Contrairement
aux astrologues, les prévisionnistes économiques occupent des
positions d’influence à grande échelle, que ce soit auprès des
gouvernements, des banques centrales ou des institutions
internationales comme le FMI. Leur taux de succès est pourtant
notoirement faible et stable(1),
amenant continuellement nombre de décideurs à entériner de mauvaises
politiques. Que la qualité de leurs travaux échappe encore à tout
questionnement sérieux justifie d’entretenir doutes et inquiétudes.
Joseph Stiglitz, héros du mouvement
progressiste |
Avant
d’approfondir le sujet, il est peut-être opportun d’illustrer le
propos par deux exemples. Le premier, l’économiste de gauche
Joseph Stiglitz (Nobel d’économie en 2001), est reconnu et sollicité
pour faire des prédictions économiques ad nauseam.
C’est à l’aide de modèles
informatiques chers aux économistes de son école de pensée
(keynésianisme), mais aussi aux économistes néo-classiques et à
d’autres(2),
que Stiglitz a notamment mené une étude, en 2002, visant à
déterminer les niveaux de risque auxquels étaient confrontées Fannie
Mae et Freddie Mac (deux entités semi-publiques mêlées à la crise
des « subprimes ») ainsi que leurs perspectives d’avenir. Cette
étude a été réalisée à une époque où le rôle joué par ces entités
sur le marché secondaire des prêts hypothécaires suscitait des
craintes chez certains intervenants et où des projets de réforme de
leur gouvernance étaient envisagés. Conclusions d’alors du Dr. Stiglitz, qui s’avère être l’un des intervenants les plus cités par
la presse populaire en ce qui concerne la crise financière:
Cet article conclut que la probabilité de défaillance des
entités semi-publiques [Fannie Mae et Freddie Mac] est
extrêmement faible. Considérant cela, les coûts monétaires
anticipés de l’exposition à l’insolvabilité des entités
semi-publiques est relativement faible – même en considérant
d’importants niveaux d’encours de dette et même en présumant que
le gouvernement supporterait le coût de toute la dette des
entités semi-publiques en cas d’insolvabilité. Par exemple, si
la probabilité d’occurrence des conditions du test de crise est
inférieure à une sur 500 000, et si les entités semi-publiques
détiennent suffisamment de capital pour résister au test de
crise, cela implique que le coût anticipé pour le gouvernement
de procurer une garantie implicite sur 1 billion $ [1000
milliards $] de dette des entités semi-publiques est inférieur à
2 millions $. En toute certitude, il est difficile d’analyser
des événements dont la probabilité d’occurrence est extrêmement
faible, comme celui représenté au test de crise. Et même si
l’analyse est erronée par un ordre de grandeur, le coût anticipé
pour le gouvernement demeure très modeste(3).
(traduction libre) |
En d’autres
termes, Stiglitz indiquait que le risque d’insolvabilité de Fannie
Mae et de Freddie Mac était éloigné au point d’être négligeable,
voire non pertinent. Ainsi, le coût pour le gouvernement américain de
garantir leurs activités allait être très modeste… Par conséquent,
il n’y avait pas lieu de remettre en question l’exposition au risque
des deux entités, leur modèle d’affaires, ou même l’implication du
gouvernement américain dans le marché hypothécaire. Malgré son
erreur, Stiglitz persiste et signe, et blâme aujourd’hui la
« déréglementation » et le marché pour la débâcle financière.
Or, Stiglitz lui-même a
servi dans les hauts rangs de l’administration Clinton, celle-la
même qui a, par voie de réglementation en matière d’accès à la
propriété dans les années 1990, forcé les banques américaines à
consentir des prêts hypothécaires risqués à travers les États-Unis à
des ménages dont les dossiers de crédit ne se qualifiaient pas
(« subprimes »), puis amené Fannie Mae et Freddie Mac à racheter ces
prêts et à les titriser sur les marchés publics(4).
Que Stiglitz tire des conclusions lénifiantes à un moment où
la gouvernance de Fannie Mae et Freddie Mac était remise en question(5)
représentait difficilement une surprise.
La popularité continue de
Stiglitz dans les médias de masse et toutes les tribunes qui lui
sont offertes démontrent une chose: l’attrait pour les prédictions
économiques est puissant au point de nous faire oublier et négliger
des échecs scientifiques notoires qui, en d’autres contextes,
coûteraient ni plus ni moins leur carrière et leur réputation à
leurs auteurs.
Une autre
démonstration du caractère douteux des prédictions macro-économiques
se retrouve sur les tablettes de votre meilleur libraire. Le dernier
bouquin de Harry Dent, intitulé 2005-2009: 5 années de croissance
mondiale devant nous est riche en apprentissages, quoique pas
nécessairement ceux que l'auteur avait en tête. Le verso du livre
présente l'auteur ainsi:
Harry Dent, diplômé de la Harvard Business School, est un des
meilleurs prévisionnistes de son époque.
Et l'éditeur d'ajouter:
En 2005, il revient avec
une nouvelle prédiction: Préparez-vous à 5 années de croissance
très forte! Avec des techniques de prévision limpides et d'une
efficacité déconcertante, Harry Dent démontre qu'en utilisant
l'influence des courbes de natalité, il est possible d'anticiper
les cycles économiques. À l'opposé de ceux qui annoncent le
marasme de l'économie mondiale, Harry Dent prédit un pic de
croissance entre 2005 et 2009. Il prévoit notamment une
rentabilité boursière exceptionnelle, l'apparition de nouveaux
marchés et une croissance de la consommation. 2005-2009 seront
des années mondialement prospères! |
Déconcertant,
certes! Prenons une pause pour sourire, malgré les difficultés qui
frappent les marchés depuis 2007, mais aussi pour réfléchir. Harry
Dent jouit, après tout, d’une réputation qui traverse les frontières
en matière de prévisions économiques. Son bouquin a été traduit et
distribué internationalement et tout comme Stiglitz, il fait fortune
à présenter des conférences et prodiguer des conseils
prévisionnistes.
Systèmes complexes: un repositionnement
scientifique |
Plusieurs se
bornent à ignorer la chose, mais la possibilité de prévoir
l'évolution de l'économie sur un horizon utile a été
scientifiquement réfutée par des mathématiciens. L’un
d’entre eux, le mathématicien canadien David Orrell, a adroitement
et agréablement présenté la polémique dans Apollo's Arrow: The
Science of Prediction and the Future of Everything (2007), dans
lequel il
explique, avec une belle plume et une capacité à captiver l'intérêt
par sa revue de l'histoire de la science, que les systèmes complexes(6)
tels que l'économie et le climat sont, par leur nature même, des
systèmes dont les détails ne peuvent être entièrement maîtrisés par
des modèles mathématiques, ce qui oblige l’utilisation d’équations
approximatives plutôt qu’exactes. Parallèlement, ces systèmes
reposent sur des équilibres fragiles entre forces opposées, et la
moindre erreur dans leur représentation entraîne des effets énormes.
Or, qui dit équations approximatives dit nécessairement erreurs de
représentation.
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