Sydney et Beatrice Webb, comme bon nombre de syndicalistes et de tenants
du socialisme des guildes, et suivant en cela les recommandations déjà
proposées par beaucoup de partisans continentaux d'une réforme de la
chambre haute, ont suggéré de laisser deux chambres cohabiter côte à
côte, l'une élue directement par toute la nation, l'autre composée de
députés élus par des « circonscriptions » regroupant les électeurs selon
leur profession. Il est cependant évident que cette proposition n'est en
aucun cas un remède aux défauts du système de représentation par des
guildes. En pratique, le système bicamériste ne peut fonctionner que si
l'une des deux chambres a la priorité et le pouvoir inconditionnel
d'imposer sa volonté à l'autre, ou si, lorsque les deux chambres sont en
désaccord sur un point, une tentative de compromis doit être faite. En
l'absence de telle tentative, le conflit doit alors être résolu hors des
chambres du parlement, et en dernier recours uniquement par la force. On
peut tourner et retourner le problème dans tous les sens, on en revient
toujours à la fin aux mêmes difficultés insurmontables. Telles sont les
pierres d'achoppement sur lesquelles viennent buter toutes les
propositions de ce type, qu'on les appelle corporatisme, socialisme des
guildes ou autrement. Les gens reconnaissent le caractère impraticable
de ces projets quand ils finissent par se contenter de recommander une
nouveauté totalement sans importance: la création d'un conseil
économique n'ayant qu'un rôle consultatif.
Les défenseurs de l'idée d'une assemblée composée de députés des guildes
sont victimes d'une sérieuse illusion s'ils s'imaginent que les
antagonismes déchirant aujourd'hui l'unité nationale pourraient être
surmontés en divisant la population et l'assemblée populaire en fonction
des activités professionnelles. On ne peut pas éliminer les antagonismes
en bricolant la constitution. Ils ne peuvent être surmontés que par
l'idéologie libérale.
4. Le libéralisme et les partis défendant les intérêts particuliers
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Les
partis défendant des intérêts particuliers, qui ne voient dans la
politique rien de plus que la possibilité d'obtenir des privilèges et
des prérogatives pour leurs propres groupes, ne rendent pas seulement le
système parlementaire impossible: ils détruisent l'unité de l'État et
de la société. Ils ne conduisent pas seulement à la crise du
parlementarisme, mais à une crise politique et sociale générale. La
société ne peut pas exister sur le long terme si elle est divisée en
groupes bien séparés, chacun essayant d'arracher des privilèges
particuliers pour ses propres membres, vérifiant continuellement qu'ils
ne souffrent aucun contretemps, et prêts, à tout moment, à sacrifier les
institutions politiques les plus importantes afin de gagner quelque
maigre avantage.
Les partis défendant des intérêts particuliers ne voient dans les
questions politiques que des problèmes de tactique politique. Leur but
ultime est fixé dès le départ. Leur objectif est d'obtenir, aux dépens
du reste de la population, les plus grands avantages et privilèges
possibles pour les groupes qu'ils représentent. La plate-forme du parti
n'est destinée qu'à camoufler cet objectif et à donner une certaine
apparence de justification, elle n'est surtout pas d'expliquer
publiquement quel est le but de la politique du parti. Les membres du
parti, en tout cas, connaissent ce but: on n'a pas besoin de le leur
expliquer. Dans quelle mesure il devrait être communiqué au monde n'est
toutefois qu'une question purement tactique.
Tous les partis antilibéraux ne veulent rien d'autre que garantir des
faveurs spéciales à leurs membres, sans aucun égard pour la
désintégration de toute la société qui en résulte. Ils ne peuvent pas
résister un instant à la critique que le libéralisme fait de leurs
objectifs. Ils ne peuvent nier, quand on soumet leurs revendications à
un examen logique minutieux, que leur activité a, en dernière analyse,
des effets antisociaux et destructeurs. Même l'étude la plus
superficielle montrera qu'il est impossible de faire naître un ordre
social de l'action de partis défendant des intérêts particuliers et
s'opposant sans cesse les uns aux autres. Certes, l'évidence de ces
faits n'a pas pu porter atteinte à ces partis aux yeux de ceux qui n'ont
pas la capacité de voir plus loin que l'instant présent. La grande masse
des gens ne cherche pas à savoir ce qui se passera après-demain ou
encore plus tard. Il pense à aujourd'hui et, au plus, à demain. Ils ne
se demandent pas ce qui devrait arriver si tous les autres groupes,
poursuivant eux aussi des intérêts particuliers, montraient la même
indifférence vis-à-vis du bien-être général. Ils espèrent non seulement
réussir à faire accepter leurs propres revendications, mais aussi voir
repoussées celles des autres. Car l'idéologie des partis défendant les
intérêts particuliers n'a rien à offrir aux rares personnes qui ont des
objectifs plus élevés en ce qui concerne l'activité des partis
politiques, qui demandent de suivre des impératifs catégoriques même
dans la vie politique (« N'agissez que suivant le principe dont vous
voudriez qu'il soit une loi universelle, c'est-à-dire de telle sorte
qu'aucune contradiction ne résulte de la tentative de considérer votre
action comme une loi à respecter par tous »).
Le socialisme a tiré un grand avantage du manque de logique de la
position adoptée par ces partis. En effet, pour de nombreuses personnes
incapables de saisir le grand idéal du libéralisme, mais qui voyaient
assez clair pour ne pas se satisfaire des demandes de traitements
privilégiés de la part de groupes spécifiques, le principe du socialisme
prit une importance particulière. L'idée d'une société socialiste – à
laquelle on ne peut, malgré ses défauts intrinsèques inévitables et que
nous avons déjà discutés en détail, nier une certaine grandeur – a servi
à cacher et, en même temps, à justifier la faiblesse de la position de
ces partis. Elle eut pour effet de détourner l'attention de la critique
des activités du parti vers un grand problème qui, quoi qu'on en pense,
méritait d'être pris en considération de manière sérieuse et détaillée.
Au cours des cent dernières années, l'idéal socialiste, sous une forme
ou sous une autre, a trouvé des partisans chez des gens sincères et
honnêtes. Certains hommes et certaines femmes, parmi les meilleurs et
les plus nobles, l'ont embrassé avec enthousiasme. Il fut le guide
d'hommes d'État distingués. Il prit une position prépondérante dans les
universités et fut la source d'inspiration de la jeunesse. Il a
tellement alimenté les réflexions et les émotions des générations
passées et présentes que l'histoire caractérisera un jour notre époque
comme l'âge du socialisme. Au cours des dernières décennies, des
individus de tous les pays ont donné autant qu'ils le pouvaient pour
réaliser l'idéal socialiste, par la nationalisation et la
municipalisation des entreprises ainsi qu'en adoptant des mesures
destinées à mettre en place une économie planifiée. Les défauts
découlant nécessairement de la gestion socialiste – ses effets
défavorables sur la productivité du travail humain et l'impossibilité du
calcul économique en régime socialiste – ont partout conduit ces
tentatives à une situation où presque tout pas supplémentaire dans la
direction du socialisme menaçait de détériorer de manière trop flagrante
la quantité de biens mis à la disposition du public. Il était absolument
nécessaire de s'arrêter sur la voie vers le socialisme et l'idéal
socialiste – même s'il conserva son ascendance idéologique – devint, en
matière de politique de tous les jours, un simple masque pour les partis
ouvriers, dans leur lutte pour les privilèges.
On pourrait montrer que tel est le cas pour chacun des nombreux partis
socialistes tels que, par exemple, les différentes tendances de
socialistes chrétiens. Nous nous proposons, toutefois, de limiter notre
discussion au cas des socialistes marxistes, qui ont sans aucun doute
représenté et représentent encore le parti socialiste le plus important.
Marx et ses successeurs étaient véritablement sérieux quand ils
parlaient du socialisme. Marx rejetait tous les types de mesures en
faveur de groupes particuliers ou de couches spécifiques de la société,
mesures que réclamaient les partis défenseurs des intérêts particuliers.
Il ne contestait pas le bien-fondé de l'argument libéral selon lequel le
résultat de tels agissements ne pourrait que conduire à une diminution
générale de la productivité du travail. Quand il pensait, parlait et
écrivait de manière cohérente, il expliquait toujours que toute
tentative de toucher au mécanisme du système capitaliste, par des
interventions de la part du gouvernement et des autres organes sociaux
pouvant faire usage de la force, n'avait aucun sens parce que cela
n'apportait pas les résultats attendus par les avocats de cette méthode,
mais diminuait au contraire la productivité de l'économie. Marx voulait
organiser les travailleurs en vue de la lutte qui conduirait à la mise
en place du socialisme, pas en vue de leur obtenir des privilèges
particuliers au sein d'une société toujours basée sur la propriété
privée des moyens de production. Il voulait un parti ouvrier socialiste
mais pas, comme il disait, un parti « petit-bourgeois » visant à des
réformes individuelles et partielles. Aveuglé par son attachement aux
conceptions de son système scolastique, il ne pouvait voir les choses
telles qu'elles étaient et pensait que les ouvriers, que les auteurs
subissant son influence avaient organisés en partis « socialistes », se
contenteraient de rester tranquillement à regarder l'évolution du
système capitaliste selon ce qu'en disait sa doctrine, afin de ne pas
repousser le jour où il serait enfin temps d'exproprier les
expropriateurs et d'instaurer le socialisme. Il ne voyait pas que les
partis ouvriers, tout comme les autres partis défendant des intérêts
particuliers qui surgissaient simultanément partout, reconnaissaient
certes que le programme socialiste était correct en théorie mais ne se
préoccupaient en pratique que de l'objectif immédiat d'obtenir des
privilèges pour les ouvriers. La théorie marxiste de la solidarité des
intérêts de tous les travailleurs, que Marx a développée avec d'autres
idées politiques en tête, rendit un excellent service en ce qu'elle
cachait habilement que le prix de la victoire pour certains travailleurs
devait être payé par d'autres travailleurs. Ce qui veut dire que dans le
domaine de la législation prétendument « en faveur du travail », tout
comme dans les batailles syndicales, les intérêts des travailleurs ne
coïncident nullement. À cet égard, la doctrine marxiste rendit le même
service au parti défendant les intérêts particuliers des ouvriers que
l'appel à la religion pour le Parti du centre (catholique) en Allemagne
et pour d'autres partis cléricaux; que les appels à la solidarité
nationale pour les nationalistes; que l'affirmation de l'identité des
intérêts de tous les producteurs agricoles pour les partis agricoles et
que la doctrine de la nécessité de tarifs généralisés en vue de protéger
le travail national pour les partis protectionnistes.
Plus les partis sociaux-démocrates prirent de l'importance, plus les
syndicats y exercèrent de l'influence en leur sein et plus ces partis
devinrent une association de syndicats analysant tout sous l'angle de la
syndicalisation obligatoire et de l'augmentation des salaires. Le
libéralisme n'a absolument rien en commun avec ces partis. Il leur est
diamétralement opposé. Il ne promet de faveurs spéciales à personne. Il
demande à tout le monde des sacrifices en vue de la préservation de la
société. Ces sacrifices – ou, pour être plus précis, la renonciation à
des avantages pouvant être obtenus directement – ne sont certes que
provisoires: ils se remboursent d'eux-mêmes par des gains plus
importants et plus durables. Néanmoins, ils constituent bel et bien des
sacrifices à l'heure actuelle. En raison de cela, le libéralisme se
trouve, dès le départ, en position singulière dans la concurrence entre
les différents partis. Le candidat antilibéral promet des privilèges
particuliers à chaque groupe d'électeurs: des prix plus élevés aux
producteurs et des prix plus bas aux consommateurs; une hausse des
salaires aux fonctionnaires et une baisse des impôts aux contribuables.
Il est prêt à céder à toute demande de dépense, à charge de la faire
financer par le Trésor public ou par « les riches ». Aucun groupe n'est
trop petit à ses yeux pour qu'il renonce à chercher ses suffrages à
l'aide d'un cadeau payé par les poches de « la société ». Le candidat
libéral ne peut qu'expliquer à tous les électeurs que la poursuite de
telles faveurs est une activité antisociale.
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