce, mais aussi l'absence totale d'entraves à la liberté de
circulation d'un pays vers un autre. Ceci était loin d'être le cas au
moment où la doctrine classique du libre-échange fut initialement
développée. Toute une série d'obstacles entravait le libre mouvement du
capital et du travail. En raison d'une ignorance des conditions qui y
régnaient, d'une insécurité générale en ce qui concernait la loi et
l'ordre et d'une série de motifs similaires, les capitalistes
rechignaient à investir à l'étranger. Quant aux travailleurs, il leur
était impossible de quitter leur pays natal, non seulement parce qu'ils
ne parlaient pas les langues étrangères, mais aussi à cause de
difficultés légales, religieuses et autres. Il est certain que le
capital et le travail pouvaient en général se déplacer plus librement au
sein de chaque pays au début du XIXe siècle, mais des obstacles
empêchaient leur circulation d'un pays vers un autre. La seule
justification pour distinguer en théorie économique le commerce
intérieur du commerce extérieur se trouve dans le fait que le premier
connaît la mobilité du capital et du travail alors qu'il n'en est pas de
même en ce qui concerne le commerce entre les nations. Par conséquent,
le problème que la théorie classique avait à résoudre pouvait être
énoncé comme suit: Quels sont les effets du libre-échange des biens de
consommation entre plusieurs pays si la mobilité du capital et du
travail de l'un vers l'autre est restreinte? La doctrine de Ricardo
fournit la réponse à cette question.
Les branches de la
production se répartissent entre les pays de telle sorte que chacun
consacre ses ressources aux industries où il possède la plus grande
supériorité sur les autres. Les mercantilistes craignaient qu'un pays
connaissant des conditions défavorables à la production importerait plus
qu'il n'exporterait, de sorte qu'il se retrouverait finalement sans
aucune monnaie: ils réclamaient donc que des tarifs protecteurs et des
interdictions à l'importation soient décrétés à temps pour empêcher
cette situation déplorable de survenir. La doctrine classique a montré
que ces craintes mercantilistes étaient sans fondement. Car même un pays
dans lequel les conditions de production seraient moins favorables que
celles des autres pays dans toutes les branches industrielles n'a pas à
craindre que ses exportations soient inférieures à ses importations. La
doctrine classique a démontré, d'une façon brillante et irréfutable,
jamais contestée par personne, que même les pays connaissant des
conditions relativement favorables de production comprendront qu'il leur
est avantageux d'importer de pays connaissant des conditions
comparativement moins favorables de production des biens qu'ils auraient
été certes mieux à même de produire, mais pas dans la même mesure que
pour la production des biens dans lesquels ils se sont spécialisés.
Ainsi, ce que la doctrine
classique du libre-échange dit à l'homme d'État est: il existe des pays
soumis à des conditions naturelles de production relativement favorables
et d'autres soumis à des conditions de production relativement
défavorables. En l'absence d'interférence de la part des gouvernements,
la division internationale du travail devra, par elle-même, conduire à
ce que chaque pays trouve sa place dans l'économie mondiale, quelles que
soient ses conditions de production vis-à-vis de celles des autres pays.
Bien entendu, les pays comparativement favorisés seront plus riches que
les autres, mais c'est un fait qu'aucune mesure politique ne pourra
changer de toute façon. C'est simplement la conséquence d'une différence
entre les facteurs naturels de production.
Telle était la situation
à laquelle était confronté l'ancien libéralisme. Et à cette situation
répond la doctrine classique du libre-échange. Mais depuis l'époque de
Ricardo, les conditions mondiales ont considérablement changé et le
problème auquel la doctrine du libre-échange eut à faire face au cours
des soixante dernières années précédant le déclenchement de la
[Première] Guerre mondiale fut très différent de celui qu'elle devait
traiter à la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Car le XIXe
siècle avait partiellement éliminé les obstacles qui, au début,
entravaient la libre circulation du capital et du travail. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle, il était bien plus facile pour un
capitaliste d'investir son capital à l'étranger qu'à l'époque de
Ricardo. La loi et l'ordre étaient établis sur une base bien plus
solide, la connaissance des pays étrangers, de leurs manières et
coutumes, s'était développée, et la création de compagnies par actions
permettait de diviser le risque encouru par des entreprises étrangères
entre plusieurs personnes, donc de le réduire. Il serait bien entendu
exagéré de dire que la mobilité du capital était au début du XXe siècle
aussi grande entre les pays qu'au sein d'un même pays. Certaines
différences persistaient assurément; il n'était pourtant plus question
de faire l'hypothèse que le capital devait rester dans les frontières de
chaque pays. Ce n'était pas non plus possible pour le travail: dans la
seconde moitié du XIXe siècle, des millions d'individus quittèrent
l'Europe pour chercher de meilleures occasions d'emploi à l'étranger.
Comme les conditions supposées par la doctrine classique du
libre-échange, à savoir immobilité du capital et du travail, n'avaient
plus cours, la distinction entre les effets du libre-échange sur le
commerce intérieur et sur le commerce extérieur perdit en même temps sa
validité.
Si le capital et le travail peuvent se déplacer librement d'un
pays à un autre comme ils le font au sein d'un même pays, il n'est plus
justifié de distinguer entre commerce intérieur et commerce extérieur en
ce qui concerne les effets du libre-échange. Tout ce qui a été dit pour
le premier vaut dès lors aussi pour le second: le libre-échange conduit
à n'utiliser pour la production que les lieux qui connaissent des
conditions comparativement favorables, alors que ceux dans lesquels les
conditions sont relativement défavorables restent inutilisés. Capital et
travail partent des pays aux conditions comparativement défavorables
pour ceux où les conditions de production sont plus favorables, ou plus
exactement des pays d'Europe, établis depuis longtemps et où la densité
de population est élevée, pour l'Amérique et l'Australie, régions qui
offrent de meilleures conditions de production. Pour les nations
européennes qui avaient à leur disposition, en plus de leurs anciennes
bases en Europe, des territoires à l'étranger convenant à une
colonisation européenne, cela ne signifiait rien de plus que d'envoyer
une partie de leur population outre-mer. Dans le cas de l'Angleterre,
par exemple, certains de ses enfants vivent désormais au Canada, en
Australie ou en Afrique du Sud. Les émigrants qui ont quitté
l'Angleterre peuvent conserver leur citoyenneté et leur nationalité
anglaises dans leurs nouvelles demeures. Mais pour les Allemands, le cas
est assez différent: l'Allemand qui a émigré s'est retrouvé dans un pays
étranger et au milieu de membres d'une nation étrangère. Il est devenu
citoyen d'un État étranger et il fallait s'attendre à ce qu'après une,
deux, au plus trois, générations, son attachement au peuple allemand se
dissolve et que le processus d'assimilation à la nation étrangère soit
terminé. L'Allemagne eut à faire face au problème de savoir s'il fallait
considérer ce fait avec indifférence alors qu'une partie de son capital
et de son peuple partait émigrer à l'étranger.
Il ne faut pas faire
l'erreur de croire que les problèmes de politique commerciale de
l'Angleterre et de l'Allemagne au cours de la seconde moitié du XIXe
siècle étaient identiques. Pour l'Angleterre, la question était de
permettre ou non à plusieurs de ses sujets d'émigrer vers ses colonies
et aucune raison ne pouvait de toute façon empêcher ce départ. Pour
l'Allemagne, en revanche, le problème était de ne rien faire alors que
ses nationaux partaient pour les colonies anglaises, pour l'Amérique du
Sud ou pour d'autres pays et qu'il fallait s'attendre à ce que ces
émigrants, au cours du temps, abandonnent leur citoyenneté et leur
nationalité comme l'avaient fait auparavant les centaines de milliers, à
vrai dire les millions, d'individus qui avaient déjà émigré. Comme il ne
voulait pas qu'une telle chose se produise, l'Empire allemand, qui
s'était lentement rapproché d'une politique de libre-échange au cours
des années 1860 et 1870, opta à la fin des années 1870 pour une
politique protectionniste, en imposant des taxes à l'importation
destinées à protéger l'agriculture et l'industrie allemandes de la
concurrence étrangère. Sous la protection de ces tarifs, l'agriculture
allemande fut capable de soutenir dans une certaine mesure la
concurrence des exploitations de l'Europe de l'Est et des pays
d'outre-mer, dotées de meilleurs terrains, tandis que l'industrie
allemande pouvait former des cartels maintenant les prix intérieurs
au-dessus du prix du marché mondial, ce qui leur permettait d'utiliser
les profits ainsi réalisés pour vendre moins cher que leurs concurrents
à l'étranger.
Mais le but ultime visé
par le retour au protectionniste ne pouvait pas être atteint. Plus les
coûts de production et le coût de la vie grimpaient en Allemagne,
conséquence directe de ces tarifs protecteurs, et plus difficile
devenait sa situation commerciale. Il fut certes possible à l'Allemagne
de réaliser une croissance industrielle notable au cours des trente
premières années de l'ère correspondant à cette nouvelle politique
commerciale. Mais cette croissance aurait eu lieu même en l'absence des
tarifs douaniers, car elle était principalement le résultat de
l'introduction de nouvelles méthodes au sein des industries allemandes
de la chimie et de l'acier, ce qui leur a permis de faire un meilleur
usage des abondantes ressources naturelles du pays.
La politique
antilibérale, en abolissant la libre mobilité du travail dans le
commerce international et en restreignant considérablement aussi la
mobilité du capital, a dans une certaine mesure gommé la différence qui
existait en ce qui concerne les conditions du commerce international
entre le début et la fin du XIXe siècle et nous a ramenés aux conditions
en vigueur à l'époque où fut formulée pour la première fois la doctrine
du libre-échange. À nouveau, le capital et surtout le travail sont
entravés dans leurs déplacements. Dans les conditions actuelles, le
commerce sans entraves des biens de consommation ne peut pas conduire à
des mouvements migratoires. À nouveau, la conséquence en est que les
peuples du monde vont chacun se spécialiser dans les branches de
production pour lesquelles il existe des conditions relativement
meilleures dans leur pays.
Mais quelles que soient
les conditions préalables au développement du commerce international, la
politique de tarifs protecteurs ne peut accomplir qu'une seule chose:
empêcher la production d'être entreprise dans les conditions sociales et
naturelles les plus favorables et la contraindre à s'effectuer dans de
moins bonnes conditions. Le résultat du protectionnisme est par
conséquent toujours une réduction de la productivité du travail humain.
Le libre-échangiste est loin de nier que le mal que les nations du monde
cherchent à combattre au moyen du protectionnisme est bel et bien un
mal. Ce qu'il affirme, c'est uniquement que les moyens préconisés par
les impérialistes et les protectionnistes ne peuvent pas éliminer ce
mal. Il recommande donc une autre méthode. Afin de créer les conditions
indispensables à une paix durable, l'une des caractéristiques de la
situation internationale actuelle que le libéral voudrait voir changer
est le fait que les émigrants de nations comme l'Allemagne et l'Italie,
qui ont été traités comme les parents pauvres de la division
internationale du travail, doivent vivre dans des régions où, en raison
de politiques antilibérales, ils sont condamnés à perdre leur
nationalité.
|