Montréal, 15 octobre 2008 • No 260

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre III du livre Le Libéralisme, publié en 1927.

 
 

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE LIBÉRALE (5)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

9. Les États-Unis d'Europe

 

          Les États-Unis d'Amérique représentent la nation la plus puissante et la plus riche du monde. Nulle part ailleurs, le capitalisme n'a pu se développer plus librement et avec moins d'interférence de la part du gouvernement. Les habitants des États-Unis d'Amérique sont par conséquent plus riches que ceux des autres pays du monde. Depuis plus de soixante ans, leur pays n'a pas été impliqué dans la moindre guerre. S'ils n'avaient pas mené une guerre d'extermination contre les habitants initiaux du pays, s'ils n'avaient pas mené inutilement une guerre contre l'Espagne en 1898 et s'il n'avaient pas participé à la [Première] Guerre mondiale, seuls quelques vieillards pourraient nous donner une explication de première main de que signifie la guerre. On peut douter que les Américains eux-mêmes apprécient pleinement à quel point ils sont redevables de ce que leur pays a, plus que tout autre, mené des politiques favorables au libéralisme et au capitalisme. Même les étrangers ne savent pas ce qui a rendu riche et puissante cette république tant enviée. Mais – en dehors de ceux qui, pleins de ressentiment, feignent un profond mépris pour le « matérialisme » de la culture américaine – tous sont d'accord pour ne rien désirer plus ardemment que leur pays devienne aussi riche et aussi puissant que les États-Unis.

 

          On a plusieurs fois proposé, comme méthode la plus simple d'atteindre ce but, de créer des « États-Unis d'Europe ». Les pays du continent européen sont chacun trop faiblement peuplés et n'ont pas assez de territoires à leur disposition pour réussir seuls dans la lutte pour la suprématie mondiale, face à la puissance croissante des États-Unis, face à la Russie, à l'Empire britannique, à la Chine et aux autres rassemblements de cette taille qui pourraient se former dans le futur, peut-être en Amérique du Sud. Ils devraient par conséquent établir et consolider une union politique et militaire, une alliance défensive et offensive qui serait seule capable de permettre à l'Europe de retrouver dans les siècles à venir l'importance qu'elle a pu avoir dans le passé. La force de cette idée paneuropéenne vient de la prise de conscience de plus en plus forte que rien n'est plus absurde que les politiques de protection douanière actuellement poursuivies par les nations européennes. Seule la poursuite du développement de la division internationale du travail peut accroître le bien-être et apporter l'abondance de biens nécessaire à l'augmentation du niveau de vie des masses, et par conséquent aussi à l'augmentation de leur niveau culturel.

 


TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 3


1. Les frontières de l'État
2. Le droit à l'autodétermination
3. Les fondements politiques de la paix
4. Le nationalisme
5. L'impérialisme
6. La politique coloniale
7. La libre concurrence
8. La liberté de circulation
9. Les États-Unis d'Europe
10. La Société des Nations
11. La Russie

          Les politiques économiques de tous les pays, mais particulièrement celles des plus petites nations européennes, visent précisément à détruire la division internationale du travail. Si l'on compare les conditions dans lesquelles travaille l'industrie américaine, avec un marché potentiel de plus de cent vingt millions de riches consommateurs, ne connaissant pas d'entraves douanières ou similaires, à celles que doit affronter l'industrie en Allemagne, en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, l'absurdité totale des comportements cherchant à créer des petites territoires autarciques devient immédiatement évidente.

          Les maux qu'essayent de combattre les partisans de l'idée d'États-Unis d'Europe existent assurément. Plus tôt ils seront éliminés, mieux ce sera. Mais la formation d'États-Unis d'Europe ne constitue pas une méthode appropriée pour atteindre ce but.

          Toute réforme des relations internationales doit viser à abolir cette situation où chaque pays cherche, de toutes les manières possibles, à agrandir son territoire aux dépens des autres pays. Le problème des frontières internationales, qui est devenu si crucial de nos jours, doit perdre son importance. Les nations doivent prendre conscience que le problème le plus pressant de la politique étrangère est l'établissement d'une paix durable et elles doivent comprendre que ceci ne pourra s'accomplir dans le monde que si l'on réduit au strict minimum l'activité dévolue à l'État. Ce n'est qu'alors que la taille et l'étendue du territoire sur lequel s'exerce la souveraineté de l'État cessera d'avoir cette immense importance pour la vie des individus, au point qu'il semble naturel, maintenant comme par le passé, de faire couler des torrents de sang à l'occasion de conflits sur les frontières. L'étroitesse d'esprit qui ne voit rien au-delà de son propre État et de sa propre nation doit être remplacée par une perspective cosmopolite. Ceci, toutefois, n'est possible que si la Société des Nations, le super-État international, est constituée de sorte qu'aucun peuple et aucun individu ne soit oppressé en raison de sa nationalité ou de spécificités nationales.

          Les politiques nationalistes, qui commencent toujours par chercher la ruine du voisin, doivent en fin de compte conduire à la ruine de tous. Afin de surmonter ce provincialisme et de le remplacer par une politique authentiquement cosmopolite, il est d'abord nécessaire que les nations du monde comprennent que leur intérêt ne sont pas opposés les uns aux autres et que chaque nation sert le mieux sa cause lorsqu'elle est résolue à promouvoir le développement de toutes et à s'abstenir scrupuleusement de faire usage de la violence contre les autres nations ou contre certaines parties des autres nations. Ainsi, il ne faut pas chercher à remplacer le chauvinisme national par un chauvinisme qui aurait pour base une entité supranationale plus grande, mais bien plutôt reconnaître que tout chauvinisme est erroné. Les vieilles méthodes militaristes de politique internationale doivent faire place à de nouvelles méthodes pacifiques visant à la coopération, non à la guerre.

          Les militants paneuropéens et les partisans des États-Unis d'Europe ont cependant d'autres fins en vue. Ils ne projettent pas d'établir un nouveau type d'État menant une politique différente des États impérialistes et militaristes qui ont existé jusqu'à présent: ils veulent remettre sur pied la vieille idée impérialiste et militariste de l'État. L'Europe unie doit être plus grande que les États individuels qui la constitue, elle doit être plus forte qu'eux, donc militairement plus efficace et mieux à même de s'opposer aux grandes puissances que sont l'Angleterre, les États-Unis d'Amérique et la Russie. Un chauvinisme européen doit prendre la place des chauvinismes français, allemand ou hongrois, un front uni des nations européennes doit être présenté face aux « étrangers »: Britanniques, Américains, Russes, Chinois et Japonais.

          Il est certes possible de fonder une conscience et une politique chauvines sur une base nationale qui ne soit pas géographique. Une communauté de langue lie fortement les membres d'une même nationalité alors que la disparité linguistique sépare clairement les nations. Si tel n'était pas le cas – et en écartant toute idéologie – le chauvinisme n'aurait jamais pu se développer. Le géographe, une carte à la main, peut sans aucun doute considérer s'il le veut le continent européen (Russie mise à part) comme présentant une unité, mais celle-ci ne crée chez ses habitants aucun sentiment de communauté ou de solidarité sur lequel l'homme d'État pourrait s'appuyer. Un Rhénan peut comprendre qu'il défend sa propre cause quand il combat pour les Allemands de la Prusse orientale. Il est même possible de lui faire voir que la cause de l'humanité entière est aussi la sienne. Mais il ne pourra jamais comprendre qu'alors qu'il devrait se trouver aux côtés des Portugais, parce qu'ils sont Européens, la cause de l'Angleterre est celle d'ennemis ou, au mieux, d'étrangers neutres. Il est impossible d'effacer de la mémoire des hommes (et le libéralisme n'a, au passage, aucune envie de le faire) l'empreinte laissée par un long développement historique et qui fait battre les coeurs allemands plus vite au nom de l'Allemagne ou du peuple allemand, ou encore de tout ce qui est typiquement allemand. Le sentiment de nationalité a existé bien avant toute tentative politique d'y trouver la base de l'idée d'un État allemand, de la politique allemande et du chauvinisme allemand. Tous les plans bien intentionnés cherchant à remplacer les États nationaux par une fédération d'États, qu'il s'agisse d'une Europe Centrale, d'une construction paneuropéenne, panaméricaine ou sur toute autre base artificielle, souffrent du même défaut fondamental. Ils ne prennent pas en compte le fait que les mots « Europe » et « européen » ou « Pan-Europe » et « paneuropéen » n'ont pas ce type de contenu émotionnel et sont donc incapables d'évoquer des sentiments du genre ce ceux que suscitent des mots comme « Allemagne » ou « allemand ».

          La chose se voit on ne peut plus clairement si l'on concentre notre attention sur le problème des accords de politique commerciale dans une telle fédération d'États, problème qui joue un rôle si important pour tous ces projets. Dans les conditions qui prévalent aujourd'hui, un Bavarois peut être conduit à considérer la protection du travail allemand – disons, par exemple, en Saxe – comme une justification suffisante pour mettre en place des tarifs douaniers qui lui rendent plus coûteux, à lui, l'achat d'un certain article. Nous pouvons espérer qu'il réussisse un jour à comprendre que les mesures politiques destinées à permettre l'autarcie, et par conséquent tous les tarifs « protecteurs », n'ont aucun sens, sont contre-productifs et doivent par conséquent être abolis. Mais on ne réussira jamais à convaincre un Polonais ou un Hongrois de considérer comme justifié le fait qu'il doive payer plus cher que le prix du marché pour se procurer un article, uniquement pour permettre aux Français, aux Allemands ou aux Italiens de continuer à assurer sa production dans leurs pays. On peut certainement trouver un soutien à une politique protectionniste en combinant un appel aux sentiments de solidarité nationale avec la doctrine nationaliste prétendant que les intérêts des diverses nations sont mutuellement antagonistes, mais rien de tel ne pourrait aider une fédération d'États à trouver une base idéologique au système protectionniste. Il est manifestement absurde de briser l'unité sans cesse croissante de l'économie mondiale en de nombreux petits territoires nationaux, chacun aussi autarcique que possible. Mais on ne peut pas contrecarrer la politique d'isolement économique à l'échelle nationale en la remplaçant par une politique semblable à l'échelle d'une entité politique plus grande, regroupant différentes nationalités. Le seul moyen de combattre ces tendances au protectionnisme et à l'autarcie est de reconnaître leur nuisance et de comprendre l'harmonie des intérêts de toutes les nations.

          Une fois démontré que la désintégration de l'économie mondiale en plusieurs petites régions autarciques conduit à des conséquences néfastes pour toutes les nations, la conclusion logique nécessaire est de se prononcer en faveur du libre-échange. Afin de prouver qu'il faudrait établir une zone paneuropéenne autarcique, protégée du reste du monde par des barrières douanières, il faudrait au préalable démontrer que les intérêts des Portugais et des Roumains, bien qu'en harmonie entre eux, entrent en conflit avec ceux du Brésil et de la Russie. Il faudrait apporter la preuve qu'il est bon pour les Hongrois d'abandonner leur industrie textile au profit des Allemands, des Français et des Belges, mais que les intérêts de ces mêmes Hongrois seraient mis en péril par l'importation des textiles américains ou anglais.

          Le mouvement en faveur de la formation d'une fédération d'États européens vient de la reconnaissance correcte que toutes les formes de nationalisme chauvin sont intenables. Mais ce que les partisans de ce mouvement veulent leur substituer est impossible à mettre en oeuvre car il y manque cette base vitale dans la conscience des peuples. Et même si le but du mouvement paneuropéen pouvait être atteint, le monde ne s'en trouverait nullement mieux. Le combat d'un continent européen uni contre les grandes puissances du monde situées hors de l'Europe serait tout aussi ruineux que le combat actuel des pays d'Europe entre eux.
 

10. La Société des Nations

          De même que l'État, aux yeux des libéraux, ne représente pas l'idéal le plus haut, il n'est pas non plus le meilleur moyen d'assurer la contrainte. La théorie métaphysique de l'État proclame – ce qui peut se comparer, à cet égard, à la vanité et à la présomption des monarques absolus – que chaque État est souverain, c'est-à-dire qu'il constitue l'ultime et la plus haute cour d'appel. Pour le libéral, le monde ne s'arrête cependant pas aux frontières de l'État: à ses yeux, l'importance que peuvent revêtir les frontières nationales n'est qu'accidentelle et subalterne. Sa pensée politique englobe l'humanité toute entière. Le point de départ de toute sa philosophie politique réside dans sa conviction que la division du travail est internationale et non uniquement nationale. Il comprend dès le début qu'il n'est pas suffisant d'assurer la paix dans chaque pays et qu'il est bien plus important que toutes les nations vivent en paix les unes avec les autres. Le libéral réclame par conséquent que l'organisation politique de la société soit étendue jusqu'à ce qu'elle atteigne son point culminant dans un État mondial qui unisse toutes les nations sur une base d'égalité. Pour cette raison, il considère la loi nationale de chaque pays comme seconde par rapport à la loi internationale et réclame des autorités administratives et des tribunaux supranationaux, afin d'assurer la paix entre les nations de la même façon que les organes juridiques et exécutifs de chaque pays se chargent de maintenir la paix sur leur territoire.
 

« Une fois démontré que la désintégration de l'économie mondiale en plusieurs petites régions autarciques conduit à des conséquences néfastes pour toutes les nations, la conclusion logique nécessaire est de se prononcer en faveur du libre-échange. »


          Pendant longtemps, cette demande de mise en oeuvre d'une organisation mondiale supranationale fut l'apanage de quelques penseurs considérés comme utopistes et personne n'y fit vraiment attention. Il est certain qu'après les guerres napoléoniennes, le monde fut régulièrement témoin du spectacle donné par les hommes d'État des puissances dominantes se réunissant autour de la table de conférence pour arriver à un accord commun; après le milieu du XIXe siècle, on mit sur pied un nombre croissant d'institutions supranationales, les plus remarquées étant la Croix Rouge et l'Union postale internationale. Tout ceci était pourtant bien loin de la création d'une authentique organisation supranationale. Même la Conférence de la Paix de La Haye ne représenta pas réellement un progrès dans ce domaine. Ce n'est qu'en raison des horreurs de la [Première] Guerre mondiale qu'il fut possible de trouver un large soutien à l'idée d'une organisation de toutes les nations, organisation qui serait en position d'empêcher les conflits à venir. Avec la fin de la guerre, les vainqueurs prirent des mesures afin de créer ce qu'ils appelèrent « La Société des Nations » (SDN) et qu'on considère un peu partout dans le monde comme le noyau de ce que serait une organisation internationale future véritablement efficace.

          En tout cas, il ne peut y avoir de doute que ce que l'on entend aujourd'hui sous ce nom n'est nullement la réalisation de la conception libérale d'une organisation supranationale. En premier lieu, certaines nations puissantes et importantes du monde n'appartiennent pas à cette Société. Les États-Unis, pour ne pas parler des nations plus petites, restent en dehors de celle-ci. De plus, la mise en place de la Société des Nations a souffert dès le départ de ce qu'elle distingue entre deux catégories d'États membres: ceux qui jouissent de tous leurs droits et ceux qui, ayant perdu la [Première] Guerre mondiale, ne sont pas membres de plein droit. Il est évident qu'une telle inégalité de statut au sein de la communauté des nations porte en elle les racines de la guerre de la même façon que toute division en castes au sein d'un pays. Tous ces défauts ont contribué à affaiblir lamentablement la SDN et à la rendre impuissante en ce qui concerne toutes les questions importantes auxquelles elle a été confrontée. Il suffit de se rappeler sa position lors du conflit entre l'Italie et la Grèce ou sur la question de Mossoul(1), et plus particulièrement dans tous les cas où le destin de minorités opprimées dépendait de sa décision.

          Dans tous les pays, mais particulièrement en Angleterre ou en Allemagne, il se trouve des groupes qui croient que, pour transformer cette comédie de Société des Nations en véritable organisation – en authentique État supranational –, il faut être aussi indulgent que possible envers ses faiblesses et ses défauts actuels. Ce genre d'opportunisme ne réussit jamais, quelle que soit la question. La SDN est – et, à part les fonctionnaires et le personnel qu'elle emploie dans ses bureaux, tout le monde le reconnaîtrait certainement – une institution incapable qui ne correspond en aucune façon aux exigences que l'on est en droit d'attendre d'une organisation mondiale. Ce point, loin d'être minimisé ou ignoré, a besoin d'être souligné sans cesse et avec insistance, de sorte que notre attention soit portée sur les changements qu'il faudrait mener pour transformer cette comédie en véritable Société des Nations. Rien n'a fait plus de tort à l'idée d'une organisation mondiale supranationale que cette confusion intellectuelle résultant de ce que l'on puisse croire que l'actuelle SDN constitue la réalisation parfaite ou presque parfaite de ce que doit réclamer tout libéral sincère et honnête. Il est impossible de construire une authentique Société des Nations, capable d'assurer une paix durable, sur le principe selon lequel les frontières traditionnelles, historiques, de chaque pays devraient être considérées comme fixées à tout jamais. La SDN conserve le défaut fondamental de toutes les lois internationales préalables: en établissant des règles de procédure pour juger les conflits entre nations, elle ne cherche pas le moins du monde à créer des normes de jugement autres que la préservation du statu quo et l'application des traités existants. Dans ces circonstances, cependant, la paix ne peut être garantie sans réduire la situation du monde entier à un état d'immobilisme figé.

          Certes, la SDN offre la possibilité, même si elle le fait avec la plus grande prudence et avec beaucoup de réserves, de quelques modifications futures de frontières, afin de faire justice aux demandes de certaines nations ou partie de nations. Elle promet aussi – toujours avec prudence et sous condition – de protéger les minorités nationales. Ceci nous autorise à espérer qu'à partir de ces débuts fort peu prometteurs puisse se développer un jour un super-État mondial digne de ce nom, capable d'assurer aux nations la paix dont elles ont besoin. Cette question ne sera cependant pas débattue à Genève lors des sessions de l'actuelle Société des Nations, et certainement pas non plus au sein des parlements nationaux des pays qu'elle rassemble. Le problème soulevé n'est en fait pas du tout une question d'organisation ou de technique de gouvernement international. Il s'agit bel et bien du plus grand problème idéologique auquel le monde ait eu à faire face. La question est de savoir si nous réussirons à créer à travers le monde un état d'esprit sans lequel tous les accords de maintien de la paix et tous les jugements des tribunaux ne seraient, au moment crucial, que de simples chiffons de papier. Cet état d'esprit ne peut être rien d'autre que l'acceptation inconditionnelle, sans réserve, du libéralisme. La pensée libérale doit imprégner toutes les nations, les principes libéraux doivent se retrouver dans toutes les institutions politiques, si l'on veut créer les conditions préalables à la paix et éliminer les causes de la guerre. Tant que les nations s'accrocheront aux tarifs douaniers protecteurs, aux barrières à l'immigration, à l'éducation obligatoire, à l'interventionnisme et à l'étatisme, de nouveaux conflits, susceptibles de dégénérer à tout instant en guerre ouverte, continueront sans cesse à rendre la vie impossible.
 

11. La Russie

          Par son travail, le citoyen respectueux des lois est utile à lui-même et à ses semblables. Par cela, il s'intègre pacifiquement à l'ordre social. Le voleur, de son côté, ne cherche pas une activité honnête mais l'appropriation forcée des fruits du travail d'un autre. Le monde a été soumis pendant des millénaires au joug des conquérants militaires et des seigneurs féodaux, qui considéraient tout simplement que les produits créés par d'autres hommes existaient pour qu'ils puissent les consommer. L'évolution de l'humanité vers la civilisation et le renforcement des liens sociaux nécessitaient, en premier lieu, de surmonter l'influence intellectuelle et physique des castes militaires et féodales aspirant à diriger le monde, ainsi que de remplacer par l'idéal bourgeois celui du seigneur héréditaire. Le remplacement de l'idéal militaire, qui n'a d'estime que pour le guerrier et qui méprise le travail honnête, n'a nullement été totalement achevé. Dans chaque nation, il se trouve des individus dont l'esprit est rempli des idées et des images des époques militaristes. Ils se trouvent des nations dans lesquelles des réactions ataviques passagères conduisant au pillage et à la violence, réactions que l'on aurait pu croire maîtrisées depuis longtemps, continuent à éclater et à gagner du terrain. On peut toutefois dire que, dans les nations de race blanche de l'Europe occidentale et centrale et de l'Amérique, la mentalité qu'Herbert Spencer appelait « militariste » a été remplacée par celle que nous appelons « industrielle ». Il n'y a aujourd'hui qu'une seule grande nation qui adhère avec ténacité à l'idéal militariste, à savoir la Russie.

          Bien sûr, même au sein du peuple russe, il y a certaines personnes qui ne partagent pas cette attitude. On ne peut que regretter qu'elles n'aient pas réussi à l'emporter sur leurs compatriotes. Depuis que la Russie a été en position d'exercer une influence sur la politique européenne, elle s'est continuellement comportée comme un voleur qui ment en attendant le moment où il pourra sauter sur sa victime et la dépouiller de ses biens. Les Tsars russes n'ont jamais accepté de limites à l'expansion de leur empire autres que celles dictées par la force ou les circonstances. La position des Bolcheviques en ce qui concerne le problème de l'expansion territoriale de leurs possessions n'est nullement différente. Dans la conquête de nouveaux pays, ils ne reconnaissent eux non plus aucune autre règle que celle de pouvoir, et même de devoir, aller aussi loin que possible, en fonction de ses ressources. La circonstance favorable qui a sauvé la civilisation de la destruction par les Russes fut que les nations d'Europe étaient assez fortes pour résister à l'assaut des hordes de barbares russes. L'expérience des Russes au cours des guerres napoléoniennes, de la guerre de Crimée et de la campagne de Turquie de 1877-1878, leur a montré qu'en dépit du grand nombre de leurs soldats, leur armée était incapable de prendre l'offensive contre l'Europe. La [Première] Guerre mondiale a simplement confirmé ce jugement.

          Les armes de l'esprit sont plus dangereuses que les baïonnettes et les canons. Il est certain que l'écho que rencontrèrent les idées russes en Europe était dû en grande partie à ce que l'Europe était déjà remplie de ces idées avant qu'elles ne sortent de Russie. En fait, il serait peut-être plus exact de dire que ces idées « russes » ne sont pas originaires de Russie, aussi adaptées au caractère du peuple russe puissent-elles être, mais qu'elles ont été empruntées par les Russes à l'Europe. La stérilité intellectuelle russe est si grande qu'ils ne furent pas capables de formuler par eux-mêmes ce qui correspondait à leur nature profonde.

          Le libéralisme, qui se fonde entièrement sur la science et dont la politique ne représente rien d'autre que l'application des résultats de la science, doit faire attention de ne pas prononcer de jugements de valeur non scientifiques. Les jugements de valeur se situent hors du domaine de la science et sont toujours purement subjectifs. On ne peut pas, par conséquent, classer les nations selon leur valeur et dire que certaines seraient dignes et d'autres moins dignes. La question de savoir si les Russes sont inférieurs est donc totalement hors du champ de nos considérations. Nous ne prétendons pas du tout qu'ils le soient. Ce que nous affirmons est seulement qu'ils ne souhaitent pas mettre en place un tel dispositif de coopération sociale. En ce qui concerne leurs rapports avec la société humaine et la communauté des nations, leur position est celle d'un peuple ne voulant rien d'autre que consommer ce que les autres ont accumulé. Un peuple dans lequel les idées de Dostoïevski, de Tolstoï et de Lénine représentent une force vive ne peut pas produire d'organisation sociale durable. Il doit retourner à une barbarie complète. La Russie est bien plus richement dotée par la nature, en ce qui concerne la fertilité du sol et les ressources minérales de toutes sortes, que les États-Unis. Si les Russes avaient poursuivi la même politique capitaliste que les Américains, ils seraient aujourd'hui le peuple le plus riche de la planète. Le despotisme, l'impérialisme et le bolchevisme en ont fait le plus pauvre. Ils cherchent désormais à obtenir capital et crédits du monde entier.

          Une fois ce fait reconnu, le principe directeur de la politique des nations civilisées envers la Russie s'ensuit clairement. Laissons les Russes être russes. Laissons-les faire ce qu'ils veulent de leur pays. Mais ne les laissons pas sortir des frontières de leur propre pays et détruire la civilisation européenne. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l'importation et la traduction des écrits russes devraient être interdites. Les névrosés peuvent s'en délecter autant qu'ils le veulent, les gens sains les éviteront de toute façon. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille empêcher les Russes de diffuser leur propagande et de distribuer des pots-de-vin à travers le monde comme le faisaient les Tsars. Si la civilisation moderne est incapable de se défendre contre les attaques d'individus stipendiés, elle n'est alors de toute façon plus en état de persister bien longtemps. Cela ne veut pas dire qu'il faudrait interdire aux Américains et aux Européens qui le veulent d'aller visiter la Russie. Laissons-les voir sur place, à leurs risques et périls et sous leur propre responsabilité, le pays de l'assassinat et de la misère de masse. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille empêcher les capitalistes d'accorder des prêts aux soviétiques ou d'investir leur capital en Russie. S'ils sont assez fous pour croire qu'ils reverront un jour leur argent, laissons-les tenter l'aventure.

          Mais les gouvernements d'Europe et d'Amérique doivent arrêter d'aider le destructionnisme soviétique en accordant des aides aux exportations vers la Russie soviétique et à nourrir par conséquent le système soviétique russe par des contributions financières. C'est au peuple russe de décider s'il doit éliminer ou non le système soviétique. Le pays du knout et du camp de prisonniers ne représente plus de nos jours une menace pour le monde. Malgré toute leur volonté de guerre et de destruction, les Russes ne sont plus une menace sérieuse pour la paix en Europe. On peut donc les laisser tranquillement entre eux. La seule chose à laquelle il faille résister est cette tendance de notre part à soutenir ou à promouvoir la politique de destruction des soviétiques.

 

1. Ville occupée par les Britanniques, qui l'annexèrent à l'Iraq en novembre 1918, la Turquie ayant protestée. La SDN confirma cette annexion en 1925. NdT.

 

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