Montréal, 15 novembre 2008 • No 261

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

L'AVEU TROMPEUR D'ALAN GREENSPAN

 

par Martin Masse

 

          J'aimerais revenir sur le commentaire d'Alan Greenspan qui, devant un comité de la Chambre des représentants à la fin du mois dernier, admettait avoir découvert une faille dans ses croyances dans la capacité des marchés de s'auto-réglementer, ce qui l'aurait plongé dans un profond désarroi.

 

          Greenspan se décrivant lui-même comme un libertarien et ayant été un acteur central de la crise actuelle, en plus d'avoir envouté le monde des affaires par ses tours de prestidigitation monétaire pendant presque deux décennies, cet aveu a un poids considérable. Et nos amis étatistes n'ont évidemment pas manqué de l'interpréter comme une preuve supplémentaire de la faillite d'un libéralisme économique trop « débridé » et pas assez réglementé.

          Dans La Presse du 25 octobre dernier par exemple, l'éditorialiste Ariane Krol écrit sur un ton sarcastique que « Pour cet adepte du laisser-faire, fervent admirateur de la philosophe libertarienne Ayn Rand [Wow! Ai-je bien lu? Le mot « libertarienne » correctement écrit dans La Presse au lieu de «libertaire »?!], c'est presque une révélation existentielle. Il n'aura pas vécu jusqu'à 82 ans en vain, pourrait-on dire, si la situation n'était pas aussi tragique. Mais pour les millions d'Américains qui ont perdu leurs économies, il aurait mieux valu qu'il voit [sic] la lumière un peu plus tôt. »

          La tactique rhétorique n'est évidemment pas très nouvelle. On tient pour acquis qu'un dirigeant est un libertarien, ou généralement plutôt un « néolibéral » dogmatique; sans mentionner que ses politiques vont en fait dans le sens contraire de ce que préconise le libéralisme économique, on l'accuse d'être responsable de tel ou tel problème survenu sous sa gouverne; puis, suivant une logique infaillible, on conclut que le « néolibéralisme » est donc la source du problème et est une doctrine dépassée qui devrait être mise à la poubelle. « L'idéologie qui le guidait, écrit Krol, ils étaient nombreux à la partager sous l'administration Bush. » Ah oui, Bush, ce grand libertarien qui a bien dû réduire Washington de moitié et dont on a fait l'éloge à maintes reprises sur ce site…

          La réalité est que même s'il faisait effectivement partie du cercle d'Ayn Rand dans les années 1960, Greenspan a fait toute sa carrière subséquente comme apparatchik de l'État et n'a strictement rien accompli pour en réduire la taille. Il a au contraire abusé de ses pouvoirs d'inflationniste en chef pendant les 18 années où il a occupé ce poste. Sa politique monétaire, qui se résumait essentiellement à gonfler constamment la masse monétaire et à inonder les marchés financiers de liquidités dès qu'un ralentissement économique se pointait le nez (le fameux « Greenspan put »), n'avait rien à voir avec des principes libertariens. D'ailleurs, les décisions de Greenspan le maestro de la Fed contredisaient tout à fait les principes professés par Greenspan le randien des années 1960.
 

« La réalité est que même s'il faisait effectivement partie du cercle d'Ayn Rand dans les années 1960, Greenspan a fait toute sa carrière subséquente comme apparatchik de l'État et n'a strictement rien accompli pour en réduire la taille. »


          Aujourd'hui, Greenspan est un vieil homme probablement réellement en désarroi, qui cherche à sauver sa réputation pour la postérité après avoir vendu son âme à l'État pendant la dernière partie de sa vie. Son explication est, dans cette perspective, peut-être la défense la plus appropriée, celle qui limite le plus les dégâts.

          Comme je l'ai expliqué dans un récent billet posté sur le Blogue du QL, il faut distinguer les deux causes de la crise. L'expansion de la masse monétaire a créé une bulle et de la spéculation effrénée – c'est la première cause fondamentale. La raison pour laquelle cette bulle a surtout émergé dans le secteur immobilier est l'existence de lois comme le Community Reinvestment Act et d'organismes comme Fannie et Freddie qui ont incité et subventionné la distribution d'hypothèque à des millions de personnes qui n'avaient pas les moyens de s'acheter une maison – c'est la deuxième cause accessoire.

          Greenspan a clairement été responsable de la première cause. Mais il n'a pas du tout fait cet aveu. Il continue au contraire de prétendre qu'il était impossible de savoir si on était dans une bulle, et qu'il y avait des circonstances internationales impossibles à contrôler (une trop grande quantité d'épargne dans le monde, a-t-il bizarrement affirmé à plusieurs reprises) qui rendaient sa tâche difficile. Comme s'il était difficile de prévoir ce qui va se passer si l'on baisse les taux d'intérêt à 1% et on injecte des milliards de dollars de liquidités à chaque occasion qui se présente!

          Au lieu de cela, Greenspan avoue avoir découvert une faille dans sa compréhension de la seconde cause. Si les marchés immobilier et hypothécaire avaient été très strictement réglementés pour rendre impossibles les excès et la spéculation qui ont eu lieu, il est en effet possible de croire que la bulle ne se serait pas développée dans ce secteur. Mais l'argent injecté n'aurait pas disparu: la bulle aurait simplement gonflé ailleurs, comme elle l'a fait précédemment dans le secteur de la haute technologie ou dans les marchés émergents.

          Bref, ce que nous dit Greenspan, c'est que sa politique monétaire était, compte tenu des circonstances, correcte; mais qu'il a eu tort de croire que les marchés (totalement faussés par cette politique monétaire) pourraient s'auto-réglementer pour éviter une bulle. Si l'on accepte la première affirmation, la seconde est tout à fait juste. Les marchés faussés ne pouvaient en effet pas s'auto-réglementer dans un tel contexte. La solution à ce problème n'était toutefois pas de réglementer très strictement ces marchés pour empêcher l'émergence de la bulle. Il aurait fallu alors réglementer toute l'économie pour éviter que la bulle émerge ailleurs. La solution était plutôt de mener une politique monétaire plus responsable et prudente (en présumant qu'on reste dans la même logique de planification centralisée de la politique monétaire).

          Greenspan croit-il vraiment ce qu'il dit? A-t-il pu oublier complètement les principes qu'il défendait il y a 40 ans, alors que Ron Paul les lui rappelait constamment lors de ses comparutions devant le comité des finances de la Chambre des représentants? Je n'en sais rien. Mais chose certaine, son aveu est beaucoup moins lourd de conséquence que s'il avait admis que la politique monétaire qu'il avait menée pendant 18 ans était elle-même un échec.

          Ariane Krol termine son article en constatant que « rares sont ceux qui, comme lui, ont eu l'honnêteté intellectuelle de la [son idéologie libertarienne] remettre en question ». Voilà, nous qui pensons que la crise vient spectaculairement confirmer nos théories au lieu de les remettre en question, nous sommes des malhonnêtes intellectuels. De mon côté, je ne doute pas de l'honnêteté intellectuelle de Krol, qui croit sans aucun doute fermement tous les sophismes économiques et les poncifs interventionnistes qu'elle nous sert presque quotidiennement dans ses éditoriaux. Je doute surtout de sa capacité intellectuelle à écrire autre chose que des insignifiances.

 

* Une version anglaise de cet article est disponible ailleurs dans ce numéro du QL.

 

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