Pendant longtemps, cette demande de mise en oeuvre d'une
organisation mondiale supranationale fut l'apanage de
quelques penseurs considérés comme utopistes et personne n'y
fit vraiment attention. Il est certain qu'après les guerres
napoléoniennes, le monde fut régulièrement témoin du
spectacle donné par les hommes d'État des puissances
dominantes se réunissant autour de la table de conférence
pour arriver à un accord commun; après le milieu du XIXe
siècle, on mit sur pied un nombre croissant d'institutions
supranationales, les plus remarquées étant la Croix Rouge et
l'Union postale internationale. Tout ceci était pourtant
bien loin de la création d'une authentique organisation
supranationale. Même la Conférence de la Paix de La Haye ne
représenta pas réellement un progrès dans ce domaine. Ce
n'est qu'en raison des horreurs de la [Première] Guerre
mondiale qu'il fut possible de trouver un large soutien à
l'idée d'une organisation de toutes les nations,
organisation qui serait en position d'empêcher les conflits
à venir. Avec la fin de la guerre, les vainqueurs prirent
des mesures afin de créer ce qu'ils appelèrent « La Société
des Nations » (SDN) et qu'on considère un peu partout dans
le monde comme le noyau de ce que serait une organisation
internationale future véritablement efficace.
En tout cas, il ne peut y
avoir de doute que ce que l'on entend aujourd'hui sous ce
nom n'est nullement la réalisation de la conception libérale
d'une organisation supranationale. En premier lieu,
certaines nations puissantes et importantes du monde
n'appartiennent pas à cette Société. Les États-Unis, pour ne
pas parler des nations plus petites, restent en dehors de
celle-ci. De plus, la mise en place de la Société des
Nations a souffert dès le départ de ce qu'elle distingue
entre deux catégories d'États membres: ceux qui jouissent de
tous leurs droits et ceux qui, ayant perdu la [Première]
Guerre mondiale, ne sont pas membres de plein droit. Il est
évident qu'une telle inégalité de statut au sein de la
communauté des nations porte en elle les racines de la
guerre de la même façon que toute division en castes au sein
d'un pays. Tous ces défauts ont contribué à affaiblir
lamentablement la SDN et à la rendre impuissante en ce qui
concerne toutes les questions importantes auxquelles elle a
été confrontée. Il suffit de se rappeler sa position lors du
conflit entre l'Italie et la Grèce ou sur la question de
Mossoul(1),
et plus particulièrement dans tous les cas où le destin de
minorités opprimées dépendait de sa décision.
Dans tous les pays, mais
particulièrement en Angleterre ou en Allemagne, il se trouve
des groupes qui croient que, pour transformer cette comédie
de Société des Nations en véritable organisation – en
authentique État supranational –, il faut être aussi
indulgent que possible envers ses faiblesses et ses défauts
actuels. Ce genre d'opportunisme ne réussit jamais, quelle
que soit la question. La SDN est – et, à part les
fonctionnaires et le personnel qu'elle emploie dans ses
bureaux, tout le monde le reconnaîtrait certainement – une
institution incapable qui ne correspond en aucune façon aux
exigences que l'on est en droit d'attendre d'une
organisation mondiale. Ce point, loin d'être minimisé ou
ignoré, a besoin d'être souligné sans cesse et avec
insistance, de sorte que notre attention soit portée sur les
changements qu'il faudrait mener pour transformer cette
comédie en véritable Société des Nations. Rien n'a fait plus
de tort à l'idée d'une organisation mondiale supranationale
que cette confusion intellectuelle résultant de ce que l'on
puisse croire que l'actuelle SDN constitue la réalisation
parfaite ou presque parfaite de ce que doit réclamer tout
libéral sincère et honnête. Il est impossible de construire
une authentique Société des Nations, capable d'assurer une
paix durable, sur le principe selon lequel les frontières
traditionnelles, historiques, de chaque pays devraient être
considérées comme fixées à tout jamais. La SDN conserve le
défaut fondamental de toutes les lois internationales
préalables: en établissant des règles de procédure pour
juger les conflits entre nations, elle ne cherche pas le
moins du monde à créer des normes de jugement autres que la
préservation du statu quo et l'application des
traités existants. Dans ces circonstances, cependant, la
paix ne peut être garantie sans réduire la situation du
monde entier à un état d'immobilisme figé.
Certes, la SDN offre la
possibilité, même si elle le fait avec la plus grande
prudence et avec beaucoup de réserves, de quelques
modifications futures de frontières, afin de faire justice
aux demandes de certaines nations ou partie de nations. Elle
promet aussi – toujours avec prudence et sous condition – de
protéger les minorités nationales. Ceci nous autorise à
espérer qu'à partir de ces débuts fort peu prometteurs
puisse se développer un jour un super-État mondial digne de
ce nom, capable d'assurer aux nations la paix dont elles ont
besoin. Cette question ne sera cependant pas débattue à
Genève lors des sessions de l'actuelle Société des Nations,
et certainement pas non plus au sein des parlements
nationaux des pays qu'elle rassemble. Le problème soulevé
n'est en fait pas du tout une question d'organisation ou de
technique de gouvernement international. Il s'agit bel et
bien du plus grand problème idéologique auquel le monde ait
eu à faire face. La question est de savoir si nous
réussirons à créer à travers le monde un état d'esprit sans
lequel tous les accords de maintien de la paix et tous les
jugements des tribunaux ne seraient, au moment crucial, que
de simples chiffons de papier. Cet état d'esprit ne peut
être rien d'autre que l'acceptation inconditionnelle, sans
réserve, du libéralisme. La pensée libérale doit imprégner
toutes les nations, les principes libéraux doivent se
retrouver dans toutes les institutions politiques, si l'on
veut créer les conditions préalables à la paix et éliminer
les causes de la guerre. Tant que les nations s'accrocheront
aux tarifs douaniers protecteurs, aux barrières à
l'immigration, à l'éducation obligatoire, à
l'interventionnisme et à l'étatisme, de nouveaux conflits,
susceptibles de dégénérer à tout instant en guerre ouverte,
continueront sans cesse à rendre la vie impossible.
Par son travail, le citoyen respectueux des lois est utile à
lui-même et à ses semblables. Par cela, il s'intègre
pacifiquement à l'ordre social. Le voleur, de son côté, ne
cherche pas une activité honnête mais l'appropriation forcée
des fruits du travail d'un autre. Le monde a été soumis
pendant des millénaires au joug des conquérants militaires
et des seigneurs féodaux, qui considéraient tout simplement
que les produits créés par d'autres hommes existaient pour
qu'ils puissent les consommer. L'évolution de l'humanité
vers la civilisation et le renforcement des liens sociaux
nécessitaient, en premier lieu, de surmonter l'influence
intellectuelle et physique des castes militaires et féodales
aspirant à diriger le monde, ainsi que de remplacer par
l'idéal bourgeois celui du seigneur héréditaire. Le
remplacement de l'idéal militaire, qui n'a d'estime que pour
le guerrier et qui méprise le travail honnête, n'a nullement
été totalement achevé. Dans chaque nation, il se trouve des
individus dont l'esprit est rempli des idées et des images
des époques militaristes. Ils se trouvent des nations dans
lesquelles des réactions ataviques passagères conduisant au
pillage et à la violence, réactions que l'on aurait pu
croire maîtrisées depuis longtemps, continuent à éclater et
à gagner du terrain. On peut toutefois dire que, dans les
nations de race blanche de l'Europe occidentale et centrale
et de l'Amérique, la mentalité qu'Herbert Spencer appelait
« militariste » a été remplacée par celle que nous appelons
« industrielle ». Il n'y a aujourd'hui qu'une seule grande
nation qui adhère avec ténacité à l'idéal militariste, à
savoir la Russie.
Bien sûr, même au sein du
peuple russe, il y a certaines personnes qui ne partagent
pas cette attitude. On ne peut que regretter qu'elles
n'aient pas réussi à l'emporter sur leurs compatriotes.
Depuis que la Russie a été en position d'exercer une
influence sur la politique européenne, elle s'est
continuellement comportée comme un voleur qui ment en
attendant le moment où il pourra sauter sur sa victime et la
dépouiller de ses biens. Les Tsars russes n'ont jamais
accepté de limites à l'expansion de leur empire autres que
celles dictées par la force ou les circonstances. La
position des Bolcheviques en ce qui concerne le problème de
l'expansion territoriale de leurs possessions n'est
nullement différente. Dans la conquête de nouveaux pays, ils
ne reconnaissent eux non plus aucune autre règle que celle
de pouvoir, et même de devoir, aller aussi loin que
possible, en fonction de ses ressources. La circonstance
favorable qui a sauvé la civilisation de la destruction par
les Russes fut que les nations d'Europe étaient assez fortes
pour résister à l'assaut des hordes de barbares russes.
L'expérience des Russes au cours des guerres napoléoniennes,
de la guerre de Crimée et de la campagne de Turquie de
1877-1878, leur a montré qu'en dépit du grand nombre de
leurs soldats, leur armée était incapable de prendre
l'offensive contre l'Europe. La [Première] Guerre mondiale a
simplement confirmé ce jugement.
Les armes de l'esprit
sont plus dangereuses que les baïonnettes et les canons. Il
est certain que l'écho que rencontrèrent les idées russes en
Europe était dû en grande partie à ce que l'Europe était
déjà remplie de ces idées avant qu'elles ne sortent de
Russie. En fait, il serait peut-être plus exact de dire que
ces idées « russes » ne sont pas originaires de Russie,
aussi adaptées au caractère du peuple russe puissent-elles
être, mais qu'elles ont été empruntées par les Russes à
l'Europe. La stérilité intellectuelle russe est si grande
qu'ils ne furent pas capables de formuler par eux-mêmes ce
qui correspondait à leur nature profonde.
Le libéralisme, qui se
fonde entièrement sur la science et dont la politique ne
représente rien d'autre que l'application des résultats de
la science, doit faire attention de ne pas prononcer de
jugements de valeur non scientifiques. Les jugements de
valeur se situent hors du domaine de la science et sont
toujours purement subjectifs. On ne peut pas, par
conséquent, classer les nations selon leur valeur et dire
que certaines seraient dignes et d'autres moins dignes. La
question de savoir si les Russes sont inférieurs est donc
totalement hors du champ de nos considérations. Nous ne
prétendons pas du tout qu'ils le soient. Ce que nous
affirmons est seulement qu'ils ne souhaitent pas
mettre en place un tel dispositif de coopération sociale. En
ce qui concerne leurs rapports avec la société humaine et la
communauté des nations, leur position est celle d'un peuple
ne voulant rien d'autre que consommer ce que les autres ont
accumulé. Un peuple dans lequel les idées de Dostoïevski, de
Tolstoï et de Lénine représentent une force vive ne peut pas
produire d'organisation sociale durable. Il doit retourner à
une barbarie complète. La Russie est bien plus richement
dotée par la nature, en ce qui concerne la fertilité du sol
et les ressources minérales de toutes sortes, que les
États-Unis. Si les Russes avaient poursuivi la même
politique capitaliste que les Américains, ils seraient
aujourd'hui le peuple le plus riche de la planète. Le
despotisme, l'impérialisme et le bolchevisme en ont fait le
plus pauvre. Ils cherchent désormais à obtenir capital et
crédits du monde entier.
Une fois ce fait reconnu,
le principe directeur de la politique des nations civilisées
envers la Russie s'ensuit clairement. Laissons les Russes
être russes. Laissons-les faire ce qu'ils veulent de leur
pays. Mais ne les laissons pas sortir des frontières de leur
propre pays et détruire la civilisation européenne. Cela ne
veut pas dire, bien sûr, que l'importation et la traduction
des écrits russes devraient être interdites. Les névrosés
peuvent s'en délecter autant qu'ils le veulent, les gens
sains les éviteront de toute façon. Cela ne veut pas dire
non plus qu'il faille empêcher les Russes de diffuser leur
propagande et de distribuer des pots-de-vin à travers le
monde comme le faisaient les Tsars. Si la civilisation
moderne est incapable de se défendre contre les attaques
d'individus stipendiés, elle n'est alors de toute façon plus
en état de persister bien longtemps. Cela ne veut pas dire
qu'il faudrait interdire aux Américains et aux Européens qui
le veulent d'aller visiter la Russie. Laissons-les voir sur
place, à leurs risques et périls et sous leur propre
responsabilité, le pays de l'assassinat et de la misère de
masse. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille empêcher
les capitalistes d'accorder des prêts aux soviétiques ou
d'investir leur capital en Russie. S'ils sont assez fous
pour croire qu'ils reverront un jour leur argent,
laissons-les tenter l'aventure.
Mais les gouvernements
d'Europe et d'Amérique doivent arrêter d'aider le
destructionnisme soviétique en accordant des aides aux
exportations vers la Russie soviétique et à nourrir par
conséquent le système soviétique russe par des contributions
financières. C'est au peuple russe de décider s'il doit
éliminer ou non le système soviétique. Le pays du knout et
du camp de prisonniers ne représente plus de nos jours une
menace pour le monde. Malgré toute leur volonté de guerre et
de destruction, les Russes ne sont plus une menace sérieuse
pour la paix en Europe. On peut donc les laisser
tranquillement entre eux. La seule chose à laquelle il
faille résister est cette tendance de notre part à soutenir
ou à promouvoir la politique de destruction des soviétiques.
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