D'un point de vue libertarien, utiliser la violence étatique
pour imposer un nouveau régime politique à une population contre son gré est
évidemment immoral. Même d'un point de vue utilitariste où l'on cherche présumément à venir en aide à une population, il est impossible de calculer les
coûts et bénéfices à long terme qui découleront d'une intervention militaire.
C'est pourquoi les libertariens conséquents se sont opposés à l'invasion de
l'Irak par les États-Unis. Et aucun ne propose aujourd'hui d'envahir le
Zimbabwe, Cuba, la Corée du Nord ou le Tibet pour libérer les populations de ces
pays de dirigeants autoritaires. D'autres moyens moralement fondés et moins
risqués existent pour atteindre ces objectifs.
Lorsqu'on parle de la conquête de la Nouvelle-France par la
Grande-Bretagne, les principes sont les mêmes. Les Anglais étaient des
impérialistes qui n'avaient aucune légitimité morale à imposer leur domination
ici, même si ce genre de pratique était plus universellement considéré comme
normal à l'époque. (Cela dit, on ne parle pas d'une conquête du style des nazis
envahissant la Belgique. Des débats étonnamment pluralistes ont eu lieu à
Londres, autant au sein du gouvernement que dans la presse, pour savoir si l'on
devait ou non garder la colonie, et ensuite sur la façon de l'administrer. Voir
à ce sujet Philip Lawson, The Imperial Challenge. Quebec and Britain in the
Age of the American Revolution, 1989.)
Sauf que nous ne sommes pas dans la situation de Canadiens de
1759 ayant à décider si nous voulons ou non nous faire envahir et occuper par
une puissance étrangère, avec toute l'incertitude que cela implique; mais dans
celle de Québécois qui cherchent à analyser 250 ans plus tard ce qui s'est
passé. Les conséquences de la Conquête sont connues. On peut alors se poser la
question: la conquête a-t-elle vraiment été une catastrophe sur tous les plans
pour les Canadiens français, ou a-t-elle eu au contraire aussi des conséquences
positives?
Qu'on s'oppose par principe au phénomène de conquête ne
signifie pas qu'il ne s'ensuivra nécessairement que des conséquences négatives.
Une conquête signifie essentiellement le remplacement d'un parasite étatique par
un autre. En tant que libertariens, nous avons peu de sympathie pour les
parasites étatiques, qu'ils soient ou non de la même nationalité que nous. Nous
leur accordons une « valeur » (ou plutôt, la valeur négative que nous leur
accordons diminue) dans la mesure où ils nous exploitent le moins possible. Il
est théoriquement tout à fait possible qu'un parasite conquérant soit moins
exploiteur qu'un parasite national.
Au contraire des nationalistes, pour qui l'État est
l'incarnation de la « volonté collective nationale » et qui considèrent comme
une catastrophe en soi une domination étrangère, quelles que soient ses formes
concrètes, des libertariens doivent donc se demander: Ce nouveau parasite
étatique a-t-il accordé plus de liberté à nos ancêtres et prédécesseurs sur ce
territoire que le parasite précédent? Leur a-t-il permis de mieux s'épanouir et
se développer? Les réponses à ces questions sont nécessairement plus nuancées
que celles qu'inspire une perspective nationalo-étatiste.
L'historien iconoclaste
Marcel Trudel a consacré deux chapitres aux conséquences bénéfiques pour les
Canadiens de la conquête britannique dans le premier tome de ses Mythes et
réalités dans l'histoire du Québec, un recueil paru en 2001. Voici ce qu'il
écrit sur quelques-uns des sujets abordés dans « Les surprises du Régime
militaire, 1759-1764 » et « La Conquête de 1760 a eu aussi ses avantages ».
* * *
Le commerce
Dans le domaine du
commerce, le Régime militaire innove, aussi à l'avantage des Canadiens, par
une mesure capitale: il abolit ces monopoles qui, dans quasi tous les
secteurs, réservaient les opérations commerciales à tel ou tel individu ou à
des groupes. Le commerce devient ouvert à tout un chacun qui est en mesure
de le pratiquer; c'est le cas, en particulier, dans celui de la fourrure à
l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitat laurentien. Les « congés de
traite », ces permis exclusifs accordés à des entrepreneurs ou à des
communautés religieuses pour des lieux déterminés (par exemple, dans les
Grands Lacs), sont donc désormais supprimés. Liberté générale aux
entrepreneurs, avec cette seule exigence, l'obtention (et elle est gratuite)
d'un passeport pour sortir des limites de l'habitat. (p. 200-201)
Autre aspect
positif: cette ouverture que la société canadienne obtient tout à coup sur
le monde. Jusqu'en 1760, par la politique de la métropole française, voici
un petit agglomérat de quelque 70 000 ou 80 000 habitants qui vit isolé sur
un continent, où sont déjà établis plus d'un million d'anglophones, mais
avec qui il est interdit d'avoir des relations de commerce: celles-ci ne
peuvent se pratiquer qu'avec les Antilles française, par-delà le monde
anglophone, et avec la métropole de l'autre côté de l'Atlantique, à deux ou
trois mois de voyage. Et encore ces relations avec les Antilles et avec la
France sont- elles limitées à la courte période de la navigation fluviale:
jusqu'en 1760, le Canada demeurait coupé du monde extérieur pendant la
moitié de l'année. Désormais, l'accès aux colonies anglaises, en particulier
par la voie du New-York, met fin, hiver comme été, à cet isolement. (p. 217)
La finance
La Conquête assure
une plus grande liberté dans l'exploitation du « bas de laine », en
permettant une opération qu'interdisait une loi de l'Église: le prêt à
intérêt. Même à un taux modique, il était assimilé à l'usure et, par
conséquent, défendu (...). (p. 222)
La propriété
foncière
La société
canadienne n'avait qu'une façon de détenir la terre: celle du régime
seigneurial, toute terre relevant d'un seigneur qui en concède des parcelles
à des colons, et ceux-ci n'en deviennent pas, à proprement parler,
propriétaires, puisqu'ils doivent à perpétuité acquitter chaque année cens
et rentes au bénéfice du seigneur, en retour de services que celui-ci doit
leur assurer; ils ne sont que concessionnaires. Le gouvernement anglais va
introduire une deuxième façon de détenir la terre: au-delà des limites du
peuplement seigneurial, le franc et commun socage, en vertu duquel les
titulaires du lot qui a été accordé ne se voient pas imposer les devoirs
contraignants du régime seigneurial et deviennent les véritables
propriétaires de la terre qu'ils ont défrichée. (p. 223)
Le service
militaire Autre surprise de l'occupation: un service militaire facultatif et
lucratif. Depuis la création d'une militaire régulière en 1669, tout
Canadien de 16 à 60 ans devait servir en temps de guerre; il fournissait
nourriture, armes et habillement; et il ne touchait aucune solde. Or, voici
qu'en 1763, à l'occasion du soulèvement d'Amérindiens dans les Grands Lacs,
les autorités anglaises désirent recourir au soutien de la milice
canadienne. Les conditions qu'elles offrent sont toutes nouvelles: le
service est volontaire, le milicien sera armé, nourri et habillé; au moment
de son inscription, il touchera un montant d'argent et on l'assure ensuite
d'une solde quotidienne. Conditions tellement hors de l'ordinaire pour les
Canadiens, incrédules et redoutant un piège, qu'ils hésitent à s'enrôler, au
grand étonnement des recruteurs. (p. 202-203)
Les lois
civiles
Officiellement, le
nouveau Régime tend à supprimer les lois civiles françaises, c'est-à-dire le
recours à la Coutume de Paris, mais d'une façon officielle seulement: on se
rend bien compte que cette Coutume qui gère en tout la vie quotidienne des
Canadiens (pardon, des Québécois) demeure incontournable. D'ailleurs, les
instructions adressées au gouverneur se contentent de recommander que les
lois soient « autant que possible » conformes à celles de l'Angleterre, ce
qui laisse une marge de manoeuvre; les Canadiens vont en profiter. La
Coutume de Paris, sous le nom de « lois du Canada », va jouir d'un régime de
tolérance, en attendant la reconnaissance officielle de 1774. (p. 206)
Les lois
criminelles
Quant aux lois
criminelles anglaises, elles s'appliquent dès 1764, à l'avantage de la
population, y compris les honnêtes gens que l'on pouvait soupçonner à tort
de crimes. Selon, en effet, le droit criminel en usage sous le Régime
français, l'accusé était privé d'avocat, il avait la charge de prouver son
innocence, sans toujours savoir dès le début de l'enquête ce qu'on lui
reprochait ni quand il comparaîtrait devant le tribunal. En vertu du droit
britannique, c'est à la Couronne de prouver la culpabilité; l'accusé, pourvu
d'un avocat, sait exactement la nature de la faute qu'on lui reproche et il
est assuré de comparaître rapidement devant son juge. Autre avantage de ce
droit criminel: la torture n'existe plus. Au Canada comme en France, on
pratiquait la « question ordinaire » au cours de laquelle on infligeait au
prévenu divers tourments pour rendre son aveu plus détaillé; tourments
suivis, en certains cas, de la « question extraordinaire »: elle pouvait
aller jusqu'au bris des membres, afin de vaincre chez lui les dernières
réticences à un aveu complet. Comme on l'a écrit, la torture interroge et la
douleur répond. La Conquête nous délivre de cette justice criminelle. (p.
220-221)
Le serment du
Test
Autre exigence
officielle, mais encore ici, seulement officielle: le serment du Test. Dans
le système anglais, pour accéder à une fonction publique, il fallait prêter
ce serment, prouvant ainsi qu'on était anglican pratiquant. Exigence
religieuse qui avait son équivalent sous le Régime français: tout
fonctionnaire devait se soumettre à « l'information des vie, moeurs, âge
compétent, conversation, religion catholique, apostolique et romaine »;
(...). Le nouveau pour les Québécois était la démonstration d'anglicanisme.
Or, les historiens n'ont pas toujours remarqué que le serment du Test était,
en fait, composé de quatre serments: allégeance à la Couronne britannique,
répudiation du prétendant Jacques II (de religion catholique), rejet de
l'autorité papale et de la transsubstantiation dans le sacrifice de la
messe. De ces quatre serments, un catholique pouvait aisément prêter les
deux premiers; pour les autres, nous savons que dans la pratique, il y eut
dispense pour rendre possible l'administration du pays. On eut donc recours,
tout comme ci-devant, à des Québécois pour occuper la fonction publique. (p.
206-207)
L'administration
Avec la Conquête,
cette colonie se retrouve, à son avantage, avec une administration
simplifiée. La colonie française avait souffert de suradministration. D'une
logique impeccable, la métropole française avait adopté la plus complète des
structures administratives. À la tête de cette colonie de seulement quelque
70 000 ou 80 000 habitants, répartis sur 400 kilomètres le long du
Saint-Laurent, nous trouvions un gouverneur-général, à qui il faut
évidemment un lieutenant-gouverneur, un major et une garnison avec ses
officiers. Parallèlement, on a mis en place un intendant qui administre la
justice, la police (au sens d'« administration civile ») et les finances,
avec personnel auxiliaire. Sous ces deux hauts fonctionnaires, un Conseil
supérieur, qui a le rôle de Cour d'appel. Et comme l'entendant ne pouvait
être partout à la fois, il est représenté à Montréal par un
commissaire-ordonnateur, lui-même pourvu d'assistants.
Ce petit pays
était en outre divisé en trois gouvernements: Québec, Trois-Rivières et
Montréal, chacun d'eux ayant à sa tête un gouverneur, un
lieutenant-gouverneur (à Québec, c'étaient le gouverneur-général et son
lieutenant), un major et une garnison, un colonel de milice et ses
officiers. Aux trois endroits, le titulaire du gouvernement était logé par
l'État, selon les exigences de son rang. Chaque gouvernement avait ses
services judiciaires: tribunal avec juge (celui-ci assisté d'un adjoint),
procureur du roi, greffier et auxiliaires, dont les notaires; sans oublier
les petites cours seigneuriales avec le personnel requis. (...)
L'organigramme de
la fonction publique est ainsi une éblouissante construction, et tant pis
pour les charges. Les autorités anglaises y font un « grand ménage » à
compter de 1764: elles suppriment cette formule des trois gouvernements avec
leur multiple hiérarchie, éliminant donc les gouvernements de Trois-Rivières
et de Montréal, avec leurs fonctionnaires militaires ou civils; un Conseil
dit « exécutif » remplace l'intendant et le Conseil supérieur; la justice
seigneuriale disparaît. Subsiste une simple division: les districts de
Québec et de Montréal. (p. 217-218)
L'imprimerie
Ajoutons à la
liste des avantages de la Conquête deux éléments d'importance capitale dans
une société: l'imprimerie et la gazette.
La colonie
française existait depuis un siècle et demi, mais, malgré l'accroissement de
la population, les demandes qu'on avait faites à la métropole et la présence
permanente d'imprimeurs de profession dès le XVIIe siècle (les Sevestre,
famille d'imprimeurs parisiens), la colonie n'a pas eu droit à l'imprimerie.
Au Mexique, on imprimait des livres depuis 1540; au Massachusetts, depuis
1640; à Halifax, depuis 1752. En Nouvelle-France, il faut attendre l'arrivée
à Québec en 1764 des imprimeurs américains Brown et Gilmore: ils font
paraître en 1765 le premier livre imprimé au Canada, un Catéchisme.
C'est en même
temps à ces imprimeurs Brown et Gilmore que l'on doit la première gazette,
publiée en 1764, la Gazette de Québec, journal bilingue de 4 pages,
soutenu par 143 abonnés. (p. 224-225)
La langue
Restait le
français, dont nulle part depuis la Conquête on n'avait fait état, ni dans
les traités de capitulation, ni dans le traité de 1763. Ni dans la loi de
1774. Parce que le français ne fait pas encore problème: il est toujours la
langue internationale de communication, la Cour de Londres le pratique
couramment, les hauts fonctionnaires anglais de la province de Québec sont
bilingues, comme le sont les classes supérieures de la société. On n'a pas
vu la nécessité de consacrer à la langue une clause particulière dans les
traités. Le débat ne surviendra qu'à la prochaine génération. (p. 207)
* * *
On pourrait rajouter quelques autres thèmes, comme le retour
du théâtre banni par le rigorisme religieux, le droit de se marier entre
catholiques et protestants, et la diminution du grand nombre de jours de fêtes
religieuses où il était interdit de travailler.
On ne peut dire avec certitude ce qui se serait passé si les
Britanniques, après leur victoire, avaient remis la colonie au roi de France ou
lui avait rapidement accordé une indépendance complète. Le Canada (à noter, pour
ceux qui l'auraient oublié, que c'était le nom de la région de Nouvelle-France
correspondant à la vallée du Saint-Laurent avant qu'elle devienne la « province
of Quebec ») serait peut-être devenu une république offrant encore plus de
liberté. Ou peut-être les Canadiens auraient-ils dû continuer à subir la
domination puis les folies révolutionnaires françaises ainsi que les guerres
napoléoniennes pendant plusieurs décennies. Ou peut-être se seraient-ils fondus
dans le creuset anglo-américain. Comme la conquête de la Nouvelle-France a eu
des répercussions directes sur la Révolution américaine, et que celle-ci en a eu
sur la Révolution française, l'histoire aurait pu tourner très différemment si
cette conquête ou la cession de la colonie par la France n'avaient pas eu lieu.
On ne peut que spéculer.
Il est toutefois impossible de porter un jugement sur la
domination britannique sans tenir compte de ces nombreux développements positifs
par rapport à la situation précédente de domination française. La conquête a
certes provoqué des morts, des destructions et des bouleversements économiques
et sociaux. Mais elle a également entraîné des conséquences positives pour les
Canadiens. On devrait, un quart de millénaire plus tard, la voir comme un
événement constitutif de notre identité plutôt que comme un traumatisme qui
reste toujours à surmonter. Le véritable combat à faire, c'est le combat
contemporain contre l'État, à Québec et à Ottawa, qu'il soit contrôlé par les
descendants des vainqueurs anglais, des vaincus français, ou par qui que ce
soit.
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