Dans le Manifeste communiste, Marx ne distingue pas encore entre caste
et classe. Ce n'est que plus tard, quand il se familiarisa à Londres
avec les écrits de pamphlétaires oubliés des années 1820 et 1830 et
qu'il commença, sous leur influence, à étudier le système de Ricardo,
qu'il comprit que le problème était de montrer que, même dans une
société sans distinctions de castes et sans privilèges, des luttes
irréconciliables persistaient. Ce conflit d'intérêts, il le déduisit du
système de Ricardo en distinguant les trois classes: capitalistes,
propriétaire fonciers et travailleurs. Mais il ne s'en tint pas toujours
fermement à cette distinction. Il affirme parfois qu'il n'y a que deux
classes: les possédants et ceux qui ne possèdent rien. À d'autres
moments, il divise la société en plus que deux ou trois grandes classes.
Jamais, cependant, Marx ou l'un de ses nombreux successeurs n'essayèrent
de définir d'une façon ou d'une autre le concept et la nature des
classes. Il est révélateur que le chapitre intitulé « Les classes » et
qui figure dans le troisième volume du Capital s'arrête au bout de
quelques phrases. Plus d'une génération s'est écoulée entre l'apparition
du Manifeste communiste, dans lequel Marx fit de l'antagonisme des
classes et de la lutte des classes la clé de voûte de sa doctrine, et sa
mort. Pendant toute cette période, Marx écrivit tome après tome, mais
n'arriva jamais à trouver le temps d'expliquer ce qu'il entendait par « classe ». Dans son traitement de la question des classes, Marx n'est
jamais allé plus loin que le simple énoncé, exprimé sans preuves, d'un
dogme ou plutôt, dirons-nous, d'un slogan.
Afin de prouver la véracité de la doctrine de la lutte des classes, il
faudrait être capable d'établir deux faits: d'une part qu'il existe une
identité d'intérêts au sein d'une même classe et d'autre part que ce qui
bénéficie à une classe nuit à une autre. Cette tâche n'a cependant
jamais été accomplie. En fait, personne ne s'y est jamais attelé. C'est
précisément parce que les « camarades de classe » sont tous dans la même
« situation sociale » qu'il n'y a pas identité d'intérêts entre eux,
mais bien plutôt concurrence. Par exemple, le travailleur qui est
employé dans de meilleures conditions que la moyenne a intérêt à exclure
les concurrents qui tireraient son revenu vers la moyenne. Dans les
décennies au cours desquelles la doctrine de la solidarité
internationale du prolétariat fut ressassée dans de nombreuses
résolutions verbeuses, adoptées lors de congrès marxistes
internationaux, les travailleurs des États-Unis et d'Australie mirent en
place les plus grands obstacles à l'immigration. Au moyen d'un réseau
complexe de petites réglementations, les syndicats anglais rendirent
impossible l'entrée de certaines branches du travail aux étrangers. Ce
que les partis « ouvriers » ont fait à cet égard durant les dernières
années et dans chaque pays est bien connu. On peut bien sûr dire que
cela n'aurait pas dû se produire, que les travailleurs auraient dû
réagir différemment, que ce qu'ils ont fait était mal. Mais on ne peut
pas nier que cela servait directement leurs intérêts – au moins à court
terme.
Le libéralisme a démontré que l'antagonisme des intérêts qui, selon
l'opinion courante, est supposé exister entre les différents individus,
groupes et couches de la société basée sur la propriété privée des
moyens de production, n'existe en fait tout simplement pas. Tout
accroissement du capital augmente le revenu des capitalistes et des
propriétaires fonciers de manière absolue ainsi que celui de
travailleurs de manière à la fois absolue et relative. Pour ce qui est
de leur revenu, les changements concernant les divers intérêts des
différents groupes et couches de la société – entrepreneurs,
capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs – se produisent
ensemble et suivent la même direction quand ils traversent différentes
phases de fluctuations; ce qui change, c'est uniquement le rapport de
leurs parts respectives du produit social. Les intérêts des
propriétaires fonciers ne s'opposent à ceux des membres d'autres groupes
que dans le cas d'un véritable monopole d'un minerai donné. Les intérêts
des entrepreneurs ne peuvent jamais diverger de ceux des consommateurs.
L'entrepreneur se porte le mieux quand il est capable d'anticiper au
mieux les désirs des consommateurs. Les conflits d'intérêts ne peuvent
se produire que si une politique interventionniste du gouvernement ou
une interférence de la part de forces sociales disposant d'une force de
coercition imposent au propriétaire des restrictions à sa libre
disposition des moyens de production. Par exemple, le prix de certains
articles peut être artificiellement augmenté par un tarif protecteur, ou
les salaires d'une certaine catégorie de travailleurs peuvent augmenter
du fait de l'exclusion de tous leurs concurrents. Le célèbre argument de
l'école du libre-échange, jamais réfuté et à jamais irréfutable,
s'applique aux cas de ce type. De tels privilèges ne peuvent, bien sûr,
bénéficier au groupe particulier en faveur duquel ils sont institués,
que si les autres groupes ont été incapables d'obtenir des privilèges
similaires pour eux-mêmes. Mais on ne peut pas supposer qu'il serait
possible, sur le long terme, de tromper la majorité du peuple sur la
signification réelle de tels privilèges spéciaux, de telle sorte que
cette majorité les accepte volontairement. Si l'on choisit d'utiliser la
force pour forcer son acceptation, on provoquera une rébellion violente
– bref, une perturbation du cours pacifique de la coopération sociale,
dont la préservation est de l'intérêt de tout le monde. Si l'on cherche
à résoudre le problème en faisant de ces privilèges particuliers non pas
des exceptions concernant juste une ou deux personnes, groupes ou
couches de la société, mais la règle générale, par exemple en ayant
recours à des taxes sur les importations pour protéger la plupart des
articles vendus sur le marché national ou à des dispositifs similaires
destinés à empêcher l'accès à la plupart des emplois, alors les
avantages obtenus par un groupe donné sont compensés par les
inconvénients qu'ils doivent subir, le résultat final étant simplement
que tout le monde est perdant en raison de la baisse de la productivité
du travail.
Si l'on rejette la doctrine libérale et que l'on tourne en ridicule la
théorie controversée de « l'harmonie des intérêts de tous les hommes »,
alors il ne peut pas être vrai, comme le croient à tort l'ensemble des
écoles de la pensée antilibérale, qu'il puisse encore y avoir une
solidarité d'intérêts à l'intérieur de cercles plus restreints comme,
par exemple, à l'intérieur d'une même nation
(par opposition aux autres nations) ou d'une même « classe » (par
opposition aux autres classes). Afin de démontrer l'existence de cette
prétendue solidarité, il faudrait un argument spécifique que personne
n'a fourni ou essayé de fournir. Car tous les arguments utilisés pour
prouver l'existence d'une solidarité d'intérêts au sein d'un seul de ces
groupes démontrerait bien plus, à savoir la solidarité universelle des
intérêts dans la société dans son ensemble. La manière dont on trouve en
réalité une solution à ces conflits d'intérêts apparents, qui semblent
être à première vue irréconciliables, ne peut être expliquée que par un
argument traitant toute l'humanité comme une communauté essentiellement
harmonieuse. Et cet argument ne laisse aucune latitude pour démontrer
qu'il existe des antagonismes irréconciliables entre les nations, les
classes, les races, etc.
Les partis antilibéraux ne prouvent pas, comme ils le pensent, qu'il
existe une solidarité d'intérêts à l'intérieur des nations, des classes,
des races, etc. Tout ce qu'ils font, c'est de recommander aux membres de
certaines alliances particulières de lutter ensemble contre les autres
groupes. Quand ils parlent de solidarité d'intérêts au sein de ces
groupes, ils énoncent plus un postulat qu'ils n'affirment un fait. En
réalité, ils ne disent pas « Les intérêts sont identiques » mais plutôt
« Les intérêts devraient être rendus identiques grâce à une alliance en
vue d'une action unitaire ».
Les partis modernes défendant des intérêts particuliers déclarent dès le
départ, ouvertement et sans équivoque, que le but de leur politique est
de créer des privilèges spécifiques pour un groupe donné. Les partis
agricoles s'efforcent d'obtenir des tarifs protecteurs et d'autres
avantages (des subventions par exemple) pour les agriculteurs. Les
partis de fonctionnaires cherchent à garantir des privilèges pour les
bureaucrates. Les partis régionaux veulent obtenir des avantages
spéciaux pour les habitants d'une région donnée. Tous ces partis ne
cherchent évidemment rien d'autre que l'avantage d'un seul groupe de la
société, sans aucune considération pour la société dans son ensemble ou
pour les autres groupes, bien qu'ils puissent essayer de corriger ce
point en déclarant que le bien-être de toute la société ne peut être
atteint qu'en servant les intérêts de l'agriculture, des services
publics, etc. En fait, leur préoccupation exclusive pour une seule
partie de la société, leur activité et leurs efforts déployés uniquement
en sa faveur ont été de plus en plus évidents et de plus en plus
cyniques au cours des années. Lorsque les mouvements antilibéraux
modernes en étaient encore à leurs débuts, ils devaient faire plus
attention sur ces sujets, parce que la génération élevée dans la
philosophie libérale avait appris à considérer comme antisociaux les
avocats non déguisés des intérêts particuliers de certains groupes. Les
défenseurs des intérêts particuliers ne peuvent constituer des partis
importants qu'en formant une unité de combat unique à partir des forces
réunies de divers groupes dont les intérêts sont en contradiction. Les
privilèges octroyés à un groupe particulier n'ont cependant de valeur
pratique que lorsqu'ils se concentrent sur une minorité et ne sont pas
compensés par des privilèges octroyés à un autre groupe. Mais, sauf
circonstances favorables exceptionnelles, un petit groupe ne peut pas
espérer aujourd'hui, alors que la condamnation libérale des privilèges
de la noblesse a encore laissé des traces de son influence passée, voir
sa revendication, demandant à être traité comme une classe privilégiée,
prévaloir contre tous les autres groupes. Par conséquent, le problème de
tous les partis défendant des intérêts particuliers est de former des
grands partis à partir de groupes relativement petits, ayant des
intérêts différents et en fait directement contradictoires. En raison de
la mentalité qui conduit ces petits partis à émettre et à défendre leurs
revendications de privilèges particuliers, il est presque impossible
d'atteindre cet objectif par une alliance ouverte des divers groupes. On
ne peut demander aucun sacrifice provisoire à celui qui s'évertue à
acquérir une position privilégiée pour son groupe ou même pour lui seul: s'il était capable de comprendre la raison de faire ce sacrifice
provisoire, il penserait selon un schéma libéral et non suivant celui
des demandes d'individus se bousculant pour bénéficier de privilèges
particuliers. Personne ne peut lui dire ouvertement qu'il gagnera plus,
en vertu du privilège qu'on lui promet, qu'il ne perdra en raison des
privilèges qu'il devra concéder aux autres, car les discours et les
écrits qui l'expliqueraient ne pourraient pas, à long terme, être cachés
aux autres et les conduiraient à demander encore plus.
Par conséquent, les partis défendant des intérêts particuliers sont
obligés d'être prudents. En discutant de cet aspect spécialement
important de leurs efforts, ils doivent avoir recours à des expressions
ambiguës, destinées à obscurcir le véritable état de choses. Les partis
protectionnistes offrent le meilleur exemple de ce type de discours
équivoque. Ils doivent toujours faire attention de présenter les
intérêts associés aux tarifs protecteurs qu'ils recommandent comme ceux
d'un groupe très nombreux. Quand des associations de fabricants
défendent les tarifs protecteurs, les dirigeants des partis prennent
généralement soin de ne pas indiquer que les intérêts des divers groupes
et même souvent des différentes entreprises individuelles ne sont en
aucun cas identiques et harmonieux. Le tisserand est pénalisé par les
tarifs sur les machines et sur le fil et ne soutiendra le mouvement
protectionniste que s'il s'attend à ce que les droits de douane sur le
textile soient assez élevés pour compenser la perte qu'il subit en
raison des autres droits de douane. L'agriculteur qui cultive du
fourrage réclame des tarifs sur le fourrage alors que l'éleveur de
bétail s'y oppose. Le viticulteur réclame un tarif sur le vin, qui
constitue autant un désavantage pour le cultivateur qui n'a pas de
vignes que pour le consommateur urbain. Néanmoins, le protectionnisme
apparaît comme un parti unique uni derrière un programme commun. Ceci
n'est rendu possible qu'en recouvrant la vérité sur ce sujet d'un rideau
de fumée.
Toute tentative de fonder un parti défendant des intérêts particuliers
sur la base d'une répartition égale des privilèges au sein de la
majorité de la population n'aurait aucun sens. Un privilège accordé à la
majorité cesse d'en être un. Dans un pays à prédominance rurale, et qui
exporte des produits agricoles, un parti agricole travaillant à obtenir
des faveurs spéciales pour les agriculteurs serait, sur le long terme,
impossible. Que demanderait-il? Les tarifs protecteurs ne pourraient
bénéficier aux agriculteurs, qui doivent exporter. Les subventions ne
pourraient pas être payées à la majorité des producteurs, parce que la
minorité ne pourrait les fournir. À l'inverse, la minorité qui réclame
des privilèges pour elle-même doit créer l'illusion que les masses sont
derrière elle. Quand les partis agricoles des pays industriels
présentent leurs revendications, elles incluent dans ce qu'elles
appellent la « population rurale » les travailleurs sans terres, les
propriétaires de maison de vacances et ceux de petites parcelles de
terrain, qui n'ont aucun intérêt aux tarifs protecteurs sur les produits
agricoles. Quand les partis ouvriers réclament quelque chose au nom d'un
groupe de travailleurs, ils parlent toujours de la grande masse des gens
qui travaillent et passent sur le fait que les intérêts des
syndicalistes des différentes branches de la production ne sont pas
identiques, mais, au contraire, bel et bien antagonistes, et que même au
sein d'une industrie ou d'une entreprise il existe de puissants conflits
d'intérêts. Il s'agit de l'une des deux faiblesses fondamentales de tous
les partis visant à obtenir des privilèges au profit d'intérêts
particuliers. D'un côté, ils sont obligés de ne compter que sur un petit
groupe, car les privilèges cessent d'en être quand ils sont accordés à
la majorité. Mais, d'un autre côté, ce n'est qu'en tant que défenseurs
et représentants de la majorité qu'ils ont la moindre chance de faire
aboutir leurs revendications. Le fait que de nombreux partis, et dans
différents pays, ont parfois réussi à surmonter cette difficulté en
développant leur propagande, et ont réussi à convaincre chaque groupe ou
couche sociale que leurs membres pouvaient s'attendre à des avantages
particuliers en cas de triomphe du parti, ne fait que montrer les
talents diplomatiques et tactiques des dirigeants ainsi que le manque de
jugement et l'immaturité politique des masses d'électeurs. Cela ne
prouve en aucune façon qu'une véritable solution du problème soit
possible. Bien entendu, on peut simultanément promettre un pain meilleur
marché aux citadins et un prix du grain plus élevé aux agriculteurs,
mais on ne peut pas tenir les deux promesses à la fois. Il est assez
facile de promettre à un groupe que l'on soutiendra une augmentation de
certaines dépenses gouvernementales sans en réduire d'autres, tout en
promettant à un autre groupe de réduire les impôts, mais on ne peut pas
non plus tenir ces deux promesses en même temps. La technique de ces
partis est fondée sur la division de la société en producteurs et
consommateurs. Ils ont aussi l'habitude d'utiliser l'hypostasie
habituelle de l'État en ce qui concerne les questions de politique
fiscale, ce qui leur permet de défendre de nouvelles dépenses à payer
grâce au Trésor public sans se soucier de la façon de financer de telles
dépenses, et ceci tout en se plaignant en même temps du fardeau trop
lourd des impôts.
L'autre défaut majeur de ces partis vient de ce que les revendications
qu'ils présentent en faveur de chaque groupe particulier sont sans
limites. À leurs yeux, il n'y a qu'une limite à la quantité à réclamer:
la résistance opposée de l'autre côté. Ceci est parfaitement en accord
avec leur nature de partis se battant pour obtenir des privilèges au
profit d'intérêts particuliers. Cependant, les partis qui ne suivent
aucun programme précis, mais qui déclenchent des conflits lors de leur
poursuite illimitée d'obtention de privilèges au profit de certains et
de mise en place de handicaps légaux pour d'autres, doivent conduire à
la destruction de tout système politique. Les gens en sont venus à le
reconnaître chaque jour plus clairement et commencent à parler d'une
crise de l'État moderne et du système parlementaire. En réalité, il
s'agit de la crise des idéologies des partis modernes qui défendent des
intérêts particuliers.
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