MARCHÉ NOIR: UNE INVITATION À CÉLÉBRER LE FISC SUR YOUTUBE (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 février 2009, No 264.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/090215-8.htm
À la fin du mois dernier, on apprenait sous la
plume de Marc Cassivi, chroniqueur culturel à La Presse, que
« pour relancer l'économie canadienne, le gouvernement conservateur a
décidé [entre autres stimulations fiscales] de lancer un concours pour
jeunes vidéastes. Son thème tient en une question: “L'économie
clandestine: ce n'est pas ton problème?” » (« Les
belles valeurs », 29 janvier 2009.)
En effet, depuis quelques semaines l'Agence du revenu du Canada (ARC) invite les
Canadiens à expliquer comment selon eux l'économie clandestine les affecte, eux
et leur communauté, en participant à
un
concours sur YouTube. Dans une vidéo très hip produite par l’ARC, les
apprentis cinéastes sont invités à créer une oeuvre d'une à deux minutes « qui
montre dans tes mots, avec tes idées et tes images, que l'économie clandestine
est, disons…, peu recommandable. Et qu’elle nuit à tous les Canadiens ».
Et pour être bien sûr que les mômes produisent des vidéos qui vont dans le sens
de ce que veulent entendre les ronds-de-cuir de l’ARC, quelques renseignements
de base leurs sont fournis (à la deuxième personne du singulier, bien entendu)…
Qu'est-ce que l'économie clandestine?
Tu participes à l'économie clandestine quand tu ne déclares pas aux
autorités fiscales un revenu qui serait normalement imposable. C'est
aussi simple que ça.
Cela peut comprendre des choses comme :
-
la non-déclaration d'une activité liée au travail
(travail au noir);
-
la non-déclaration d'une partie d'une activité
liée au travail (fraude fiscale);
-
la non-déclaration d'un revenu d'emploi (revenu en
argent comptant).
Lorsque tu aides une autre personne à ne pas payer
d'impôt, tu participes également à l'économie clandestine. Par exemple,
si tu acceptes de payer en argent comptant pour un service en échange
d'un meilleur prix, le fournisseur de service ne déclare probablement
pas ce revenu.
Pourquoi s'agit-il d'un problème?
-
C'est un problème pour toi: Les
personnes qui participent à l'économie clandestine se soustraient à
leurs obligations fiscales à tes dépens et imposent un fardeau
injuste à tous les contribuables respectueux de la loi. Ce n'est pas
acceptable.
-
C'est un problème pour les particuliers
canadiens: L'impôt impayé signifie que les programmes
sociaux que nous utilisons tous à un moment ou un autre, comme les
soins de santé, les services de garde, l'assurance-emploi et les
régimes de pensions, recevront moins d'argent. Ce n'est pas
souhaitable
-
C'est un problème pour les entreprises:
L'économie clandestine mine la compétitivité des entreprises parce
qu'elle procure un avantage injuste et illégal aux entreprises qui
ne respectent pas les lois fiscales canadiennes. Si certaines
compagnies se soustraient à leurs responsabilités fiscales et
transfèrent ces « économies » aux consommateurs, les compagnies
honnêtes qui paient leurs impôts ne peuvent demeurer
concurrentielles. Ce n'est pas juste.
Peu importe sous quel angle on la regarde, l'économie
clandestine, c'est ton problème. On te donne maintenant la chance
d'agir. Relève notre défi. Réalise une vidéo et fais-toi entendre.
|
Comme propagande, on peut difficilement faire mieux. Vous
achetez vos cigarettes ailleurs qu’au dépanneur, vous participez à l'économie
clandestine. Vous fermez les yeux sur votre père qui fait rénover la cuisine
« en dessous de la table », vous participez à l'économie clandestine. Vous
omettez d’appeler la police lorsque vous voyez votre mère remettre quelques
billets de banque à sa coiffeuse – qui s’est déplacée pour venir lui faire une
teinture à la maison –, vous participez à l'économie clandestine.
Vous êtes aussi coupable que toutes ces personnes qui la pratiquent!
Votre crime? Vous privez l’État (c’est-à-dire nous tous) de taxes dont il a
besoin pour financer toute une panoplie de programmes sociaux qui, comme tout le
monde sait, nous sont chers – sans compter les nombreuses subventions faites aux
entreprises qui, elles, sont chères aux patrons et aux politiciens…
De coûts et de retombées
Pour revenir à notre chroniqueur de la culture, il voit tout l’exercice de façon
superficielle. Cassivi prétend que le concours encourage les jeunes artistes à
partager de belles valeurs conservatrices, alors qu’il célèbre en fait les
valeurs étatistes – les siennes. Il prétend aussi que l'avantage d’une telle
initiative « est qu'elle ne coûte rien au gouvernement. Ni en publicité ni en
soutien aux artistes (ils produisent bien sûr les vidéos à leurs frais) ».
Visiblement, il n’est pas économiste. Comment peut-on être assez naïf pour
croire que tout ça n’a pas de coût?
Des fonctionnaires ont bossé sur le concept. D’autres ont bossé sur son
élaboration. D’autres, sur tout
son
aspect juridique. D'autres encore se sont appropriés des fonds publics
pour les rediriger vers la maison de production qui a produit la vidéo
présentative. D’autres vont suivre le déroulement du concours pour en dégager
des statistiques. D’autres vont juger les productions soumises. Et d’autres vont
finalement s’inspirer de toute l’initiative pour inventer de nouvelles façons
bidon de dépenser notre fric. Quelqu’un doit bien payer pour tout ça! Eh oui,
vous l'avez deviné: vous et moi.
De plus, comme dans tout concours qui se respecte, il y a des prix à gagner.
Qu'as-tu à gagner?
Si nous aimons ta vidéo, tu pourrais gagner le Prix du réalisateur vidéo
indépendant de l'ARC et être invité à assister (à nos frais, évidemment)
à une réception de remise des prix, à Ottawa, à l'occasion de la
première de ta vidéo sur le site Web de l'ARC.
Un voyage tous frais payés à Ottawa et une réception en ton honneur...
c'est pas trop mal! Et en plus, ta vidéo pourrait être vue par des
millions de Canadiens. On pourrait l'utiliser lors des prochaines
campagnes de publicité et initiatives de sensibilisation.
Tu as le pouvoir de changer les choses. Que vas-tu en faire? |
Pas sûr que quelques vidéos sur YouTube vont renverser la
tendance et «changer les choses», mais bon… Ne soyons pas rabat-joie. Soyons
constructifs et offrons à notre tour quelques pistes et renseignements de base,
histoire d’aider les vidéastes amateurs à produire des vidéos plus… équilibrées
(ou carrément subversives):
-
Les travailleurs, tout comme les entrepreneurs, sont
surtaxés et surimposés. Inévitablement, certains d’entre eux se tournent vers
l’économie souterraine pour conserver une part plus importante du fruit de
leur travail.*
-
Les coûts de transaction, c’est-à-dire les efforts
nécessaires préalables à la réalisation des échanges économiques, sont très
élevés. Plutôt que de se plier à une multitude de règlements, les agents
économiques vont décider « d’alléger volontairement les procédures » et ne
pas déclarer toutes les transactions.*
-
Bien des gens sont prêts à payer de l’impôt pour financer
certains services, tel que l’armée et les services de justice par exemple.
Sauf qu’il y a des limites. Quand les gens voient que les bureaucrates et
les politiciens agissent de manière irresponsable, ils sont enclins
à vouloir conserver leur argent et le dépenser de la façon
qu'eux jugent appropriée et responsable.*
-
À la question des causes de l’économie souterraine, la
réponse fondamentale se trouve dans la célèbre Richesse des nations
d’Adam Smith. Smith voyait le fondement de la société moderne dans la
division du travail, qui découlait elle-même « d’un certain penchant naturel
à tous les hommes […] qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des
échanges d’une chose pour une autre ». Chaque fois que leur penchant pour
l’échange est contrarié, les individus cherchent à contourner la contrainte
afin d’obtenir ce qu’ils perçoivent comme les avantages de l’échange.**
-
Quels sont les principaux obstacles à l’échange qui
poussent les individus vers l’économie souterraine ? La littérature
théorique et empirique met en évidence les impôts, la réglementation, et les
prohibitions.**
-
En ayant recours à l'économie clandestine, vous aidez des
Canadiens qui ne sont peut-être pas suffisamment qualifiés pour recevoir le
salaire minimum. Vous aidez aussi des gens qui, pour toutes sortes de
raisons, n’ont pas obtenu les cartes de compétence dont ils ont besoin pour
oeuvrer dans tel ou tel secteur. finalement, vous aidez peut-être à faire en
sorte que des gens ne se retrouvent pas sur l’assistance sociale.
-
En ayant recours au marché noir, vous aidez aussi
« l’économie »! Parce que tout l’argent que vous économisez en payant « en
dessous de la table », vous ne le cacherez pas en dessous de votre oreiller;
vous le réinjecterez dans l’économie.
-
Il est faux de prétendre que nous utilisons tous, à un
moment ou un autre, les programmes gouvernementaux. À part peut-être le
régime de santé, bien des gens n’utiliseront jamais la plupart des
programmes – Programme d'appui financier aux entreprises piscicoles de
salmonidés, Programmes de stabilisation sociale et économique (PSS-PSE),
Programme de sensibilisation à la chanson et de diffusion pour le milieu
collégial, Programme d'éducation en sécurité et en conservation de la faune
(PESCOF), Programme d'optimisation en réfrigération – Volet arénas et
centres de curling, etc. Il y en a des centaines au Québec seulement (voir
« Où
s'en va votre argent (7): les programmes & services », ailleurs dans ce
numéro du QL).
-
En payant « en dessous de la table », vous privez
les politiciens d’un peu d'argent qu’ils ne pourront pas remettre sous forme de
généreuses subventions aux entreprises et amis du pouvoir. Vous vous
réappropriez en quelque sorte le droit de « subventionner » qui vous voulez!
Jeter l’argent par les fenêtres
Ce n’est certainement pas en organisant de tels petits concours que l’État va
venir à bout du marché au noir. Ce n’est pas non plus en imposant des sanctions
plus lourdes aux participants de l’économie souterraine – cette dernière existe
depuis le temps des Pharaons... Comme l’écrivait mon collègue Jasmin Guénette
ailleurs dans le QL:
« Il faut trouver des solutions constructives pour remédier à cette situation et
les seules valables à long terme sont de baisser les impôts et les taxes,
d’assouplir de manière considérable les réglementations de nature économique et
de créer un cadre légal où les politiciens ne pourront pas au gré de leurs
fantaisies dépenser l’argent des contribuables à gauche et à droite. »
L’économiste Dominik H. Enste souligne quant à lui que « Guérir les symptômes
[de l’économie souterraine] n’a, de toute évidence, pas fonctionné. Il faut donc maintenant se concentrer sur
[s]es
causes. » Il explique que « l’évasion fiscale, le
travail illicite et la fraude de l’aide sociale sont très répandus. La plupart
des gouvernements mettent l’accent sur des mesures punitives pour combattre ces
comportements déviants. Mais la recherche empirique démontre, à l’encontre de la
théorie économique, que cette approche coûte cher, est inefficace et, en fin de
compte, ne marche pas. Les gouvernements doivent changer les institutions (le
régime fiscal, en l’occurrence) et la réglementation pour réduire les
incitations au travail illicite et à l’évasion fiscale. »***
En attendant, comme dirait le fonctionnaire en charge du concours de l’ARC: « On
réfléchit. On est créatif. On tourne! »
* Jasmin Guénette, « Travail
au noir: une réponse à l'appétit vorace du législateur », Le Québécois
Libre, 6 mars 2004, No 139.
** Pierre Lemieux,
L’économie souterraine: causes, importance, options, Cahier de
recherche, Institut économique de Montréal, Novembre 2007.
*** Enste, Dominik H. (2005), « The Shadow Economy in OECD and EU Accession
Countries—Empirical Evidence for the Influence of Institutions, Liberalization,
Taxation and Regulation », in Pierre Lemieux, L’économie souterraine: causes,
importance, options, Cahier de recherche, Institut économique de Montréal,
Novembre 2007, p. 25.
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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |