Montréal, 15 décembre 2008 • No 262

 

OPINION

 

Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.

 
 

POUR EN FINIR AVEC
LA STIGMATISATION DU PESSIMISME

 

par Daniel Jagodzinski

 

          Pessimisme et optimisme sont aujourd’hui entendus essentiellement comme des traits de caractère, individuels ou collectifs (cf. le fameux « moral des ménages ») qui conditionnent notre aperception du monde environnant. Ils font l’objet d’un jugement de valeur, négatif pour le premier et positif pour le second. Ce jugement de valeur est utilisé à tort pour évaluer la validité des idées exprimées. Seraient « bonnes » les opinions optimistes et « mauvaises » les pessimistes. Il existe néanmoins une version péjorative de l’optimisme requalifié en « utopisme ». Toutefois, l’utopisme garderait un certain potentiel positif en ce qu’il exprimerait, à l’inverse du pessimisme, une notion d’espérance. Bien qu’il soit erroné d’identifier le pessimisme – qui n’exclut pas le recours à l’action – au fatalisme, étiqueter pessimiste un point de vue critique permet de l’ostraciser à moindres frais.

 

          Précisons davantage l’emploi actuel de ces termes. Le pessimisme est identifié à la manifestation d’une attitude dépressive qui conduit le sujet à tout « voir en noir » et à souffrir de douleur morale (une des expressions du masochisme); l’optimisme est devenu synonyme d’une joie de vivre qui, dans des circonstances identiques, privilégie les aspects agréables de l’existence et ignore délibérément ses cotés moins heureux. Ainsi l’illustre la définition humoristique suivante: l’optimiste est celui qui se réjouit devant un verre à moitié plein tandis que se désole le pessimiste devant le même verre à moitié vide. Ces termes sont utilisés pour qualifier nos jugements a priori et non comme résultats d’une interprétation rationnelle et dialectique des faits. Cette déformation sémantique devenue courante aboutit à occulter la longue et glorieuse tradition du pessimisme, lequel a toujours été considéré comme conclusion et non origine d’une réflexion combinant les données de l’expérience à celles de la raison.
 

Historique

          Rappelons brièvement que notre culture et notre civilisation sont issues de grandes philosophies qui brossent toutes une peinture pessimiste de l’existence humaine aux motifs principaux que l’homme est originellement imparfait et de surcroît mortel. Selon ces penseurs, hors la mise en évidence d’une possible transcendance humaine ou de la révélation religieuse d’un au-delà meilleur, seule la recherche du vrai, dont l’objet toujours se dérobera, peut permettre à l’homme de tenir à distance l’ignorance qui menace de le faire chuter dans l’indignité de l’animalité.

          Au premier rang de ces philosophies pessimistes, je range l’épicurisme. En effet, l’ataraxie ou sérénité de l’âme ne s’obtient qu’au prix d’une certaine sagesse ou modération. Pour y parvenir, il convient d’opérer un prudent retrait de la vie sociale (loin de la politique, loin de la cité et de ses passions violentes), de se retirer dans un environnement écarté et amicalement électif, de renoncer aux fausses promesses des religions en un au-delà consolateur: il n’existe pour les épicuriens ni divinité bienveillante – croyance à ranger au rayon des superstitions –, ni vie éternelle après la mort, ce qui demeure sans conséquence puisque celle-ci échappe (définitivement pouvons-nous écrire) à notre conscience. Dans cet univers régi par des lois physiques fort rationnelles subsiste seule la liberté de certains hommes capables de s’affranchir des fausses opinions et d’accéder à l’indépendance intérieure. L’épicurisme a eu un certain succès populaire, car il tendait moins à l’acquisition d’une connaissance – ce qui est en général un souci aristocratique qui touche peu de gens – qu’à fournir à tous une aide dans le domaine de leur vie pratique, à réduire les craintes qui les empêchent d’accéder à la sécurité. En attestent, sous une forme partielle ou dégradée, nombre de dictons ou de devises, échos de la recherche d’indépendance intérieure. Par exemple: « pour vivre heureux, vivons cachés » ou (Descartes): « Larvatus prodeo » (je m’avance masqué) ou Spinoza: « Caute! » (Traduisons par: méfiance!). Mais au fond cette morale est apparue austère et tragique dans sa finitude. Elle n’a pas séduit les populations et est demeurée, en dépit des souhaits d’Épicure, un apanage élitiste.

          Nous ne pouvons ni résumer ni citer toutes les écoles philosophiques qui ont pris pour point de départ réflexif un impitoyable constat pessimiste sur la fragilité et la misère de la condition humaine. Les textes sacrés partagent largement cette vision. J’encourage vivement le lecteur à lire ou relire le texte extraordinaire de L’Ecclésiaste, dont je me demande encore comment il a pu être intégré à la Bible tant ses propos sont désabusés, qui mettent en doute la manifestation de la justice divine sur la terre comme au ciel. Ciel dont il ne faut d’ailleurs pas espérer grand-chose, puisque pour le Cohélet l’éternité est un privilège divin auquel l’homme n’a aucune part.
 

« Il apparaît de plus en plus schématique de qualifier de "bon" l’optimisme et de "mauvais" le pessimisme, car aucun ces qualificatifs ne correspond à une quelconque supériorité de nature de l’une ou de l’autre attitude ni ne confère une garantie de réussite quand se pose le choix d’une action. »

 

Dans les faits

          Pessimisme et optimisme sont pourtant les deux faces indissociables du même comportement humain. Ni l’un ni l’autre n’excluent l’espérance. Ils sont les deux pôles d’un continuum variant le long d’une échelle interprétative (tel le célèbre index médical de la qualité de vie) et se succédant au gré des circonstances. Tous deux portent sur la totalité de la durée, et expriment un jugement de valeur sur les faits existants ou ayant existé ou pouvant être anticipés. Ils expriment le degré de confiance qu’il convient d’accorder à l’efficacité de l’action humaine dans la réalisation de ses buts. Nous remarquons aussitôt l’ambivalence et l’oscillation permanente des deux attitudes: ainsi, par exemple, la science est souvent présentée comme la meilleure et la pire des choses. Les technologies, par exemple encore, quoique capables d’améliorer la vie des hommes sont également tenues pour responsables du probable désastre écologique planétaire. En fait, en dépit des espoirs longtemps mis dans l’expansion des sciences et de l’importance prise par les sciences de l’homme (sociologie, ethnologie, psychologie, etc.) pour maîtriser le destin, toujours plus nombreux sont les sceptiques qui récusent la possibilité d’un soi-disant « déterminisme historique », qu’ils estiment être naïvement mécaniste et réducteur. La valorisation du progrès est néanmoins largement promue par toutes les idéologies politiques.

          On est toutefois tenté de donner entièrement raison aux sceptiques quand on considère la façon dont la « catastrophe » économique actuelle, qui n’est finalement que la résultante d’entreprises entièrement humaines, est présentée, c'est-à-dire comme un phénomène « naturel » ayant échappé à toute anticipation. Elle possède dans les métaphores des commentateurs les traits d’un tsunami, ou d’un tremblement de terre, ou d’une pandémie, etc., à savoir: brutalité extrême, imprédictibilité, conséquences dramatiques… Certains « pessimistes » l’avaient pourtant annoncée, modernes Cassandre qui font à présent figure de visionnaires. Doit-on considérer que l’analyse lucide des pessimistes était la plus pertinente? Et que l’optimisme affiché jusqu’au triomphe du réel n’était qu’un volontaire aveuglement?
 

Conclusion

          Il apparaît donc de plus en plus schématique de qualifier de « bon » l’optimisme et de « mauvais » le pessimisme, car aucun ces qualificatifs ne correspond à une quelconque supériorité de nature de l’une ou de l’autre attitude ni ne confère une garantie de réussite quand se pose le choix d’une action.

          D’ailleurs il nous semble que seule devrait en fait importer la validité d’une analyse sans considération de son impact mental. Ni le pessimisme, ni l’optimisme ne sauraient être des arguments à opposer à la pertinence d’une idée et il serait absurde de nier la validité d’une analyse au motif que ses conclusions sont décourageantes. Considérer qu’une intervention (telle, par exemple celle des États dans la crise économique actuelle) aura à terme un impact négatif est pessimiste eut égard aux préconisations de la majorité des « experts ». Cette analyse est pourtant jugée réaliste par les libertariens, auxquels certains, au contraire, reprochent la logique du « laisser faire » des marchés, qu’ils interprètent comme une forme de fatalisme. Cela n’altérerait pourtant nullement la conviction des libertariens d’être dans le vrai de l’économique ni n’entraverait leur volonté d’action (i.e. l’éducation des masses et non la propagande festive destinée à encourager la consommation).

          Je propose donc d’abandonner dans un débat dialectique digne de ce nom tout argument de psychologie de bazar, lequel ne peut que remplir une fonction de « troll » et stériliser la discussion. Tels qu’ils sont utilisés, les termes de pessimisme ou d’optimisme ne sont que de faux arguments qui ne s’élèvent pas au-dessus de l’opinion subjective.

          Néanmoins, pour conclure, je vais donner mon opinion personnelle, telle qu’elle a fini par se forger lors du demi-siècle passé en France. J’affirme qu’il existe une corrélation très forte, surprenante en apparence seulement, entre le pessimisme (ici entendu comme anticipation négative de l’avenir) des populations et le niveau d’interventionnisme de l’État. Toute la résolution des difficultés étant déférée à l’État, les individus se sentent désarmés lorsque celui-ci se trouve impuissant à les résoudre. En France, il ne viendrait quasiment à personne l’idée d’utiliser son propre bon sens et ses propres ressources pour se tirer d’affaire. Au demeurant, dans un tel système de gouvernance l’initiative individuelle serait empêchée. L’impuissance d’un État omniprésent à prendre en charge les difficultés sociales provoque logiquement un sentiment d’abandon dans des populations incapables d'imaginer envisager l'avenir de façon autonome. Le welfare génère donc obligatoirement le pessimisme.
 

 

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