TRANSHUMANISME –
EN ROUTE VERS L'HOMME 2.0 (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 janvier 2009, No 263.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/090115-5.htm
Le transhumanisme, selon
Wikipédia, est « un mouvement intellectuel et culturel
international prônant l'usage des sciences et des
technologies pour développer les capacités physiques et mentales des
êtres humains, et pour dépasser les aspects indésirables de la
condition humaine, comme la souffrance, la maladie, la vieillesse,
la mort... », notamment, en s’extirpant de notre enveloppe
corporelle et en migrant vers le cyberespace.
Il existe un fort courant libertarien
chez les
transhumanistes – l'économiste Friedrich Hayek est
encensé sur plus d’un de leurs sites et Ayn Rand est sur la liste des
lectures recommandées de l’Extropian Institute. Selon Christophe Dewdney,
professeur à l'Université York de Toronto, « il y a des
cyber-libertariens qui font paraître les vieux libertariens pour des
travailleurs sociaux. Ces
gens veulent démanteler le gouvernement », disait-il en parlant de l'aile
californienne des transhumanistes (Andy Lamey, « Away with all flesh »,
National Post, 31 juillet 1999, p. B-12).
L’idée de pouvoir, à votre mort, téléverser (ou
uploader) les données contenues dans votre cerveau sur le réseau Internet
vous plaît? Vous ne faites peut-être pas partie de la majorité. J’ai
déjà soumis le sujet à la discussion lors d’un
dîner entre amis. Tous (et surtout, toutes) ont trouvé la chose complètement
saugrenue. Voire même, aberrante. Il faut dire que si vous croyez le moindrement
aux concepts de l’âme ou de la vie après la mort, cette option n’est peut-être
pas la meilleure qui soit pour vous.
Genèse d’un mouvement
Toujours est-il que le mouvement existe depuis le début des années 1980.
Les premiers transhumanistes se reconnaissent comme tels et se
rencontrent à l'Université de Californie, à Los Angeles, qui devient
l’un des principaux centres de la pensée transhumaniste. Divers
événements et manifestations visant à tisser des liens sont organisés.
En 1986, Eric Drexler publie Engines of Creation: The Coming Era of
Nanotechnology, dans lequel il présente les perspectives liées aux
nanotechnologies et aux assembleurs moléculaires. Il fonde aussi le
Foresight
Institute.
En 1988, Max More et Tom Morrow publient la première édition du magazine
Extropy. Deux ans plus tard, More créé sa propre doctrine
transhumaniste, les Principles of Extropy (Les principes de l'Extropie),
posant ainsi les bases du transhumanisme moderne. En 1992, More et
Morrow fondent l’Extropy Institute: « un groupe transhumaniste qui
recommande l’utilisation de la technologie pour augmenter l’espérance de
vie, accroître l'intelligence, optimiser la psychologie, et améliorer
les systèmes sociaux ».
Après une douzaine d’années d’existence, le Conseil d’administration de
l’Extropy Institute
annonce la fermeture
de l’organisme, estimant sa
mission essentiellement complétée. En 2006, le site de l'organisme est
ainsi transformé en centre de référence – « la bibliothèque du
transhumanisme, de l’Extropie, et de l'avenir ». Cela ne veut pas dire
que le mouvement est moribond pour autant. D'autres organisations
transhumanistes, comme l’Association
transhumaniste mondiale (la World Transhumanist Association, ou WTA), fondée en 1998 par Nick Bostrom et
David Pearce, comblent rapidement l’espace laissé vacant par les
extropiens.
La WTA, une organisation non gouvernementale internationale, oeuvre à la
reconnaissance du transhumanisme comme sujet légitime d'enquête
scientifique et de politique publique. En 1999, l’association esquisse
et adopte The Transhumanist Declaration (La Déclaration
transhumaniste). Premier constat de cette déclaration:
L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la
technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain
puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement,
l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou
artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique,
l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers.
Une lutte entre la droite libertarienne et la gauche « progressiste »
au sein du mouvement se solde en 2006 par un repositionnement politique
davantage centre-gauche pour la WTA. L’année dernière, dans le cadre
d’une opération de restructuration de son « branding », l’association a
changé de nom pour « Humanity
+ », le but étant de projeter une image
plus… humaine. Humanity + publie
H+ Magazine, un périodique édité
par R.U. Sirius qui dissémine les nouvelles et idées transhumanistes.
De la science-fiction
Les transhumanistes ne
croient pas que « la nature humaine est et devrait rester
essentiellement inaltérable ». Ils estiment qu'en rejetant cette
prémisse, « il nous est permis
de voir un monde extraordinaire de possibilités, allant d’une félicité éternelle
jusqu’à l’extinction de toute forme de vie intelligente ». Ils mettent de
l’avant une série de « possibilités » très audacieuses qui ressemblent souvent à
de la science-fiction.
En voici quelques-unes,
tirées du site de la WTA, en commençant par
celle qui devrait intéresser le plus toute personne qui œuvre dans le
marché des idées (celle que j’avais soumis à la discussion, lors d’un
dîner d’amis):
Téléversement de la conscience dans la réalité virtuelle: Si nous
pouvions scanner la matrice synaptique d’un cerveau humain et la simuler
sur un ordinateur, il serait possible pour nous de migrer de notre
enveloppe biologique vers un monde totalement digital. En s’assurant que
nous ayons toujours des copies de remplacement, nous pourrions
effectivement jouir d’une durée de vie illimitée. En contrôlant le flot
du courant dans une simulation de réseaux neuraux, nous pourrions créer
de nouveaux types d’expériences. Le téléversement dans ce sens
nécessitera probablement une nanotechnologie à sa pleine maturité.
Cependant, il existe des façons moins extrêmes de fusionner conscience
et ordinateur. Un travail de développement d’une interface neurale avec
un processeur a déjà été entrepris. Cette technologie en est encore à
ses débuts, mais elle nous permettra un jour de construire des
neuroprothèses qui nous permettront de nous brancher littéralement au
cyberespace.
Médicaments de la personnalité: Les médicaments et la thérapie
génique vont permettre une facette multidimensionnelle du bien-être. Ils
pourront aussi bien modifier la personnalité qu’aider à surmonter la
timidité, vaincre la jalousie, accroître la créativité et augmenter la
capacité d’empathie envers les autres ainsi que la profondeur
émotionnelle. Pensez aux prières, aux jeûnes et à la discipline de fer
auquel les gens se sont astreints aux cours des siècles dans le but
d’ennoblir leur personnalité. Bientôt il sera possible d’atteindre le
même but et de manière plus absolue en prenant quotidiennement un simple
mélange de comprimés.
La colonisation de l’espace: Techniquement possible aujourd’hui,
la colonisation spatiale demeure toutefois financièrement hors de
portée. Mais lorsque les coûts diminueront, il deviendra économiquement
et politiquement possible de l’entreprendre. Il suffirait qu’une seule
colonie soit autosuffisante pour qu’elle soit en mesure, à son tour,
d’envoyer ses propres sondes de colonisation. Ainsi, le processus de duplication deviendra
exponentiel et se répandra vers les milliards d’étoiles de notre galaxie
et puis ensuite vers les milliards de galaxies de notre univers.
Nanotechnologie moléculaire: La nanotechnologie est l’assemblage
et la fabrication hypothétique de machines de précision à l’échelle
atomique – ce qu’on appelle, les « assembleurs ». Ce sont des machines
qui vont positionner chaque atome individuellement de manière à
construire pratiquement toute matière chimique selon la configuration
qui sera spécifiée ainsi que des copies exactes d’elles-mêmes. Eric
Drexler a été le premier à analyser en détail la possibilité physique
d’un véritable assembleur moléculaire universel. Lorsqu’un tel appareil
existera, il sera possible de fabriquer à peu près n’importe quel objet,
denrée ou matière première, à partir de simples poussières, en lui
donnant le design spécifique et la quantité d’énergie et d’atomes
requises.
Accroissement considérable de la durée de vie: Il sera possible
d’utiliser une thérapie génique jumelée à d’autres moyens biologiques
pour bloquer le processus normal de vieillissement et ainsi stimuler le
rajeunissement et les mécanismes de régénération indéfiniment. Il est
possible aussi que la nanotechnologie puisse un jour accomplir le même
exploit. Actuellement, il y a des traitements hormonaux, dont
l’efficacité n’a pas été prouvée, qui s’avèrent parfois onéreux et qui
semblent en général avoir certains effets sur la vitalité des personnes.
Toutefois, preuve scientifique à l’appui, seule la restriction contrôlée
des calories permet d’augmenter la durée de vie.
Réanimation des patients cryogéniquement suspendus: Les personnes
« congelées » avec les moyens d’aujourd’hui ne peuvent probablement pas
être ramenées à la vie sans le secours d’une nanotechnologie avancée.
Même si nous pouvions être absolument certains que la nanotechnologie en
vienne à fonctionner, il n’y a aucune garantie que le pari des clients
de la cryonique serait gagnant – rien ne nous assure en effet que nos
descendants voudront réanimer des humains de notre époque. Pourtant même
un succès de 5% à 10% peut être une solution rationnelle – pour des
personnes qui peuvent se le permettre et qui placent une grande valeur
sur la continuation de leur existence.
Où en sommes-nous?
On le voit, ces « possibilités » sont effectivement très audacieuses et
leur réalisation, à des années-lumière de nous. Pourtant, les
transhumanistes estiment qu’elles ne sont pas aussi éloignées qu’on
pourrait le penser. Selon eux, elles pourraient avoir un impact majeur
sur nos vies d’ici moins de cent ans. Je ne verrai sans doute pas leur
réalisation de mon vivant, mais bon… D’autres la verront. Et justement,
de récents développements laissent entrevoir que les choses avancent.
Car c’est bien beau de vouloir uploader les données de
son cerveau sur le Net, encore faut-il être en mesure de le faire. Dans
ce sens, les scientifiques font face à deux problèmes de taille: ils
doivent trouver un moyens d’extraire nos mémoires, sensations, valeurs
et convictions de nos cerveaux – opération plutôt complexe, vous en
conviendrez – pour ensuite créer un environnement où nous pourrons
prospérer sans notre corps. C’est ici qu’entrent en scène les gens de
Blue Brain, un projet conjoint de la compagnie IBM et de l'École
Polytechnique fédérale de Lausanne.
Dans un article publié le mois dernier dans
Obit Magazine (James Patrick Kelly,
«
Consider the Alternative », 11 décembre 2008), il est
écrit qu’à l’aide d’un superordinateur dernier cri,
les neuroscientifiques du projet
Blue Brain ont jusqu’ici pu copier une colonne néocorticale
complète d'un cerveau de rat en utilisant des dizaines de
milliers de puces informatiques imitant des neurones. L'objectif
ultime du projet est de simuler le plus possible la physiologie
d'un cerveau humain. Cela peut sembler être un objectif
chimérique, étant donné que nos cerveaux ont quelque 100
milliards de cellules, mais Henry Markham, le directeur de Blue
Brain, y croit et prévient que cela prendra des ordinateurs
infiniment plus puissants que ceux que nous avons maintenant
pour recréer un cerveau humain entier.
Or, selon
Ray Kurzweil, l’un des inventeurs-informaticiens les plus
primés des États-Unis et spécialiste de l’intelligence artificielle, ces
ordinateurs sont sur le point d’être inventés. Auteur, notamment, des
livres The Age of Intelligent Machines, The Age of Spiritual
Machines, et Fantastic Voyage: Live Long Enough to Live Forever,
Kurzweil estime qu’en raison de ce qu’il appelle la « Law of
Accelerating Returns », nous n'assisterons pas à 100 années de progrès
durant le 21e siècle, mais bien à 20 000 années.
À l’aide du pouvoir computationnel
de simuler le cerveau, les scientifiques devraient alors
extraire toute l'information qui vous compose, en tant que
personne. Plusieurs façons d’accomplir cette tâche existent.
L'une d’entre elles est que votre cerveau serait coupé en très
fine tranches avec un appareil appelé ultramicrotome. Ces
tranches seraient ensuite scannées à l’aide d’un microscope
électronique. Des ordinateurs analyseraient alors ces données et
reproduiraient la structure de votre cerveau. Une autre option
serait d’injecter suffisamment de nanoscanners dans votre crâne
afin qu’ils « monitorent » progressivement toutes vos connexions
neuronales pour ensuite relayer cette information vers une unité
de stockage. Ou encore, de nouvelles technologies non invasives
visant à scanner vos neurones pourraient être développées –
comme une version avancée du magnétoencéphalographe
contemporain. Pendant que sont inventés les appareils
sophistiqués qui permettront de téléverser la conscience humaine
dans des ordinateurs, les scientifiques sont occupés à
développer les outils prototypes.
Argent et éthique
Bien sûr, ces possibilités seront dispendieuses. Elles ne seront pas à
la portée de toutes les bourses. Et, comme dans la vraie vie, des voix
s’élèvent déjà pour déplorer le fait que seuls les riches ne pourront
être financièrement en mesure d’en bénéficier. Peut-être. Mais n’est-ce
pas toujours le cas avec toutes les nouveautés? Pensez à l’écran
plat qui trône dans votre salon. Il n’y a pas si longtemps, il était
hors de prix. Maintenant, même votre tante peut se l’offrir. C’est la
beauté du capitalisme.
Et qui dit que des fondations privées ne débloqueront pas des fonds
pour, entre autres, s’assurer que les neurones de certains intellectuels
puissent continuer de produire des idées en temps réel. Des fondations –
surtout américaines – dépensent déjà des millions de dollars chaque
année pour promouvoir les idées libertariennes. Rien ne dit qu’elles ne
verraient pas un intérêt à investir dans le transfert d’un Stefan
Molyneux ou d’un Martin Masse sur le Net.
Par contre, pas besoin d’être devin pour prédire que les États vont
sentir le besoin d’intervenir dans tout ça pour réglementer – comme ils
le font déjà dans des domaines comme l’euthanasie, par exemple.
Christophe Dewdney, professeur torontois mentionné plus tôt, et Joseph
Strout, de la Salk Institute for Biological Research, en Californie,
sont unanimes: l’État a définitivement un rôle à jouer dans le
traitement des nombreux problèmes éthiques et régulateurs qui seront
soulevés par l'arrivée inévitable de l'avenir post-humain. On n’en sort
pas.
Mais peut-être que d’ici là, l’idée qui veut que notre corps nous
appartienne – et qu’il n’est pas la propriété de l’État – aura fait du
chemin. Peut-être que d’ici là, le monde aura évolué vers plus de
libertés individuelles – et non l’inverse. Qui sait? Peut-être que tout
cela va se produire sans l’intervention de l’État et qu’une
météorite va tout venir bousiller en s’écrasant sur la Terre –
entraînant du même coup la mise hors-circuit de tous les réseaux
électroniques de la planète et toutes les « âmes » des « téléversés »
sur le réseau.
Une chose est sûre, aujourd’hui comme demain, l’avenir sera toujours
incertain.
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* Gilles
Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |