Lorsqu'on me proposa pour la première fois de traiter le sujet
« Milton Friedman est-il keynésien? », je n'ai pu m'empêcher de penser à ce géographe neutraliste. Cependant, dans le cas qui nous occupe, il est possible de défendre les deux réponses possibles sans perdre sa respectabilité universitaire. Lorsque j'enseigne aux étudiants de premier cycle, qui entendent les noms de
« Keynes » et de « Friedman » pour la première fois, je présente l'opposition classique qui découle naturellement de la présentation habituelle de la
« révolution keynésienne » et de la « contre-révolution monétariste ». Dans le cadre de cette introduction à l'économie, le monétarisme est l'antithèse du keynésianisme. Affirmer autre chose serait presque commettre une faute professionnelle: un tour d'horizon rapide ou une étude poussée des écrits de Keynes et de Friedman montrent sur bien des points que les deux théoriciens sont diamétralement opposés.
Pourtant, on peut affirmer que Friedman est keynésien tout en demeurant en bonne compagnie savante.
À la fois Don Patinkin
(cf. R. Gordon, 1974) et Harry Johnson (1971) considèrent la théorie monétaire de Friedman comme une extension des idées habituellement associées au nom de Keynes. Certains de leurs arguments, toutefois, s'opposent à ceux de l'École autrichienne, qui servent de base au présent essai. Et si, selon ses propres dires, la phrase de Friedman,
« Nous sommes désormais tous keynésiens » [« We're all Keynsesians now »] a été citée hors contexte, elle est compatible avec une analyse autrichienne quand on la replace dans son contexte. Il y a plus de vint ans, au cours d'une interview accordée à un journaliste du magazine Time, Friedman expliqua que
« dans un sens, nous sommes désormais tous keynésiens; dans un
autre, plus personne n'est keynésien ». Les deux sens sont explicités par les
précisions qu'il fournit ensuite: « Nous utilisons tous le langage et l'appareil keynésiens; aucun de nous n'accepte plus les conclusions initiales de Keynes » (Friedman, 1968: p. 15).
Patinkin et Johnson ont tous deux affirmé que l'attention portée par Friedman à la demande de monnaie, et en particulier le fait d'inclure le taux d'intérêt comme déterminant de cette demande, le rapproche plus de Keynes que des théoriciens monétaires d'avant Keynes. Friedman a répondu en insistant que cette inclusion du taux d'intérêt dans la fonction de demande de monnaie n'est qu'une caractéristique mineure de son cadre théorique
(R. Gordon, 1974: p. 159). Les théoriciens autrichiens de la monnaie, qui portent au taux d'intérêt une attention plus grande que Friedman et aussi grande que Keynes, ont un point de vue différent sur la question de ce taux. Keynes et Friedman négligent tous les deux les effets des changements du taux d'intérêt sur la structure du capital. D'un point de vue autrichien, ce péché d'omission, conséquence du
« langage et de l'appareil » communs, rend keynésianisme et monétarisme sensibles à la même critique autrichienne.
Keynésianisme: du Traité à la Théorie
générale |
Il est donc important de noter que le sens dans lequel l'énoncé
« Nous sommes désormais tous keynésiens » est vrai – dans une perspective commune à la fois aux monétaristes et aux autrichiens
– comporte un « tous » circonscrit. Les monétaristes en font partie, pas les autrichiens. Pour expliquer les différences essentielles entre ces écoles de pensée, il faut commencer par considérer
« le langage et l'appareil » communs qui prévalaient avant la nouvelle définition par Friedman (1969a) de la théorie quantitative de la monnaie et même avant la Théorie générale de Keynes. Les autrichiens peuvent être considérés comme dissidents du keynésianisme dès les premiers développements macro-économiques de Keynes.
Les deux volumes du Traité de la monnaie, qui parurent en 1930, furent mal reçus par les économistes qui tiraient leur inspiration des travaux de Carl Menger et de Böhm-Bawerk. Bien que l'on ne considère pas forcément, aujourd'hui, que la macroéconomie du Traité de Keynes fasse partie de la théorie keynésienne, les fondements et les méthodes d'élaboration sont largement identiques. Les agrégats macroéconomiques
– épargne, investissement et production – sont opposés les uns aux autres pour établir des valeurs d'équilibre du taux d'intérêt et du niveau des prix.
Dans une critique détaillée de ces premières explications keynésiennes, F.A. Hayek trouva de nombreuses incohérences et ambiguïtés, mais son désaccord le plus fondamental provenait de la méthode théorique de Keynes
– il écrit, à propos de ses « langage et appareil »:
« Les agrégats de M. Keynes cachent les mécanismes les plus fondamentaux du changement »
(Hayek, 1931: p. 277). Keynes avait prétendu que les modifications du taux d'intérêt n'avaient pas d'effet important sur le taux de profit du secteur de l'investissement pris dans son ensemble. Hayek fit remarquer que le profit perçu par un secteur dans son entier n'est pas une partie importante du mécanisme de marché qui dirige l'activité de production. Une modification du taux d'intérêt signifie que les perspectives de profit de certaines industries augmentent alors que celles d'autres industries diminuent. Ce sont les différences systématiques de taux de profit entre les industries, et non la moyenne ou l'agrégat de ces taux, qui constituent le
« mécanisme du changement » pertinent.
Il y eut des modifications fondamentales de la pensée de Keynes au cours des six années séparant son Traité de sa Théorie générale, mais aucune ne peut être considérée comme répondant à la critique d'Hayek. Dans la Théorie générale, une incertitude impénétrable quant à l'avenir brouille les processus de décisions des investisseurs et des propriétaires de richesses; le taux d'intérêt résulte de conventions et de la psychologie qui sont grandement, si ce n'est totalement, détachées de la réalité économiques. Les changements concernant les conditions du marché sont pris en compte par des ajustements du revenu plutôt que par des ajustements des prix et du taux d'intérêt; et l'équilibre de sous-emploi devient l'état normal.
Une lecture partielle de ce que Keynes a bel et bien écrit
– tout aussi bien qu'une lecture créatrice de ce qu'il aurait pu écrire
– a donné lieu à des interprétations conflictuelles de son message. En plusieurs circonstances, les désaccords sur les réponses keynésiennes aux questions macroéconomiques découlent de désaccords sur ce que sont les questions macroéconomiques pertinentes. Keynes demande-t-il: Comment, dans les cas particuliers, les marchés fonctionnent-ils en réalité? Ou demande-t-il: Pourquoi, en général, fonctionnent-ils mal? Plus précisément, la demande de fonds d'investissement, inélastique vis-à-vis du taux d'intérêt, joue-t-elle un rôle important dans sa théorie; ou l'instabilité de cette demande, gouvernée par les
« esprits animaux » du monde des affaires, élimine-t-elle toute considération sur l'inélasticité par rapport au taux d'intérêt? La demande de monnaie, très élastique vis-à-vis du taux d'intérêt, joue-t-elle un grand rôle dans sa théorie; ou l'instabilité de cette demande, basée comme elle l'est sur le
« fétiche de la liquidité », élimine-t-elle toute
considération sur son élasticité par rapport au taux d'intérêt?
Des interprètes comme G.L.S. Schackle (1972) et Ludwig M. Lachmann (1986: pp. 89-100 et passim), qui concentrent leur attention sur l'incertitude radicale qui entoure le futur et sur l'absence complète de fondement des anticipations à long terme, accordent une grande importance aux esprits animaux, en tant qu'ils affectent les hausses et les baisses des marchés d'investissement, et au fétiche de la liquidité, en tant qu'il affecte leur volonté de choisir entre les deux options de chaque marché. Les propriétaires de richesses sont parfois plus enclins, parfois moins enclins, à renoncer à la liquidité; les spéculateurs jouent parfois à la hausse, parfois à la baisse, dans leurs décisions d'investissement. De tels comportements donnent constamment lieu à des conditions du marché changeantes et à une modification de l'ensemble des prix. Les vecteurs successifs des prix d'une économie de marché, que ni un économiste ni un entrepreneur ne peuvent prévoir, sont comparés à des motifs successifs observés dans un kaléidoscope.
Il n'y a certainement
aucune raison de s'attendre, dans une telle vision du processus de
marché, à ce que les prix, les salaires horaires et les taux
d'intérêts en viennent à être compatibles avec la coordination des
activités de production envisagée dans le temps, ni même qu'ils
puissent être compatibles avec le plein emploi à un instant
quelconque. La « kaléidique keynésienne », comme on appelle parfois cette branche du keynésianisme, n'est pas tant une compréhension particulière du fonctionnement d'une économie de marché que la négation de toute possibilité de compréhension. Il est clair que Friedman n'est pas keynésien en ce sens.
Des interprètes comme John Hicks (1937) et Alvin Hansen (1947), qui ont porté leur attention sur le nuage d'incertitude de Keynes, ont identifié un ensemble de relations comportementales qui, pris avec les conditions d'équilibre correspondantes, implique des valeurs déterminées du revenu total et du taux d'intérêt(1). Dans la formulation la plus élémentaire, l'investissement net (I) doit être égal à l'épargne nette (S), et la demande de liquidité (L) doit être accompagnée d'une offre de monnaie (M). Ce cadre IS-LM, plus couramment appelé analyse revenu-dépenses, a été considéré par beaucoup
– mais pas par les autrichiens – comme l'appareil analytique commun de toutes les théories macro-économiques. Des hypothèses appropriées sur la stabilité des demandes d'investissement et de monnaie, sur les élasticités par rapport au taux d'intérêt, sur les rigidités des prix et des salaires, permettent alors d'obtenir les conclusions keynésiennes ou monétaristes.
Dans un contexte d'analyse revenu-dépenses, il est normal de penser que le monétarisme de Friedman s'oppose directement au keynésianisme. Bien que keynésiens et monétaristes acceptent tous deux le même degré élevé d'agrégation, qui élimine les questions considérées par les autrichiens comme les plus importantes, ils ont de nets désaccords quant à la nature des relations entre ces agrégats macroéconomiques. Plusieurs de ces désaccords, cités ou sous-entendus par Friedman (1970),
figurent dans la liste suivante:
1. Les keynésiens croient que le taux d'intérêt, phénomène selon eux principalement, si ce n'est totalement, monétaire, est déterminé par l'offre et la demande de monnaie. Les monétaristes croient que le taux d'intérêt, phénomène selon eux principalement réel, est déterminé par l'offre et la demande de fonds prêtables, marché qui reflète pleinement les occasions et les contraintes réelles du secteur de l'investissement.
2. Dans l'optique keynésienne, une modification du taux d'intérêt a peu d'effet sur l'investissement (total); dans l'optique monétariste, une modification du taux d'intérêt a un effet substantiel sur l'investissement (total). Cette différence reflète, en grande part, l'orientation des keynésiens vers le court terme et celle des monétaristes vers le long terme.
3. Les keynésiens conçoivent un mécanisme étroit par lequel la politique monétaire affecte le revenu national. Plus précisément, la création de monnaie diminue le taux d'intérêt, ce qui stimule l'investissement et donc l'emploi, ce qui engendre à son tour de multiples cercles vertueux de dépenses accrues et d'augmentation du revenu réel. L'attention presque exclusive portée sur ce type d'effet, combinée avec la croyance que l'investissement est inélastique vis-à-vis du taux d'intérêt, rend compte de la préférence keynésienne pour la politique fiscale, au détriment de la politique monétaire, comme moyen de stimuler ou de retarder l'activité économique. Les dépenses gouvernementales ont un effet direct sur le niveau d'emploi; la création de monnaie n'a qu'un effet indirect et faible. Les monétaristes conçoivent, eux, un mécanisme de marché très vaste par lequel la création de monnaie stimule la dépense dans toutes les directions
– pour des biens d'investissement anciens comme nouveaux, pour des avoirs réels comme financiers, pour des biens de consommation comme pour des biens d'investissement. Les revenus nominaux augmentent partout comme conséquence de la création de monnaie mais, avec une demande de monnaie stable en termes réels, l'augmentation du niveau des prix est simplement proportionnelle à la croissance nominale de la monnaie, de sorte que les revenus réels restent inchangés.
4. Les keynésiens pensent que les anticipations de profit à long terme, qui selon eux ne se basent jamais sur la réalité, sont sujettes à des changements inattendus. La prospérité économique repose sur un optimisme non fondé; la dépression économique sur un pessimisme lui aussi sans fondement. Les monétaristes pensent que les anticipations de profits reflètent, pour la plupart, les préférences des consommateurs, les contraintes portant sur les ressources et les facteurs techniques tels qu'ils existent bel et bien.
5. Les keynésiens estiment que les revers économiques sont attribuables aux instabilités caractéristiques d'une économie de marché. Un effondrement soudain de la demande de fonds d'investissement, déclenchée par une perte de confiance irrationnelle et inexplicable de la part du monde des affaires, est suivi par de nombreux cercles vicieux de baisse des dépenses et du revenu. Les monétaristes estiment que les revers économiques sont attribuables à une politique monétaire idiote ou malencontreuse. Une contraction monétaire injustifiée fait pression sur les revenus et sur le niveau de la production pendant la période au cours de laquelle les prix et les salaires nominaux s'ajustent à l'offre réduite de monnaie.
6. Les keynésiens croient que dans les conditions où existent un chômage massif, des usines inemployées et des marchandises non vendues, prix et salaires ne s'ajusteront pas à la baisse vers le niveau d'équilibre du marché
– ou qu'ils ne s'ajusteront pas suffisamment rapidement, ou encore que le processus de marché qui conduit à de tels ajustements a des conséquences perverses, baisse des prix et baisse des salaires s'alimentant mutuellement. Les monétaristes ne croient pas que de tels conséquences perverses, à supposer qu'elles existent, jouent un rôle important dans le processus du marché. Ils croient au contraire que prix et salaires peuvent s'ajuster et s'ajusteront bel et bien aux conditions du marché. Le fait que de tels ajustements ne soient ni parfaits ni instantanés n'est pas, selon les monétaristes, une raison pour proposer une intervention du gouvernement. Un processus de marché qui ajuste les prix et les salaires aux conditions du marché existant est préférable à une politique gouvernementale qui essaie d'ajuster les conditions du marché aux salaires et aux prix existants.
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Une analyse autrichienne du langage et
de l'appareil |
Le contraste entre le keynésianisme, tel qu'interprété par Hicks et Hansen, et le monétarisme, tel que défini par Friedman (dans
R. Gordon, 1974), se fonde sur leur cadre analytique commun. La reconnaissance de ce cadre commun est sous-jacente dans ce jugement de Gerald P. O'Driscoll et Sudha R. Shenoy
(1976: p. 191): « Le monétarisme... ne se différencie pas
dans son approche fondamentale de l'autre courant dominant de la
macroéconomie, celui du keynésianisme. »(2) Mais l'analyse dépenses-revenu keynésienne/monétariste est sujette à l'ancienne critique d'Hayek, tout autant que l'analyse de Keynes dans le Traité de la monnaie. Les agrégats cachent les mécanismes les plus fondamentaux du changement. Alors que la plupart des affirmations contradictoires peuvent être expliquées en termes d'analyse à court et à long terme respectivement des keynésiens et des monétaristes, ou en termes d'orientations philosophiques différentes, aucune des deux optiques ne prend en compte les rouages ou les défauts des mécanismes du marché au sein de l'investissement total.
La macroéconomie autrichienne(3) se sépare à la fois du keynésianisme et du monétarisme parce qu'elle porte son attention sur les effets différentiels, résultant des modifications du taux d'intérêt, à l'intérieur du secteur de l'investissement, ou
– pour utiliser une terminologie autrichienne – à l'intérieur de la structure de production. Une baisse du taux d'intérêt, par exemple, conduit à des changements systématiques de la structure de production. Un taux plus faible favorise la production destinée à un futur lointain relativement à la production destinée à un futur plus proche: elle favorise des méthodes relativement plus consommatrices de temps, associées à des détours de production plus grands, ainsi que la production et l'usage de biens de capital plus durables. Les
« mécanismes du changement » mis en branle par une baisse du taux d'intérêt consistent en des profits différenciés selon les différents stades de la production. Le processus du marché qui élimine ces différences réalloue les ressources et les déplace des stades tardifs de la production [stades les plus proches des biens de consommation] vers les stades précoces: il donne ainsi à la structure de production une orientation davantage tournée vers le futur.
La conséquence ultime de cette restructuration du capital, résultant d'une diminution du taux d'intérêt, dépend fondamentalement de la raison de cette diminution. Si la baisse du taux d'intérêt reflète une augmentation de la volonté d'épargne de la part des agents économiques, alors les restructuration du capital servent à remettre le processus de production en conformité avec les nouvelles préférences inter-temporelles. Des restructurations continuelles de cette sorte constituent
– avec les progrès techniques – l'essence de la croissance économique. Si, au contraire, la baisse du taux d'intérêt est due à une injection de monnaie nouvellement créée par le crédit, alors la restructuration du capital, qui ne s'accorde pas avec les préférences inter-temporelles des participants du marché, sera nécessairement néfaste. La période d'expansion du crédit artificiellement bon marché sera suivie par une période de forts taux d'intérêt lorsque les demandes cumulées de crédit auront dépassé l'épargne authentique. L'embellie artificielle suscitée par le crédit se terminera inévitablement par une récession.
La théorie autrichienne du cycle économique explique le processus du marché qui transforme l'embellie artificielle en récession. La mauvaise allocation des ressources au sein du secteur de l'investissement réclame une liquidation et une réallocation ultérieures. Après la période prolongée de crédit bon marché des années 1920, par exemple, il était essentiel pour restaurer la santé économique d'effectuer une réallocation du capital des projets à relativement plus long terme vers les projets à relativement plus court terme. Un niveau de chômage plus élevé que la normale caractérisa la période durant laquelle les travailleurs perdant leur emploi dans les secteurs surcapitalisés de l'économie furent absorbés dans les autres(4).
Rendre compte de l'embellie artificielle et de la récession ultérieure ne fait pas partie de l'analyse dépenses-revenu keynésienne. Elle n'est pas non plus partie intégrante de l'analyse monétariste. L'absence de toute relation importante entre embellie et récession est le résultat inévitable du traitement du secteur de l'investissement en termes d'agrégats. L'omission analytique découle de la formulation théorique dans l'analyse keynésienne et de l'observation empirique dans l'analyse monétariste. Mais, dans une optique autrichienne, les différences de méthode et de substance sont moins importantes que la conséquence commune au keynésianisme et au monétarisme: à savoir qu'il n'y a pas de cycle embellie-dépression d'une quelconque importance macro-économique.
Dans la Théorie générale, le taux d'intérêt est parfois traité comme s'il dépendait uniquement de considérations monétaires, voir par exemple le chapitre 14 où Keynes oppose sa propre théorie de l'intérêt à la théorie classique. L'offre et la demande de monnaie déterminent (seules) le taux d'intérêt d'équilibre, qui détermine à son tour le niveau d'investissement et donc le niveau de l'emploi. La détermination causale, qui est essentiellement unique, ne laisse aucune place aux décisions d'épargne et d'investissement pour ce qui est d'influencer le taux d'intérêt. Alors que cette version de la macroéconomie keynésienne n'a pas survécu lors de la transposition de la Théorie générale dans les manuels modernes, on peut facilement la présenter comme un cas particulier de la construction IS-LM, dans lequel la courbe LM est une droite horizontale qui se déplace vers le bas ou vers le haut selon les changements des préférences pour la liquidité ou de l'offre de monnaie. Pour utiliser une terminologie plus formelle, le système d'équations est récursif, de sorte que le taux d'intérêt peut être déterminé indépendamment des autres variables endogènes. Dans ce cadre, il n'y a tout simplement aucune place pour un cycle embellie-récession tel que le conçoivent les autrichiens.
Dans le cadre plus général de l'approche IS-LM, le taux d'intérêt et les niveaux d'investissement, d'épargne et de revenu sont déterminés simultanément plutôt que séquentiellement, mais Keynes minimise tout mouvement cyclique de ces grandeurs qui puisse être le résultat de deux chaînes causales. Il souligne à la place la possibilité d'une stagnation économique
– avec un chômage séculaire. Au chapitre 18 de la Théorie générale, chapitre faisant l'inventaire, Keynes envisage une économie dans laquelle existeraient des fluctuations mineures du revenu
– et donc de l'emploi – autour d'un niveau substantiellement en dessous du potentiel de plein-emploi. Ce n'est que dans ses
« Brèves notes sur la Théorie Générale » que Keynes essaie de tenir compte des fluctuations cycliques considérées comme inhérentes à la nature du capitalisme. La crise est causée par un changement des anticipations de profit à long terme qui sont la motivation de la communauté des affaires
– anticipations qui sont « basées sur des signes changeants et non fiables » et qui sont
« sujettes à des changements soudains et violents »
(Keynes, 1936: p. 315). La reprise dépend de la durabilité du capital existant au moment de la crise. Mais, dans une optique keynésienne, la reprise de l'économie ne conduit qu'à un niveau de sous-emploi et non au niveau potentiel de plein emploi(5).
De façon révélatrice, Keynes perçoit une chaîne causale unique de la quantité de monnaie considérée comme variable politique à l'investissement (et ainsi à l'emploi) considéré comme but politique. L'autorité monétaire augmente l'offre de monnaie; le taux d'intérêt diminue jusqu'à ce que la demande de monnaie s'ajuste à l'offre; l'investissement augmente, tout comme l'emploi. Un nouvel équilibre est établi, dans lequel le taux d'intérêt est, de manière permanente, plus faible et où les niveaux d'investissement et d'emploi sont, de manière permanente, plus élevés. Dans un cadre d'analyse revenu-dépenses, la structure temporelle de l'investissement ne joue aucun rôle et la distinction entre embellie authentique et embellie artificielle est elle-même une distinction artificielle.
Le « modèle d'arrachage » Friedman |
L'analyse keynésienne ne réfute pas l'idée autrichienne qu'une embellie induite par le crédit conduit à une récession. En adoptant un niveau élevé d'agrégation, elle ne peut tout simplement pas étudier cette question. L'idée autrichienne n'est pas non plus réfutée par les monétaristes, qui utilisent une analyse statistique hautement agrégée en ce qui concerne les embellies et les dépressions. Les niveaux de production totale qui caractérisent une chute typique se corrèlent mal avec la hausse précédente, mais l'amplitude de la chute semble être liée à l'amplitude de la hausse suivante. Selon l'analyse empirique des monétaristes, il y aurait un cycle dépression-embellie, plutôt qu'un cycle
embellie-dépression.
Friedman ([1964] 1969b: pp. 271-277) a proposé un modèle qu'il nomme
« modèle d'arrachage » (« plucking model ») de la production économique de la période 1879-1961(6). Imaginons une corde collée sur la face inférieure d'un plan incliné. Le degré d'inclinaison représente la croissance séculaire à long terme de la production. Si la corde était collée en tout point, elle représenterait une économie sans aucun problème cyclique. Les problèmes cycliques du type que l'on rencontre dans les faits peuvent être représentés en tirant vers le bas et en arrachant la corde à intervalles réguliers sous le plan incliné. Dans cette représentation de la croissance effective de l'économie, le processus économique qui nous fournit la saine croissance séculaire
« se décolle » de temps en temps. Alors que la chute de la performance économique n'est pas liée à la croissance précédente, la reprise vers le potentiel de croissance séculaire est nécessairement lié à l'amplitude de la chute. S'il n'y avait le faible degré d'inclinaison, l'amplitude de la chute et de la reprise suivante seraient les mêmes.
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