Montréal, 15 novembre 2008 • No 261

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre IV du livre Le Libéralisme, publié en 1927.

 
 

LE LIBÉRALISME ET
LES PARTIS POLITIQUES (1)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Le caractère « doctrinaire » des libéraux

 

          On a reproché au libéralisme classique d'être trop intransigeant, incapable de tout compromis. C'est en raison de son inflexibilité qu'il aurait perdu son combat contre les nouveaux partis anticapitalistes de tout genre. S'il avait compris, comme ces autres partis l'on fait, l'importance du compromis et des concessions à faire aux slogans populaires pour gagner la faveur des masses, il aurait pu préserver au moins une partie de son influence. Mais il ne s'est jamais soucié de créer une organisation et un appareil de parti comme l'ont fait les formations anticapitalistes. Il n'a jamais accordé la moindre importance aux tactiques politiques lors des campagnes électorales ou des débats parlementaires. Il n'a jamais donné dans les machinations ou le marchandage politiques. Ce caractère doctrinaire inflexible devait nécessairement conduire au déclin du libéralisme.

 

          Les affirmations factuelles contenues dans ces remarques reflètent parfaitement la vérité, mais croire qu'elles constituent un reproche à l'encontre du libéralisme révèle une totale méprise sur son état d'esprit. Le point fondamental et le plus profond de l'analyse de la pensée libérale est que ce sont les idées qui constituent le socle sur lequel l'édifice social de la coopération humaine est construit et sur lequel il repose. Or, on ne peut pas construire de structure sociale durable sur la base d'idées fausses et erronées. Rien ne peut remplacer une idéologie qui améliore la vie humaine en favorisant la coopération sociale – et surtout pas des mensonges, qu'on les appelle « tactique », « diplomatie » ou « compromis ». Si les hommes, en en reconnaissant la nécessité sociale, ne veulent pas faire volontairement ce qu'il faut pour maintenir la société en état et faire progresser le bien-être général, personne ne pourra les ramener sur le droit chemin par un artifice ou par un malin stratagème. S'ils se trompent et s'égarent, il faut entreprendre de les éclairer en les instruisant. Mais s'ils ne peuvent être éclairés, s'ils persistent dans leurs erreurs, il n'y a alors rien à faire pour empêcher la catastrophe. Toutes les ruses et tous les mensonges des politiciens démagogues peuvent être adaptés à promouvoir la cause de ceux qui travaillent pour détruire la société, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi. Mais on ne fait pas progresser la cause du progrès social, celle de la poursuite du développement et du renforcement des liens sociaux, par des mensonges et par la démagogie. Aucune puissance de la terre, aucun stratagème astucieux, aucune tromperie ingénieuse ne peut réussir à duper l'humanité et lui faire accepter une doctrine sociale que non seulement elle ne reconnaît pas, mais qu'elle repousse même ouvertement.

 


TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 4


1. Le caractère « doctrinaire » des libéraux
2. Les partis politiques
3. Les crises du parlementarisme et l'idée d'une chambre représentant les groupes particuliers
4. Le libéralisme et les partis défendant les intérêts particuliers
5. La propagande et l'organisation des partis
6. Le libéralisme comme « parti du capital »

          La seule manière dont dispose celui qui désire ramener le monde sur la voie du libéralisme, consiste à convaincre ses concitoyens de la nécessité d'adopter un programme libéral. Ce travail d'instruction est la seule tâche que peut et doit accomplir le libéral afin d'éviter, dans la mesure où cela est en son pouvoir, la destruction vers laquelle se dirige aujourd'hui rapidement la société. Il n'y a pas de place ici pour des concessions aux erreurs et aux préjugés habituels ou populaires. Au regard des questions qui décideront si notre société continuera ou non d'exister, si des millions d'individus prospéreront ou périront, il n'y a pas de compromis possible, que ce soit par faiblesse ou par respect déplacé des sensibilités d'autrui.

          Si les principes libéraux pouvaient à nouveau guider les politiques des grandes nations, si une révolution dans l'opinion publique pouvait à nouveau donner libre cours au capitalisme, le monde serait capable de s'élever au-dessus de la situation dans laquelle l'ont plongé les politiques des factions anticapitalistes. Il n'y a pas d'autre solution pour sortir du chaos social et politique de l'époque actuelle.

          La plus grande illusion du libéralisme classique fut son optimisme quant à la direction que devait nécessairement prendre l'évolution de la société. Pour les défenseurs du libéralisme – sociologues et économistes du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, ainsi que leurs adeptes – il semblait certain que l'humanité devait avancer vers des stades sans cesse plus perfectionnés et que rien ne pouvait empêcher ce processus. Ils étaient intimement persuadés que la connaissance rationnelle des lois fondamentales de la coopération et de l'interdépendance sociales, lois qu'ils avaient découvertes, serait bientôt courante et que, par la suite, les liens sociaux unissant pacifiquement l'humanité se resserreraient, qu'il y aurait une amélioration progressive du bien-être général et que la civilisation atteindrait des niveaux de culture sans cesse plus élevés. Rien ne pouvait ébranler cet optimisme. Lorsque l'attaque portée contre le libéralisme commença à devenir plus intense, lorsque les idées politiques libérales furent contestées de tous côtés, ils pensaient que ce à quoi ils assistaient n'étaient que les dernières salves d'un système moribond, battant en retraite, et qu'elles ne méritaient ni une étude sérieuse ni une contre-attaque, parce que ce système s'effondrerait rapidement de lui-même.

          Les libéraux estimaient que tous les hommes possédaient les capacités intellectuelles leur permettant de raisonner correctement quant aux problèmes de coopération sociales et qu'ils agissaient en conséquence. Ils étaient tellement impressionnés par la clarté et l'évidence du raisonnement par lequel ils étaient arrivés à leurs idées politiques qu'ils étaient incapables de comprendre comment quelqu'un pouvait ne pas le saisir. Deux faits leur ont toujours échappé: premièrement, les masses n'ont pas la capacité de penser de manière logique et, deuxièmement, aux yeux de la plupart des gens, même s'ils sont capables de reconnaître la vérité, un avantage passager spécifique dont ils peuvent jouir immédiatement leur apparaît plus important qu'un avantage durable plus grand dont ils ne pourront bénéficier que plus tard. La plupart des individus n'ont même pas les capacités intellectuelles leur permettant de réfléchir sur les problèmes – somme toute très compliqués – de la coopération sociale. Ils n'ont en tout cas certainement pas la volonté nécessaire pour accepter les sacrifices temporaires que réclame toute action sociale. Les slogans de l'interventionnisme et du socialisme, en particulier les propositions de confiscation partielle de la propriété privée, rencontrent toujours l'approbation rapide et enthousiaste des masses, qui s'attendent à bénéficier directement et immédiatement de ces mesures.
 

2. Les partis politiques

          Il n'y a pas de méprise plus grande quant à la signification et à la nature du libéralisme que de penser qu'il serait possible d'assurer la victoire des idées libérales en ayant recours aux méthodes des autres partis politiques. Dans une société de statut et de castes, constituée non point de citoyens possédant des droits égaux mais divisée en classes investies de devoirs et de prérogatives différents, il n'existe pas de partis politiques au sens moderne du terme. Tant que les immunités et les privilèges spéciaux des différentes castes ne sont pas remis en cause, la paix règne entre eux. Mais une fois qu'on les conteste, le problème est posé et la guerre civile ne peut être évitée que si l'un des camps, reconnaissant sa faiblesse, se rend sans appel aux armes. Dans de tels conflits, la position de chaque individu est déterminée dès le départ par son statut de membre d'une caste ou d'une autre. Il peut certes y avoir des renégats qui, s'attendant à tirer un avantage personnel plus grand du côté adverse, se battent contre les membres de leur propre caste qui les considèrent donc comme des traîtres. Mais à part ces cas exceptionnels, l'individu ne se pose pas la question du groupe qu'il doit rejoindre. Il est aux côtés des membres de sa caste et partage leur destin. La ou les castes insatisfaites de leur situation se révoltent contre l'ordre en vigueur et doivent défendre leurs revendications face à l'opposition des autres. Le résultat ultime du conflit est – si tout ne demeure pas en fait comme avant parce que les rebelles auront perdu – que l'ancien ordre est remplacé par un nouvel ordre, dans lequel les droits des diverses castes diffèrent de ce qu'ils étaient auparavant.

          Avec la montée du libéralisme survint la demande d'abolir les privilèges. La société de castes et de statut devait laisser sa place à un nouvel ordre où il n'y aurait que des citoyens jouissant de droits égaux. Ce qui était combattu, ce n'était plus seulement les privilèges particuliers des différentes castes mais l'existence même des privilèges. Le libéralisme détruisit les barrières de rang et de statut et libéra l'homme des restrictions que lui imposait l'ordre ancien. Ce fut dans la société capitaliste, dans un système de gouvernement fondé sur des principes libéraux, que l'individu eut pour la première fois la possibilité de participer directement à la vie politique et fut pour la première fois invité à prendre une décision personnelle en ce qui concerne les objectifs et idéaux politiques. Dans la société de statut et de castes des temps anciens, les conflits politiques n'avaient lieu qu'entre les différentes castes, chacune formant un front uni et solide opposé aux autres. Ou alors, en l'absence de tels conflits, il y avait au sein des castes autorisées à participer à la vie politique des conflits de factions opposant des coteries et des cliques en vue de gagner en influence, en pouvoir et d'obtenir une place au sommet. Ce n'est que dans une situation politique où tous les citoyens jouissent des mêmes droits – ce qui correspond à l'idéal libéral et n'a jamais été pleinement atteint nulle part – qu'il peut y avoir des partis politiques constitués par des associations regroupant des individus voulant mettre en oeuvre leurs idées sur la législation et l'administration. Il peut en effet très bien y avoir des différences d'opinion sur la meilleure façon d'atteindre l'objectif libéral de coopération sociale pacifique et ces différences d'opinion doivent participer au débat d'idées.

          Il est donc possible d'avoir également des partis socialistes dans une société libérale. Même les partis cherchant à accorder une situation légale privilégiée à certains groupes pourraient exister dans un système libéral. Mais tous ces partis doivent accepter le libéralisme (au moins temporairement, jusqu'à leur éventuelle victoire) en ce sens qu'ils ne doivent avoir recours dans leurs combats politiques qu'aux armes de l'esprit, seules armes que le libéralisme autorise dans de telles luttes. Et ce même si, en dernière analyse, les membres des partis antilibéraux, en tant que socialistes ou partisans des privilèges spéciaux, rejettent la philosophie libérale. Certains des socialistes « utopiques » pré-marxistes luttèrent ainsi pour le socialisme dans le cadre du libéralisme. De même, durant l'âge d'or du libéralisme en Europe occidentale, le clergé et la noblesse essayèrent d'atteindre leurs fins dans le cadre de l'État constitutionnel moderne.

          Les partis que nous voyons aujourd'hui à l'oeuvre sont d'un type totalement différent. Certes, certaines parties de leur programme concernent la société dans son ensemble et prétendent résoudre la question de la coopération sociale. Mais cela n'est qu'une concession que leur a arraché l'idéologie libérale. Ce qu'ils visent en réalité est mis en avant dans une autre partie de leur programme, la seule à laquelle ils fassent attention et qui est en contradiction flagrante avec ce qui est dit du bien-être général. Les partis politiques actuels sont non seulement les défenseurs de certains ordres privilégiés qui souhaitent voir préservées et étendues leurs prérogatives traditionnelles, que le libéralisme a dû leur laisser parce que sa victoire ne fut pas complète. Ils sont aussi les défenseurs de certains groupes luttant pour des privilèges particuliers, c'est-à-dire pour obtenir le statut de caste. Le libéralisme s'adresse à tout le monde et propose un programme acceptable par tous. Il ne promet aucun privilège. En appelant à renoncer à la poursuite d'intérêts particuliers, il demande même des sacrifices, uniquement provisoires bien entendu, impliquant d'abandonner un avantage relativement petit afin d'en obtenir un plus grand. Les partis s'occupant d'intérêts spécifiques ne s'adressent quant à eux qu'à une partie de la société. À cette dernière, la seule pour laquelle ils ont choisi d'oeuvrer, ils promettent des avantages particuliers aux dépens du reste de la société.

          Tous les partis politiques modernes et toutes les idéologies des partis modernes ont pour origine une réaction de la part de groupes d'intérêts particuliers luttant contre le libéralisme afin d'obtenir un statut privilégié. Avant la montée du libéralisme, il y a avait déjà, bien sûr, des ordres privilégiés avec prérogatives et intérêts spécifiques ainsi que des conflits entre eux. Mais à cette époque, l'idéologie de la société de statut pouvait encore se présenter d'une façon totalement naïve et sans gêne: dans les conflits entre partisans et adversaires des privilèges particuliers, il n'était jamais question du caractère antisocial de ce système et personne n'avait besoin de soutenir la revendication sur des bases sociales. On ne peut pas, par conséquent, comparer directement l'ancien système des ordres privilégiés d'une part, les activités et la propagande des partis actuels défendant des intérêts spécifiques d'autre part.

          Pour comprendre la véritable nature de tous ces partis, il faut garder à l'esprit le fait qu'ils se sont formés à l'origine uniquement en vue de défendre certains privilèges particuliers contre les enseignements du libéralisme. Les doctrines de ces partis ne sont pas, comme l'est celle du libéralisme, l'application politique d'une théorie complète et soigneusement pensée de la société. L'idéologie politique du libéralisme découlait d'un système fondamental d'idées initialement développé comme théorie scientifique et sans égard pour son importance politique. À l'opposé, les privilèges et droits spéciaux que recherchent les partis antilibéraux se trouvaient déjà présents, dès le début, au sein des institutions sociales existantes et c'est pour les justifier que l'on a cherché à élaborer ultérieurement une idéologie, tâche généralement considérée comme l'affaire d'un instant, pouvant être rapidement traitée en quelques mots. Les associations de fermiers pensent suffisant d'attirer l'attention sur le caractère indispensable de l'agriculture. Les syndicats en appellent au caractère indispensable du travail. Les partis des classes moyennes soulignent l'importance de l'existence d'une couche sociale représentant le juste milieu. Cela ne les gêne pas beaucoup que de tels appels ne contribuent en rien à prouver la nécessité ou même l'avantage pour le public dans son ensemble des privilèges particuliers qu'ils cherchent à obtenir. Les groupes qu'ils souhaitent conquérir les suivront de toute manière, et toute tentative de recruter les autres serait inutile.

          Ainsi, tous les partis modernes défendant des intérêts particuliers, malgré la grande différence d'objectifs et quelle que soit le mépris qu'ils puissent avoir les uns envers les autres, forment un front uni dans la bataille contre le libéralisme. Aux yeux de chacun d'eux, le principe libéral qui énonce que les intérêts bien compris de tous les hommes sont, à long terme, compatibles entre eux, ce principe est comme un chiffon rouge agité face au taureau. Tel qu'ils l'envisagent, il existe des conflits d'intérêts irréconciliables qui ne peuvent être réglés que par la victoire d'un camp sur les autres, à l'avantage du premier et au détriment des seconds. Le libéralisme, expliquent ces partis, n'est pas ce qu'il prétend être: ce n'est rien d'autre qu'un programme de parti cherchant à garantir les intérêts particuliers d'un certain groupe, la bourgeoisie, c'est-à-dire les capitalistes et les entrepreneurs, et ce contre les intérêts des autres groupes.

          Le fait que cette allégation fasse partie de la propagande marxiste explique pour beaucoup le succès de ce dernier. Si la doctrine du conflit d'intérêts irréconciliable entre les différentes classes de la société fondée sur la propriété privée des moyens de production est considéré comme le dogme essentiel du marxisme, alors tous les partis actuellement en activité sur le continent européen doivent être désignés comme marxistes. La doctrine des antagonismes de classe et de la lutte des classes est également celle des partis nationalistes, en ce qu'ils partagent l'idée que ces antagonismes existent réellement au sein de la société capitaliste et que les conflits auxquels ils donnent naissance doivent suivre leur cours. Ce qui les distingue des partis marxistes, c'est uniquement qu'ils veulent dépasser la lutte des classes en revenant à une société de statut constituée selon les propositions qu'ils recommandent et en déplaçant la ligne de bataille pour la situer sur la scène internationale, où ils pensent qu'elle doit se trouver. Ils ne remettent pas en cause la proposition selon laquelle les conflits de ce genre se produisent dans une société basée sur la propriété privée des moyens de production. Ils prétendent simplement que de tels affrontements ne devraient pas se produire et, qu'afin de les éliminer, il faut guider et réglementer la propriété privée par des interférences gouvernementales: ils souhaitent l'interventionnisme à la place du capitalisme. Cependant, en dernière analyse, ce n'est nullement différent de ce que disent les marxistes. Eux aussi promettent de mener le monde vers un nouvel ordre social dans lequel il n'y aurait plus de classes, plus d'antagonisme de classe ni de lutte des classes.

          Afin de comprendre la signification de la doctrine de la lutte des classes, il faut avoir à l'esprit qu'elle constitue une réponse à la doctrine libérale de l'harmonie des intérêts bien compris de tous les membres de la société fondée sur le principe de la propriété privée des moyens de production. Les libéraux affirment qu'après l'élimination des distinctions artificielles de caste et de statut, l'abolition les privilèges et l'établissement de l'égalité devant la loi, il n'y aurait plus d'obstacles à la coopération pacifique de tous les membres de la société, parce que leurs intérêts bien compris, considérés à long terme, coïncideraient alors. Toutes les objections levées par les partisans de la féodalité, des privilèges particuliers et des distinctions de caste et de statut à l'encontre de cette doctrine se sont révélés injustifiés et ont été incapables de trouver le moindre soutien notable. Néanmoins, on peut trouver dans le système catallactique de Ricardo le point de départ d'une nouvelle théorie de la lutte des intérêts au sein du système capitaliste. Ricardo croyait qu'il pouvait montrer comment, au fur et à mesure du développement économique progressif, un changement survenait dans les relations existant entre les trois formes de revenu de son système: profit, rente et salaire. C'est ce qui a incité certains auteurs anglais des années 1830 et 1840 à parler de trois classes formées respectivement par les capitalistes, les propriétaires fonciers et les travailleurs salariés, et d'affirmer qu'il existerait un antagonisme irréconciliable entre ces groupes. C'est cette analyse que Marx reprit plus tard.
 

« Avec la montée du libéralisme survint la demande d'abolir les privilèges. La société de castes et de statut devait laisser sa place à un nouvel ordre où il n'y aurait que des citoyens jouissant de droits égaux. »


          Dans le Manifeste communiste, Marx ne distingue pas encore entre caste et classe. Ce n'est que plus tard, quand il se familiarisa à Londres avec les écrits de pamphlétaires oubliés des années 1820 et 1830 et qu'il commença, sous leur influence, à étudier le système de Ricardo, qu'il comprit que le problème était de montrer que, même dans une société sans distinctions de castes et sans privilèges, des luttes irréconciliables persistaient. Ce conflit d'intérêts, il le déduisit du système de Ricardo en distinguant les trois classes: capitalistes, propriétaire fonciers et travailleurs. Mais il ne s'en tint pas toujours fermement à cette distinction. Il affirme parfois qu'il n'y a que deux classes: les possédants et ceux qui ne possèdent rien. À d'autres moments, il divise la société en plus que deux ou trois grandes classes. Jamais, cependant, Marx ou l'un de ses nombreux successeurs n'essayèrent de définir d'une façon ou d'une autre le concept et la nature des classes. Il est révélateur que le chapitre intitulé « Les classes » et qui figure dans le troisième volume du Capital s'arrête au bout de quelques phrases. Plus d'une génération s'est écoulée entre l'apparition du Manifeste communiste, dans lequel Marx fit de l'antagonisme des classes et de la lutte des classes la clé de voûte de sa doctrine, et sa mort. Pendant toute cette période, Marx écrivit tome après tome, mais n'arriva jamais à trouver le temps d'expliquer ce qu'il entendait par « classe ». Dans son traitement de la question des classes, Marx n'est jamais allé plus loin que le simple énoncé, exprimé sans preuves, d'un dogme ou plutôt, dirons-nous, d'un slogan.

          Afin de prouver la véracité de la doctrine de la lutte des classes, il faudrait être capable d'établir deux faits: d'une part qu'il existe une identité d'intérêts au sein d'une même classe et d'autre part que ce qui bénéficie à une classe nuit à une autre. Cette tâche n'a cependant jamais été accomplie. En fait, personne ne s'y est jamais attelé. C'est précisément parce que les « camarades de classe » sont tous dans la même « situation sociale » qu'il n'y a pas identité d'intérêts entre eux, mais bien plutôt concurrence. Par exemple, le travailleur qui est employé dans de meilleures conditions que la moyenne a intérêt à exclure les concurrents qui tireraient son revenu vers la moyenne. Dans les décennies au cours desquelles la doctrine de la solidarité internationale du prolétariat fut ressassée dans de nombreuses résolutions verbeuses, adoptées lors de congrès marxistes internationaux, les travailleurs des États-Unis et d'Australie mirent en place les plus grands obstacles à l'immigration. Au moyen d'un réseau complexe de petites réglementations, les syndicats anglais rendirent impossible l'entrée de certaines branches du travail aux étrangers. Ce que les partis « ouvriers » ont fait à cet égard durant les dernières années et dans chaque pays est bien connu. On peut bien sûr dire que cela n'aurait pas dû se produire, que les travailleurs auraient dû réagir différemment, que ce qu'ils ont fait était mal. Mais on ne peut pas nier que cela servait directement leurs intérêts – au moins à court terme.

          Le libéralisme a démontré que l'antagonisme des intérêts qui, selon l'opinion courante, est supposé exister entre les différents individus, groupes et couches de la société basée sur la propriété privée des moyens de production, n'existe en fait tout simplement pas. Tout accroissement du capital augmente le revenu des capitalistes et des propriétaires fonciers de manière absolue ainsi que celui de travailleurs de manière à la fois absolue et relative. Pour ce qui est de leur revenu, les changements concernant les divers intérêts des différents groupes et couches de la société – entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs – se produisent ensemble et suivent la même direction quand ils traversent différentes phases de fluctuations; ce qui change, c'est uniquement le rapport de leurs parts respectives du produit social. Les intérêts des propriétaires fonciers ne s'opposent à ceux des membres d'autres groupes que dans le cas d'un véritable monopole d'un minerai donné. Les intérêts des entrepreneurs ne peuvent jamais diverger de ceux des consommateurs. L'entrepreneur se porte le mieux quand il est capable d'anticiper au mieux les désirs des consommateurs. Les conflits d'intérêts ne peuvent se produire que si une politique interventionniste du gouvernement ou une interférence de la part de forces sociales disposant d'une force de coercition imposent au propriétaire des restrictions à sa libre disposition des moyens de production. Par exemple, le prix de certains articles peut être artificiellement augmenté par un tarif protecteur, ou les salaires d'une certaine catégorie de travailleurs peuvent augmenter du fait de l'exclusion de tous leurs concurrents. Le célèbre argument de l'école du libre-échange, jamais réfuté et à jamais irréfutable, s'applique aux cas de ce type. De tels privilèges ne peuvent, bien sûr, bénéficier au groupe particulier en faveur duquel ils sont institués, que si les autres groupes ont été incapables d'obtenir des privilèges similaires pour eux-mêmes. Mais on ne peut pas supposer qu'il serait possible, sur le long terme, de tromper la majorité du peuple sur la signification réelle de tels privilèges spéciaux, de telle sorte que cette majorité les accepte volontairement. Si l'on choisit d'utiliser la force pour forcer son acceptation, on provoquera une rébellion violente – bref, une perturbation du cours pacifique de la coopération sociale, dont la préservation est de l'intérêt de tout le monde. Si l'on cherche à résoudre le problème en faisant de ces privilèges particuliers non pas des exceptions concernant juste une ou deux personnes, groupes ou couches de la société, mais la règle générale, par exemple en ayant recours à des taxes sur les importations pour protéger la plupart des articles vendus sur le marché national ou à des dispositifs similaires destinés à empêcher l'accès à la plupart des emplois, alors les avantages obtenus par un groupe donné sont compensés par les inconvénients qu'ils doivent subir, le résultat final étant simplement que tout le monde est perdant en raison de la baisse de la productivité du travail.

          Si l'on rejette la doctrine libérale et que l'on tourne en ridicule la théorie controversée de « l'harmonie des intérêts de tous les hommes », alors il ne peut pas être vrai, comme le croient à tort l'ensemble des écoles de la pensée antilibérale, qu'il puisse encore y avoir une solidarité d'intérêts à l'intérieur de cercles plus restreints comme, par exemple, à l'intérieur d'une même nation (par opposition aux autres nations) ou d'une même « classe » (par opposition aux autres classes). Afin de démontrer l'existence de cette prétendue solidarité, il faudrait un argument spécifique que personne n'a fourni ou essayé de fournir. Car tous les arguments utilisés pour prouver l'existence d'une solidarité d'intérêts au sein d'un seul de ces groupes démontrerait bien plus, à savoir la solidarité universelle des intérêts dans la société dans son ensemble. La manière dont on trouve en réalité une solution à ces conflits d'intérêts apparents, qui semblent être à première vue irréconciliables, ne peut être expliquée que par un argument traitant toute l'humanité comme une communauté essentiellement harmonieuse. Et cet argument ne laisse aucune latitude pour démontrer qu'il existe des antagonismes irréconciliables entre les nations, les classes, les races, etc.

          Les partis antilibéraux ne prouvent pas, comme ils le pensent, qu'il existe une solidarité d'intérêts à l'intérieur des nations, des classes, des races, etc. Tout ce qu'ils font, c'est de recommander aux membres de certaines alliances particulières de lutter ensemble contre les autres groupes. Quand ils parlent de solidarité d'intérêts au sein de ces groupes, ils énoncent plus un postulat qu'ils n'affirment un fait. En réalité, ils ne disent pas « Les intérêts sont identiques » mais plutôt « Les intérêts devraient être rendus identiques grâce à une alliance en vue d'une action unitaire ».

          Les partis modernes défendant des intérêts particuliers déclarent dès le départ, ouvertement et sans équivoque, que le but de leur politique est de créer des privilèges spécifiques pour un groupe donné. Les partis agricoles s'efforcent d'obtenir des tarifs protecteurs et d'autres avantages (des subventions par exemple) pour les agriculteurs. Les partis de fonctionnaires cherchent à garantir des privilèges pour les bureaucrates. Les partis régionaux veulent obtenir des avantages spéciaux pour les habitants d'une région donnée. Tous ces partis ne cherchent évidemment rien d'autre que l'avantage d'un seul groupe de la société, sans aucune considération pour la société dans son ensemble ou pour les autres groupes, bien qu'ils puissent essayer de corriger ce point en déclarant que le bien-être de toute la société ne peut être atteint qu'en servant les intérêts de l'agriculture, des services publics, etc. En fait, leur préoccupation exclusive pour une seule partie de la société, leur activité et leurs efforts déployés uniquement en sa faveur ont été de plus en plus évidents et de plus en plus cyniques au cours des années. Lorsque les mouvements antilibéraux modernes en étaient encore à leurs débuts, ils devaient faire plus attention sur ces sujets, parce que la génération élevée dans la philosophie libérale avait appris à considérer comme antisociaux les avocats non déguisés des intérêts particuliers de certains groupes. Les défenseurs des intérêts particuliers ne peuvent constituer des partis importants qu'en formant une unité de combat unique à partir des forces réunies de divers groupes dont les intérêts sont en contradiction. Les privilèges octroyés à un groupe particulier n'ont cependant de valeur pratique que lorsqu'ils se concentrent sur une minorité et ne sont pas compensés par des privilèges octroyés à un autre groupe. Mais, sauf circonstances favorables exceptionnelles, un petit groupe ne peut pas espérer aujourd'hui, alors que la condamnation libérale des privilèges de la noblesse a encore laissé des traces de son influence passée, voir sa revendication, demandant à être traité comme une classe privilégiée, prévaloir contre tous les autres groupes. Par conséquent, le problème de tous les partis défendant des intérêts particuliers est de former des grands partis à partir de groupes relativement petits, ayant des intérêts différents et en fait directement contradictoires. En raison de la mentalité qui conduit ces petits partis à émettre et à défendre leurs revendications de privilèges particuliers, il est presque impossible d'atteindre cet objectif par une alliance ouverte des divers groupes. On ne peut demander aucun sacrifice provisoire à celui qui s'évertue à acquérir une position privilégiée pour son groupe ou même pour lui seul: s'il était capable de comprendre la raison de faire ce sacrifice provisoire, il penserait selon un schéma libéral et non suivant celui des demandes d'individus se bousculant pour bénéficier de privilèges particuliers. Personne ne peut lui dire ouvertement qu'il gagnera plus, en vertu du privilège qu'on lui promet, qu'il ne perdra en raison des privilèges qu'il devra concéder aux autres, car les discours et les écrits qui l'expliqueraient ne pourraient pas, à long terme, être cachés aux autres et les conduiraient à demander encore plus.

          Par conséquent, les partis défendant des intérêts particuliers sont obligés d'être prudents. En discutant de cet aspect spécialement important de leurs efforts, ils doivent avoir recours à des expressions ambiguës, destinées à obscurcir le véritable état de choses. Les partis protectionnistes offrent le meilleur exemple de ce type de discours équivoque. Ils doivent toujours faire attention de présenter les intérêts associés aux tarifs protecteurs qu'ils recommandent comme ceux d'un groupe très nombreux. Quand des associations de fabricants défendent les tarifs protecteurs, les dirigeants des partis prennent généralement soin de ne pas indiquer que les intérêts des divers groupes et même souvent des différentes entreprises individuelles ne sont en aucun cas identiques et harmonieux. Le tisserand est pénalisé par les tarifs sur les machines et sur le fil et ne soutiendra le mouvement protectionniste que s'il s'attend à ce que les droits de douane sur le textile soient assez élevés pour compenser la perte qu'il subit en raison des autres droits de douane. L'agriculteur qui cultive du fourrage réclame des tarifs sur le fourrage alors que l'éleveur de bétail s'y oppose. Le viticulteur réclame un tarif sur le vin, qui constitue autant un désavantage pour le cultivateur qui n'a pas de vignes que pour le consommateur urbain. Néanmoins, le protectionnisme apparaît comme un parti unique uni derrière un programme commun. Ceci n'est rendu possible qu'en recouvrant la vérité sur ce sujet d'un rideau de fumée.

          Toute tentative de fonder un parti défendant des intérêts particuliers sur la base d'une répartition égale des privilèges au sein de la majorité de la population n'aurait aucun sens. Un privilège accordé à la majorité cesse d'en être un. Dans un pays à prédominance rurale, et qui exporte des produits agricoles, un parti agricole travaillant à obtenir des faveurs spéciales pour les agriculteurs serait, sur le long terme, impossible. Que demanderait-il? Les tarifs protecteurs ne pourraient bénéficier aux agriculteurs, qui doivent exporter. Les subventions ne pourraient pas être payées à la majorité des producteurs, parce que la minorité ne pourrait les fournir. À l'inverse, la minorité qui réclame des privilèges pour elle-même doit créer l'illusion que les masses sont derrière elle. Quand les partis agricoles des pays industriels présentent leurs revendications, elles incluent dans ce qu'elles appellent la « population rurale » les travailleurs sans terres, les propriétaires de maison de vacances et ceux de petites parcelles de terrain, qui n'ont aucun intérêt aux tarifs protecteurs sur les produits agricoles. Quand les partis ouvriers réclament quelque chose au nom d'un groupe de travailleurs, ils parlent toujours de la grande masse des gens qui travaillent et passent sur le fait que les intérêts des syndicalistes des différentes branches de la production ne sont pas identiques, mais, au contraire, bel et bien antagonistes, et que même au sein d'une industrie ou d'une entreprise il existe de puissants conflits d'intérêts. Il s'agit de l'une des deux faiblesses fondamentales de tous les partis visant à obtenir des privilèges au profit d'intérêts particuliers. D'un côté, ils sont obligés de ne compter que sur un petit groupe, car les privilèges cessent d'en être quand ils sont accordés à la majorité. Mais, d'un autre côté, ce n'est qu'en tant que défenseurs et représentants de la majorité qu'ils ont la moindre chance de faire aboutir leurs revendications. Le fait que de nombreux partis, et dans différents pays, ont parfois réussi à surmonter cette difficulté en développant leur propagande, et ont réussi à convaincre chaque groupe ou couche sociale que leurs membres pouvaient s'attendre à des avantages particuliers en cas de triomphe du parti, ne fait que montrer les talents diplomatiques et tactiques des dirigeants ainsi que le manque de jugement et l'immaturité politique des masses d'électeurs. Cela ne prouve en aucune façon qu'une véritable solution du problème soit possible. Bien entendu, on peut simultanément promettre un pain meilleur marché aux citadins et un prix du grain plus élevé aux agriculteurs, mais on ne peut pas tenir les deux promesses à la fois. Il est assez facile de promettre à un groupe que l'on soutiendra une augmentation de certaines dépenses gouvernementales sans en réduire d'autres, tout en promettant à un autre groupe de réduire les impôts, mais on ne peut pas non plus tenir ces deux promesses en même temps. La technique de ces partis est fondée sur la division de la société en producteurs et consommateurs. Ils ont aussi l'habitude d'utiliser l'hypostasie habituelle de l'État en ce qui concerne les questions de politique fiscale, ce qui leur permet de défendre de nouvelles dépenses à payer grâce au Trésor public sans se soucier de la façon de financer de telles dépenses, et ceci tout en se plaignant en même temps du fardeau trop lourd des impôts.

          L'autre défaut majeur de ces partis vient de ce que les revendications qu'ils présentent en faveur de chaque groupe particulier sont sans limites. À leurs yeux, il n'y a qu'une limite à la quantité à réclamer: la résistance opposée de l'autre côté. Ceci est parfaitement en accord avec leur nature de partis se battant pour obtenir des privilèges au profit d'intérêts particuliers. Cependant, les partis qui ne suivent aucun programme précis, mais qui déclenchent des conflits lors de leur poursuite illimitée d'obtention de privilèges au profit de certains et de mise en place de handicaps légaux pour d'autres, doivent conduire à la destruction de tout système politique. Les gens en sont venus à le reconnaître chaque jour plus clairement et commencent à parler d'une crise de l'État moderne et du système parlementaire. En réalité, il s'agit de la crise des idéologies des partis modernes qui défendent des intérêts particuliers.
 

 

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