S. T.: La première question que je me pose est à
savoir s'il est correct de dire que sur certains sujets de la vie on
peut avoir une position libertarienne ou bien s'il faut être
libertarien à tous les points de vue? Bref, ça reviendrait à dire
d'accepter le fait que l'État ait un rôle restreint à jouer...
M. M.: Il est évidemment possible d'être libertarien
seulement sur certains sujets. Une personne peut par exemple
préconiser la libéralisation des drogues (une position
libertarienne, dans la mesure où notre corps nous appartient et
qu'on devrait pouvoir en faire ce qu'on veut), mais être en faveur
des programmes pour redistribuer la richesse (une position
socialiste). Est-ce que c'est toutefois faire preuve d'incohérence
si l'on se dit libertarien tout en admettant un rôle pour l'État? Je
dirais que oui, puisque logiquement les principes de base du
libertarisme s'appliquent à tous les aspects de la vie en société.
Mais au sein même du mouvement libertarien, certains veulent garder
un État minimal, et d'autres considèrent que même cet État minimal
serait nécessairement fondé sur une forme de coercition et donc
contraire aux principes libertariens. Donc, sauf pour ces derniers,
qui sont des libertariens « anarcho-capitalistes » et qui ont une
position nette et radicale, la réponse à votre question n'est pas si
évidente. Ma position de principe est celle des anarcho-capitalistes,
mais je suis également réaliste et pragmatique et je pense que pour
le moment du moins (la situation pourrait être différente dans 100
ou 200 ans...), on devrait surtout se préoccuper de réduire le rôle
de nos États gargantuesques dans la mesure du possible.
S. T.: Ensuite, à moins que je ne me trompe, un monde
libertarien serait un monde sans État. Est-ce qu'il y aurait quand
même un code de conduite global que les gens devraient suivre (des
sortes de lois en fait!)?
M. M.: Voir la réponse précédente. Bien évidemment, il y
aurait d'autres institutions (fondées sur la coopération volontaire
et la concurrence plutôt que sur la coercition et l'imposition d'un
pouvoir monopolistique sur un vaste territoire) pour administrer les
lois, protéger les gens et empêcher les agressions dans une société
sans État (ou, selon un modèle alternatif, avec une multitude de
micro-États). Les anarcho-capitalistes croient d'ailleurs que les
relations entre les individus seraient beaucoup plus rationnelles et
stables dans un tel monde où la violence étatique aurait disparu,
même si la nature humaine reste bien sûr imparfaite, qu'il y aurait
toujours des problèmes et qu'il ne peut exister d'utopie. De plus,
chacun pourrait évidemment toujours adhérer volontairement au code
de conduite qu'il souhaite – par exemple, à l'un de ceux proposés
par les religions. Les libertariens anarchistes ne proposent
absolument pas une société « anarchiste » dans le sens péjoratif du
terme, c'est-à-dire un free for all sans aucune règle morale
et légale où règne la violence, mais plutôt une autre façon
d'administrer ces règles et de gérer les rapports entre les
individus.
S. T.: Est-ce que c'est correct de dire qu'un libertarien peut
se poser des questions qui relèvent de l'éthique?
M. M.: En fait, le libertarianisme découle entièrement d'une
proposition éthique: il est immoral d'utiliser la violence (ou la
menace de violence) pour imposer quelque chose à quelqu'un. Mais
c'est une proposition éthique qui n'a que des conséquences
politiques et juridiques. Pour le reste, lorsqu'on parle par exemple
de moralité sexuelle, les libertariens n'ont aucune réponse à
proposer. On peut donc être libertarien et conservateur religieux,
ou libertarien et adepte de l'échangisme.
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