Montréal, 15 mars 2009 • No 265

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 

 

LIBRE EXPRESSION

ONF RIP

 

« L’ONF devrait être une espèce de havre de paix et de réflexion. Est-ce que le pays en a besoin? Très évidemment parce que le Canada n’existe pas sans ça. Mais est-ce que les gens sont prêts à l’avoir? Ça c’est autre chose. »

 

– Jacques Godbout, capsule vidéo, SCFP

 
 

par Gilles Guénette

 

          Le niveau 4 de la Grande bibliothèque « nationale » à Montréal est réservé aux CD et DVD. On peut y emprunter disques et films « gratuitement » aux frais de la collectivité. L’une des rares fois où j’ai mis les pieds dans l’établissement aux mille et une (moins deux ou trois) plaquettes de verre, une chose m’a frappé en déambulant entre les rayons de DVD. Ils étaient vides. On se serait cru dans un club vidéo d’ex-URSS. Les rayons étaient vides à l’exception de ceux sur lesquels étaient stockés les DVD de l’ONF. Pas de pénurie là. Presque toutes les productions de l’Office étaient disponibles. Alors quand des « créateurs » prétendent que la disparition de l’institution entraînerait notre disparition, il faut en prendre et en laisser.

 

Revendiquer façon YouTube

          Une nouvelle campagne de revendication a vu le jour le mois dernier sur YouTube – décidément, le site de partage de vidéos devient un incontournable pour les indépendants de la culture. Après les artistes contre le gouvernement Harper, voici que les employés de l’Office national du film du Canada (ONF), représentés par le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), lancent un cri d’alarme. L’Office est en voie de disparition.

          Les capsules vidéo produites dans le cadre de cette campagne sont toutes réalisées à partir du même moule – comme s’il s’agissait de saucisson. En ouverture, on voit, à l’image de l’ONF, une désuète bobine de film défiler sur fond de musique sombre et menaçante – comme c’est toujours le cas dans les vidéos de revendication des artistes – pendant qu’un générique nous apprend que le gouvernement a coupé dans l’ONF et qu’« il faut y voir » – thème de la campagne. Un artiste est présenté (les bras croisés), il raconte ce qu’est pour lui/elle l’ONF.

          Pour les syndiqués du SCFP, l’institution, qui célèbre cette année sa 70e année d'existence, est sous-financée et manque de ressources pour son épanouissement. Pour faire en sorte que cette campagne ne soit pas simplement une autre guerre de chiffres – et pour s’assurer le soutien d’une grande part de la population –, ils ont décidé d’en faire une « qui s'inscrit plus largement dans le débat sur le rôle que doit tenir la culture dans une société. Et les sommes qu'il faut y investir afin qu'elle puisse fleurir ».

          « La crise économique dure depuis 15 ans à l'ONF », clame-t-on dans les capsules en faisant remarquer que les crédits parlementaires ont fondu de façon dramatique au milieu des années 1990. Ces derniers seraient passés de 81 millions $ en 1994-95 à 67 millions $ en 2007-2008. Soixante-sept millions de dollars par année pour la réalisation de quelques documentaires de gauche que personne ne veut voir, c’est beaucoup trop vous dites?!

          Pas si vite! Ce n’est pas ce que prétendent les intellos et critiques du cinéma – courroies de transmission entre le milieu de l’art et celui de la politique. Par exemple, selon Marc-André Lussier, critique cinéma de La Presse, « Cette discussion [!] a toutefois le mérite de mettre une fois de plus en exergue notre [!!] profond attachement à la culture, mais aussi à nos sociétés publiques, lesquelles ont joué – et jouent encore [!!!] – un rôle crucial dans les fondements même de notre identité. »

          Quand on dit que les gens du Plateau vivent sur une autre planète… Premièrement, il ne s’agit pas d’une discussion. Pour discuter, il faut qu’il y ait échange. Cette « discussion » est à sens unique. Deuxièmement, cette campagne ne met pas en relief notre attachement à la culture, mais plutôt l’attachement de quelques syndiqués à leur gagne-pain. Nuance. Pour ce qui est du rôle crucial que continue de jouer l’ONF « dans les fondements même de notre identité », c’est n’importe quoi. Si personne ne visionne les films de l’ONF, comment peuvent-ils avoir un quelconque effet sur quoi que ce soit?

Témoignages

          « L'ONF, c'est la liberté d'expression, affirme la très à gauche cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin dans la vidéo qu'elle a enregistrée à l'occasion de cette campagne. C'est la toute première institution à nous avoir donné une place. Avant d'y arriver, je ne savais pas qu'il existait un endroit au Canada où nos peuples pouvaient faire entendre leur voix. Le fait de nous voir à l'écran, de nous y reconnaître, a changé nos vies. Les politiciens et les gouvernements devraient montrer un plus grand respect envers cette institution. »
 

« Cette campagne ne met pas en relief notre attachement à la culture, mais plutôt l’attachement de quelques syndiqués à leur gagne-pain. Nuance. »


          Encore une fois, on fait du wishful thinking. Si les productions de l’ONF amassent la poussière sur les tablettes de la Grande Bibliothèque, imaginez comment elles doivent en amasser dans les clubs vidéo autochtones! À part Mme Obomsawin et quelques artistes autochtones qui ont su bénéficier du système de culture subventionnée (grâce, entre autres, à leur statut), les membres des Premières Nations « qui se sont reconnus » dans la dernière production de l’Office doivent se compter sur les doigts d’une main.

          « Hier, c'était une institution exceptionnelle. Aujourd'hui, c'est une institution en voie de disparition, s'inquiète pour sa part le réalisateur-auteur Jacques Godbout dans sa capsule vidéo. Demain, ce pourrait être tout autre, mais on est au Canada, où on a l'art de se détruire et de se tirer dans le pied. » Puis, il ajoute: « Il faut des sous! Mais on n'a pas besoin de milliards. […] Ce ne serait pas énorme, ce qu'il faut ajouter au budget de l'Office pour en faire une institution valable. Mais ça prend des sous. »

          En temps de crise, il est sage de montrer un peu de retenu. M. Godbout – visiblement nostalgique d’une époque révolue et toujours aussi pessimiste – évite bien de mentionner combien de sous il nous faudrait « collectivement » détourner pour faire de l’ONF « une institution valable ». Un camarade abonde dans le même sens dans une autre vidéo.

          « L’ONF, ça ne coûte même pas, je dirais, le cinquième d’un avion militaire, souligne de son côté le producteur Roger Frappier dans sa capsule vidéo. Alors, c’est pas très cher de garder ça en vie. Mais ça rapporte tellement plus. Ça a tellement de ramifications à tous les niveaux. Oui ça prend de l’argent, mais on ne parle pas de milliards de dollars. Absolument pas. »

          Au moins, il ne nous fait pas le coup du coût de la tasse de café par jour! Comme je l’ai déjà écrit sur le Blogue du QL, les artistes utilisent souvent l’argument militaire pour justifier les subventions à la culture – surtout lorsque les conservateurs sont au pouvoir –, comme si les deux avaient un quelconque rapport... L’argument va comme suit: le Canada dépense des fortunes en armement, il peut bien utiliser une infime fraction de ces montants pour financer la culture. Cette comparaison, vous en conviendrez, est un tantinet démagogique.

          L’auteur (de moins en moins libertarien) Tyler Cowen, qui se spécialise dans les arts et leur financement d’un point de vue « free market », offre un contre-argument à l’argument militaire dans son livre Good & Plenty: The Creative Successes of American Arts Funding. Il y mentionne au passage ce qu’il appelle la « “What about the Haitians? ” Critic » – ou l’« argument “Et les Haïtiens, dans tout ça?” »

          Imaginons, pour les fins de l’exercice, qu’il en coûte 2000 $ pour protéger un enfant d’Haïti (ou d’Inde, ou de n’importe lequel des pays en voie de développement) contre toutes sortes de maladies mortelles. Prenons ensuite la somme des fonds publics investis par Ottawa dans l’ONF et divisons-la par tranches de 2000 $. On en vient à la conclusion suivante: à l’aide des 67 millions $ que le Canada engloutit dans l’Office, on pourrait sauver la vie de 33 500 enfants chaque année. Donc, le financement de l’ONF par notre gouvernement coûte la vie à des milliers d’enfants.

Autre époque...

          L’ONF a peut-être servi à documenter quelques pages de l’histoire canadienne. Bravo. Mais il l’a fait à une époque où il n’y avait pas beaucoup d’autres façons à la portée de la main pour le faire. Aujourd’hui, avec Internet et le coût toujours plus bas des caméras digitales, ce ne sont pas les façons de documenter notre histoire qui manquent. De plus, ces façons de documenter ont l’avantage d’être décentralisée et de mieux rendre tout l’éventail de points de vue offerts au pays. Alors qu’avec l’ONF, on a toujours droit au même: le point de vue nationalo-gauchiste de la société.

          La bonne nouvelle dans tout cela, c’est que l'appel lancé par les 260 employés et artisans syndiqués membres du SCFP n'a pas trouvé d'écho à Ottawa. En date du 1er mars, le bureau du ministre fédéral de la Culture, James Moore, confirmait qu'aucune hausse des budgets de l'ONF n'était prévue. « Le budget est suffisant et adéquat pour les besoins actuels de l'ONF », a dit sa porte-parole, Deirdre McCracken, à La Presse.
 

 

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