Les
Français étaient constamment en guerre avec les Iroquois. En
1684, des soldats additionnels étaient arrivés de France
pour une nouvelle campagne contre eux. Toutefois, à
l'automne de cette année, les crédits budgétaires annuels
envoyés dans la colonie par le roi de France n'arrivèrent
pas. L'intendant de la colonie, Jacques de Meulles, n'avait
plus de fonds pour payer les fonctionnaires coloniaux et les
troupes. (L'intendant était ce qu'on pourrait appeler le
plus haut fonctionnaire de la colonie, deuxième seulement
dans la hiérarchie derrière le gouverneur qui représentait
le roi.)
En Juin 1685, il décida
d'émettre ses propres notes de crédit. Comme le bon papier
se faisait rare, il recueillit les cartes à jouer de la
colonie et émit de la monnaie de papier de différentes
valeurs, en y apposant son sceau et sa signature. En vertu
d'une ordonnance, les cartes obtinrent cours légal et les
commerçants furent obligés de les accepter.
|
Dans un premier temps,
l'émission de la monnaie de carte n'eut pas d'effet
inflationniste. La valeur des cartes était garantie par des
fonds qui étaient censés arriver de France et elles ont été
intégralement rachetées lorsque ces fonds sont arrivés. Du
point de vue des autorités, elles avaient aussi l'avantage
de n'avoir aucune valeur pour les habitants de New York et
de la Nouvelle-Angleterre. Elles ne pouvaient donc être
utilisées pour commercer avec eux et contribuer ainsi à une
sortie de capitaux – le commerce et l'exportation de devises
étant bien sûr des phénomènes condamnables dans la
perspective mercantiliste qui dominait à l'époque. |
|
Cinq ans plus tard,
Français et Anglais étaient à nouveau en guerre les uns avec
les autres. En 1689, au cours de la Glorieuse Révolution,
Guillaume d'Orange avait accédé au trône d'Angleterre et
Jacques II avaient fui en France. En Amérique du Nord, des
incursions militaires avaient lieu des deux côtés de la
frontière et on préparait des plans d'invasions majeures. Un
projet français d'envahir la ville de New York et d'en
expulser la population ne fut jamais complété. Toutefois, au
cours de l'été 1690, une flottille de 32 navires avec 2000
hommes à bord quitta Boston, pendant que 2500 soldats
anglais et combattants indiens marchaient vers le nord pour
envahir la vallée du Saint-Laurent. Heureusement pour mes
ancêtres, le mauvais temps, la chance et une épidémie de
variole parmi les troupes sauvèrent la Nouvelle-France.
(C'est durant cette bataille que le comte de Frontenac dira
fameusement à l'envoyé du commandant anglais William Phips
qu'il répondrait à ses demandes « par la bouche de mes
canons ».)
Les Anglais durent
retourner à Boston sans butin. Les soldats rouspétaient pour
avoir leur compensation et on craignait une mutinerie. Le
gouvernement du Massachusetts tenta sans succès d'emprunter
de l'argent des marchands de Boston. En décembre 1690, il
décida d'imprimer pour 7000 livres de titres de papier et,
comme l'explique Rothbard, promit « qu'il les rachèterait
avec de l'or ou de l'argent dans quelques années grâce à ses
recettes fiscales et que plus aucun titre de papier ne
serait émis. De manière caractéristique, les deux parties de
cette promesse furent rapidement jetées par-dessus bord: le
montant limite d'émission fut dépassé en quelques mois, et
toutes les notes continuèrent de circuler pendant près de 40
ans. » Le Massachusetts émettra à nouveau de grandes
quantités de papier-monnaie après l'échec d'une autre
expédition contre Québec en 1711.
Comme on pouvait s'y
attendre, au Canada aussi, l'intendant développa la mauvaise
habitude d'émettre de la monnaie de carte. À mesure que la
confiance s'installait dans la nouvelle monnaie, la
population commençait en effet à la considérer comme un
avoir stable et à en conserver une certaine proportion au
lieu d'en demander le remboursement au complet chaque année.
Mais au lieu de garder des réserves de pièces métalliques
afin de couvrir la monnaie de carte encore en circulation,
les autorités coloniales augmentèrent leurs dépenses. Elles
commencèrent également à émettre de la monnaie de carte
au-delà de ce que la quantité de fonds envoyés annuellement
par le gouvernement français aurait dû permettre. Les cartes
étaient certainement très utiles, mais les prix commencèrent
tout de même à grimper à mesure que les gens réalisaient
qu'il y en avait une quantité de plus en plus grande en
circulation.
Au début des années 1700,
la Guerre de succession d'Espagne s'étend aux colonies
française et anglaise d'Amérique du Nord. Les dépenses
militaires augmentaient continuellement et la croissance de
la quantité de monnaie de carte dépassait largement celle du
budget colonial. En 1705, la couronne française refusa de
racheter la totalité des cartes qu'on lui avait présentées,
ce qui signifiait concrètement une dévaluation de la monnaie
de carte. Les autorités coloniales répondirent par la
création de plus de papier-monnaie. L'inflation était
galopante et l'économie coloniale en débandade. En 1714, la
Couronne décida de se débarrasser de ce système et de
racheter les cartes à la moitié de leur valeur nominale.
Pendant quelques années,
la situation monétaire est revenue à ce qu'elle était avant
1685. Diverses tentatives furent faites pour procurer à la
colonie une monnaie stable, ce qui n'entraîna que plus de
confusion. En 1729, une nouvelle émission de monnaie de
carte fut effectuée. Cependant, celle-ci n'était plus à ce
moment-là la seule forme de papier-monnaie, ni la plus
importante. Le gouvernement commença à émettre des billets
d'ordonnance, qui étaient échangeables contre des lettres de
change auprès du Trésor, dans les régions où les pièces
métalliques et même la monnaie de carte se faisaient rares.
Contrairement à la monnaie de carte, ces billets pouvaient
être émis par à peu près n'importe quel officier de l'armée
et le contrôle de leur émission échappait autant à
l'intendant qu'au gouvernement de la métropole. L'inflation
monétaire ainsi créée correspondait en fait à un impôt pour
financer des dépenses militaires(2).
La situation continua de
se détériorer jusqu'à la chute de Québec et de Montréal en
1759 et 1760, qui mit fin au régime français. Ces années de
guerre furent marquées par un effondrement économique et une
hausse des prix qui ressemblait à de l'hyperinflation. Au
cours des négociations de paix, la France accepta de
convertir la monnaie de carte ainsi que les titres de dette
du Trésor en débentures portant intérêt, avec des escomptes
allant de 50 à 80%. Toutefois, le gouvernement français
étant essentiellement en faillite, ces obligations perdirent
graduellement de la valeur et, en 1771, elles n'en avaient
plus aucune.
Un historien québécois,
Gérard Filteau, a écrit:
Ce qu'il y a de remarquable au système financier
canadien, c'est qu'il inaugure un nouveau genre de
circulation, appelé à un grand avenir: les cartes
sont les premiers billets de banque mis en
circulation. Un autre fait remarquable, c'est que le
pays ne détient aucune valeur, aucune réserve
monétaire pour garantir son papier monnaie. Celui-ci
n'est qu'un signe représentatif, empruntant sa
valeur à l'honnêteté du gouvernement et à la bonne
volonté du trésor royal. Une telle garantie
uniquement morale est insuffisante puisqu'elle lie
la valeur de la monnaie à la bonne conduite de
quelques fonctionnaires, en lui faisant subir des
fluctuations suivant la probité des hommes ou les
hasards de la politique(3). |
Au moment de la conquête, il n'y avait que 70 000 colons en
Nouvelle-France, par comparaison avec plus d'un million dans
les colonies anglaises du sud. Le papier-monnaie a aidé à
déstabiliser et à freiner le développement économique et
démographique de la Nouvelle-France. Il a contribué à la
chute de l'empire français en Amérique du Nord. Plus tard,
il jouera un rôle important dans les révolutions française
et américaine. Aujourd'hui, malheureusement, il est utilisé
dans le monde entier et il continue de fausser les calculs
économiques.
|