La propriété est un tout unitaire pour le droit qui ne fait pas de
différence, qu'il s'agisse de biens de premier ordre ou d'ordre
supérieur, de biens de consommation, ou de biens d'usage. Le formalisme
du droit détaché de toute base économique apparaît ici sous un jour cru.
Sans doute le droit ne peut pas ignorer tout à fait les différences
économiques qui entrent en jeu. Si la propriété du sol occupe une
position spéciale, c'est précisément en raison de la position du sol
lui-même en tant que moyen de production. Plus nettement dans le droit
de propriété, les différences économiques se manifestent en un certain
nombre de situations qui pour la sociologie équivalent à la propriété,
mais qui pour le droit n'ont avec elle qu'un rapport de parenté, par
exemple, les servitudes, en particulier la jouissance des fruits et
l'usufruit. Cependant, d'une façon générale dans le droit – et cela est
conforme à son essence –, la similitude formelle ne laisse pas
apparaître la différence matérielle.
Du point de vue de l'économie, la propriété ne constitue pas une unité
homogène. La propriété en biens de jouissance et la propriété en biens
de production diffèrent sur bien des points et dans ces deux groupes, il
faut encore considérer s'il s'agit de biens d'usage ou de biens de
consommation.
Les biens de premier
ordre, les « biens de jouissance »(2),
servent directement à la satisfaction des besoins. En tant que biens de
consommation (c'est-à-dire qui ne peuvent, d'après leur nature même être
utilisé qu'une fois et qui épuisent ainsi leur qualité de bien), leur
valeur en tant que propriété réside seulement dans leur possibilité de
consommation. Le propriétaire peut laisser ce bien se gâter sans
l'utiliser, ou même le détruire, il peut l'échanger ou en faire cadeau;
dans tous ces cas, il dispose de l'emploi de ces biens qui ne peut être
partagé.
Il en va un peu autrement
pour les biens d'usage, c'est-à-dire ces biens de jouissance qui peuvent
être utilisés plus d'une fois. Ils peuvent servir à plusieurs hommes les
uns après les autres. Ici aussi l'on doit considérer comme possesseurs
ceux qui sont en mesure de les utiliser pour leur usage personnel. Dans
ce sens, le possesseur d'une chambre est celui qui l'habite; les
possesseurs du Mont Blanc, en tant que site naturel, tous ceux qui le
visitent pour y jouir des charmes de la montagne; possesseurs d'un
tableau, tous ceux qui se délectent à le regarder(3).
Les services que rendent ces sortes de biens peuvent être partagés;
c'est pourquoi la propriété naturelle de ces biens est aussi divisible.
La possession des biens
de production ne sert qu'indirectement à la jouissance. Ces biens
trouvent leur emploi dans la production de biens de jouissance. De
l'union habilement concertée des biens productifs et du travail sortent
finalement les biens de jouissance. C'est dans cette faculté de servir
indirectement à satisfaire des besoins, que réside le caractère des
biens de production. La possession naturelle des biens de production est
la possibilité de les employer dans la production. Ce n'est qu'en tant
que leur possession mène finalement à une possession de biens de
jouissance, qu'elle a une importance économique.
Lorsque les biens de
consommation sont mûrs pour l'usage, leur possession pour un homme
réside en ceci qu'il les consomme. Des biens d'usage prêts à être
employés permettent plusieurs possessions successives dans le temps,
mais si plusieurs personnes en font usage en même temps la jouissance en
est troublée, sinon même rendue impossible par la nature du bien.
Plusieurs personnes peuvent considérer en même temps un tableau, quoique
la jouissance de l'un puisse être gênée par la présence d'autres
personnes à côté de lui qui lui prennent peut-être l'emplacement le plus
favorable. Mais plusieurs personnes ne peuvent porter à la fois un même
habit.
Ainsi la possession des
biens de jouissance, qui conduit à la satisfaction d'un besoin résultant
de la nature de chaque bien considéré, n'est pas plus divisible que ne
le sont les usages qu'on en peut faire. Il en résulte qu'en ce qui
concerne les biens de consommation, la propriété naturelle qu'en peut
avoir un individu exclut a priori celle de tous les autres,
tandis que, pour les biens d'usage, cette exclusion, si elle n'est plus
absolue, existe tout au moins à un moment déterminé du temps en ce qui
concerne la jouissance intégrale de ces biens. Pour ce qui est des biens
de jouissance, on ne saurait concevoir au point de vue économique autre
chose que leur possession naturelle par des individus. Ils ne peuvent
être la propriété naturelle que d'un seul homme; et cela d'une façon
absolue en ce qui concerne les biens de consommation, et, en ce qui
concerne les biens d'usage tout au moins à un moment déterminé du temps
et sous le rapport de leur jouissance intégrale. Ici encore la propriété
est propriété privée en ce sens qu'elle prive tous les autres des
avantages qui découlent de la disposition d'un bien déterminé.
C'est pourquoi il serait
totalement absurde de vouloir supprimer ou même simplement réformer la
propriété des biens de jouissance. On est sans force contre les faits
naturels: une pomme une fois mangée est définitivement consommée, un
habit que l'on porte finit par s'user. La copropriété par plusieurs
individus, la propriété commune par tous les individus est impossible en
ce qui concerne les biens de jouissance. Ce qu'on a coutume d'appeler
communauté de biens ne peut s'entendre pour les biens de jouissance
qu'avant la jouissance. Elle est rompue dès l'instant où le bien est
consommé ou utilisé. À ce moment, la possession du bien devient
exclusive. La communauté des biens ne peut être rien d'autre qu'un
principe réglant l'appropriation des biens prélevés sur un stock commun.
Chacun des camarades est propriétaire de cette partie de l'ensemble du
stock qu'il a le droit d'employer pour son usage personnel. Peu importe
du point de vue économique que cette utilisation soit réglée
juridiquement a priori ou bien qu'elle soit le résultat d'un
partage ou même qu'elle n'ait jamais lieu, ou enfin que la consommation
ait été ou non précédée d'un partage en bonne et due forme; au point de
vue matériel, même sans partage, chacun est propriétaire de son lot.
La communauté des biens
ne peut supprimer la propriété des biens de jouissance; elle peut
seulement modifier leur mode de répartition. Comme toutes les réformes
qui ne s'appliquent qu'aux biens de jouissance, elle se borne
nécessairement à instituer un mode de répartition nouveau du stock
existant. Ses effets cessent avec l'épuisement de ce stock. Elle est
incapable de remplir les greniers vides. C'est là une tâche qui relève
de ceux qui disposent des biens de production et du travail. Si ces
derniers ne sont pas satisfaits de ce qu'on leur offre, l'afflux des
biens qui doit reconstituer les stocks s'arrête. C'est pourquoi toute
tentative pour modifier la répartition des biens de jouissance doit
s'étendre à la disposition des biens de production.
La possession des biens
de production, contrairement à celle des biens de jouissance, est par sa
nature divisible. Dans la production isolée, sans division du travail,
la divisibilité des moyens de production ne serait pas différente de ce
qu'est celle des biens de jouissance sous quelque régime économique que
ce soit. Elle ne va pas au-delà de la divisibilité des utilisations que
comporte le bien. En d'autres termes, à ce stade, parmi les biens de
production, ceux de consommation ne permettent aucun partage de la
possession, tandis que ceux d'usage peuvent être partagés dans la mesure
où leur nature le permet. La possession de céréales ne peut être que
celle d'un individu, tandis qu'un marteau peut avoir plusieurs
possesseurs successifs et qu'un cours d'eau peut faire fonctionner
plusieurs moulins. Jusqu'ici donc aucune particularité dans la
possession ne distingue les biens de production. Par contre, dans la
production fondée sur la division du travail, la possession des biens de
production se présente sous un double aspect. Les buts de l'économie
exigent alors que la possession des biens de production qui
interviennent dans le processus de la division du travail ait toujours
un double caractère: un caractère physique immédiat et un caractère
social médiat. D'un côté, le bien appartient à celui qui le détient et
l'exploite matériellement. D'un autre côté, il appartient à celui qui,
sans en avoir la disposition matérielle et juridique, est en mesure
d'utiliser les produits ou les services de ce bien par voies d'échange
ou d'achat. En ce sens, dans la société fondée sur la division du
travail, la propriété naturelle des biens de production est partagée
entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destinée sa
production. L'agriculteur qui se suffit à lui-même et demeure en dehors
du cycle des échanges sociaux peut appeler sien son champ, sa charrue,
ses boeufs en ce sens qu'ils ne servent qu'à lui. L'agriculteur dont
l'entreprise s'insère dans le cycle des échanges, qui produit pour le
marché et y effectue ses achats, est dans un autre sens propriétaire des
moyens de production dont il se sert. Il n'est pas maître de la
production dans le même sens que le paysan autarcique. Il ne règle pas
lui-même sa production: ce sont ceux pour qui il travaille, les
consommateurs, qui le font. Dans ce système, ce ne sont pas les
producteurs mais les consommateurs qui assignent ses buts à l'économie.
Mais les propriétaires
des moyens de production ne sont pas davantage en mesure de mettre
directement au service de la production la possession matérielle qu'ils
ont des moyens de production. Étant donné que toute la production
requiert le groupement de différents moyens de production, une partie
des propriétaires des moyens de productions doivent transmettre à
d'autres leur propriété naturelle pour permettre à ces derniers de
réaliser les combinaisons nécessaires à la production. Les capitalistes
et les propriétaires fonciers, les travailleurs mettent les uns et les
autres leurs capitaux, leurs terres, leur travail à la disposition de
l'entrepreneur qui a la direction immédiate du processus de la
production. Dès lors, les entrepreneurs dirigent l'économie en fonction
des exigences des consommateurs qui ne sont d'ailleurs que les
détenteurs des moyens de production: capitalistes, propriétaires
fonciers, travailleurs. Mais du produit obtenu revient à chaque facteur
une part qui est économiquement proportionnelle à sa participation dans
la production.
Il s'ensuit donc que la
propriété naturelle des biens de production diffère essentiellement de
la propriété naturelle des biens de jouissance. Pour posséder un bien de
production au sens économique, c'est-à-dire pour l'utiliser aux fins
économiques auxquelles il est destiné, il ne faut pas en avoir la même
possession physique que celle que l'on doit avoir des biens de
consommation pour les consommer ou les utiliser. Pour boire du café, je
n'ai pas besoin de posséder une plantation au Brésil, un vapeur et une
brûlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables
pour qu'une tasse de café arrive sur ma table. Il suffit que d'autres
possèdent ces moyens de production et les emploient à mon intention.
Dans une société fondée sur la division du travail, personne n'a la
propriété exclusive des moyens de production, aussi bien des moyens
matériels que des moyens humains, c'est-à-dire du travail. Tous les
moyens de production sont au service de la collectivité constituée par
tous ceux qui participent aux échanges. Si, faisant abstraction du
rapport qui existe entre les entrepreneurs et les propriétaires qui
mettent à la disposition de ces derniers leurs moyens de production pour
qu'ils les utilisent, on ne veut pas parler ici d'un partage de la
propriété entre les propriétaires des moyens de production et les
consommateurs, on devrait plutôt attribuer la propriété tout entière au
sens naturel aux consommateurs et ne voir dans les entrepreneurs que les
gérants du bien d'autrui(4).
Mais nous nous
éloignerions trop de la terminologie courante en parlant ainsi: pour
éviter toute équivoque, il est préférable d'éviter autant que possible
les mots nouveaux et de n'employer en aucun cas une acception nouvelle
des expressions qui ont un sens usuel très précis. Aussi, renonçant à
toute terminologie spéciale, nous nous contenterons de souligner ici une
fois de plus que la nature de la propriété des biens de production dans
la société fondée sur la division du travail diffère de celle qu'elle
est dans une économie étrangère aux échanges et de la nature de la
propriété des biens de consommation dans quelque système économique que
ce soit. Du reste, dans l'exposé qui suivra, nous entendrons toujours
par propriété des moyens de production, la possibilité d'en disposer
immédiatement.
La
possession physique des biens économiques qui du point de vue sociologique
constitue l'essence de la propriété naturelle n'a pu prendre naissance que par
l'occupation. La propriété n'étant pas un phénomène indépendant de la volonté et
de l'action humaines, on ne peut pas concevoir comment elle aurait pu se
constituer à l'origine si ce n'est pas l'appropriation d'un bien sans maître.
Une fois constituée, elle dure aussi longtemps que son objet, jusqu'au jour où
elle est abandonné par un acte de volonté du propriétaire ou jusqu'au jour où
elle lui est retirée contre sa volonté. Le premier cas est celui où l'aliénation
est volontaire; le second se présente lorsque le bien disparaît d'une façon
naturelle – par exemple, quand une bête s'égare – ou qu'il est ravi par la force
à son possesseur par un autre individu.
Toute propriété procède
d'une occupation et d'une violence. Faisons abstraction des éléments dus au
travail inclus dans les biens, et considérons seulement en eux les éléments
naturels, remontons en arrière pour rechercher le titre juridique d'un
propriétaire régulier, nous arriverons forcément à un moment où la propriété est
née du fait qu'on s'est approprié une partie d'un bien accessible à tous, à
moins que nous ne rencontrions déjà auparavant une expropriation par la violence
du précédent possesseur dont la propriété se laisse aussi ramener en dernière
analyse à une expropriation ou un rapt. Tout droit ramène à une violence
effective. Toute propriété fut à l'origine expropriation ou rapt. On peut fort
bien concéder cela aux adversaires de la propriété qui parlent de considérations
fondées sur le droit naturel. Du reste, ces considérations n'apportent pas la
moindre preuve touchant la nécessité, l'opportunité, et la justification morale
de la suppression de la propriété.
La propriété naturelle
n'a pas à compter sur sa reconnaissance par les concitoyens du propriétaire. En
fait, la propriété naturelle est tolérée tant que la force manque pour la
renverser. Elle subsiste jusqu'au jour où un plus puissant s'en empare. Née de
l'arbitraire, elle doit à chaque instant redouter une force plus puissante.
C'est ce que la doctrine des droits naturels a appelé la guerre de tous contre
tous. Cette guerre s'achève par la reconnaissance de l'état de choses réel,
considéré comme digne d'être maintenu. De la violence naît le droit.
La doctrine des droits
naturels a commis une erreur. Elle a envisagé ce passage d'un état de choses et
de lutte animale à une société humaine comme étant le résultat d'une action
consciente des buts à atteindre et des moyens d'y parvenir. On serait arrivé
ainsi à la conclusion du contrat social qui donna naissance à la communauté de
l'État et au droit. Le rationalisme avait fait justice une fois pour toutes de
la veille conception qui ramène toutes les inspirations de l'État à une
intervention divine ou à une inspiration divine chez l'homme; il ne lui restait
plus à sa disposition d'autre explication(5).
Comment voudrait-on que tout ce qui a amené la société à son état actuel et
partant, est considéré comme utile et raisonnable, comment voudrait-on que tout
cela ait pris naissance, sinon par suite d'un choix conscient, déterminé par la
connaissance de son utilité et de sa raison? Aujourd'hui, nous avons à notre
disposition d'autres schémas de pensée. Nous parlons de la sélection naturelle
dans la lutte pour la vie et de la transmission héréditaire de qualités
acquises, sans avancer du reste d'un seul pas de plus vers les énigmes suprêmes
que les théologiens ou les rationalistes. Nous pouvons expliquer ainsi la
naissance et le développement des institutions sociales. Nous dirons: elles
favorisent la lutte pour la vie; ceux qui les ont adoptées et perfectionnées
sont mieux à même de surmonter les dangers de l'existence que ceux dont les
institutions sociales ne sont pas développées. Aujourd'hui, il serait vraiment
oiseux de montrer à nouveau l'insuffisance d'une telle interprétation. L'époque
où l'on s'en contentait, pensant qu'elle résolvait tous les problèmes de
l'existence et du devenir, est depuis longtemps révolue. Avec elle pas un pas de
plus qu'avec la théologie et le rationalisme. Nous sommes arrivés au point où
les sciences particulières aboutissent à la science générale, où la grande
question de la philosophie commence et où... toute notre sagesse est au bout de
son rouleau.
Il ne fallait vraiment
pas trop d'esprit pour montrer que le droit et l'État ne pouvaient être ramenés
à des contrats primitifs. On n'avait vraiment pas besoin de sortir tout
l'arsenal scientifique de la science historique pour assurer que jamais dans
l'histoire l'on ne trouve trace d'un contrat social. Dans la connaissance que
l'on peut tirer des parchemins ou des inscriptions, la science exacte était à
coup sûr supérieure au rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour ce qui est
de l'intelligence sociologique, elle lui est bien inférieure. On peut reprocher
tout ce qu'on veut à la philosophie sociale du rationalisme, on ne peut lui
dénier un mérite impérissable pour la connaissance approfondie des effets
produits par les institutions sociales. C'est à cette philosophie sociale du
rationalisme que nous devons avant tout la première vue claire de l'importance
fonctionnelle de l'ordre juridique et la communauté étatique.
L'économie d'un pays
exige une stabilité des rapports sociaux, parce qu'elle est une entreprise de
grande portée, de longue haleine, d'autant plus assurée du succès qu'elle sera
répartie sur un plus long espace de temps. L'économie exige une continuité
perpétuelle qui ne saurait être détruite sans le plus grave dommage. Autrement
dit: L'économie exige la paix et l'exclusion de toute violence. La paix, disent
les rationalistes, c'est le sens et le but de toutes les institutions du droit.
Nous dirons, nous, que la paix est leur conséquence, leur fonction(6).
Le droit, dit le rationaliste, est issu de contrats. Nous dirons, nous, que le
droit consiste à s'entendre, à cesser les disputes, à les éviter. La violence et
le droit, la guerre et la paix sont les deux pôles des formes de la vie sociale
dont le contenu est l'économie.
Toute violence a pour
objet la propriété d'autrui. La personne, c'est-à-dire la vie et la santé, n'est
l'objet d'attaques qu'en tant qu'elle s'oppose à l'obtention de la propriété.
(Des crimes dus au sadisme, commis sans autre but, sont des exceptions; pour les
empêcher, on n'aurait pas besoin des institutions juridiques. Aujourd'hui, c'est
le médecin et non le juge qui les combat.) Aussi n'est-ce point par hasard si le
droit, précisément dans la protection de la propriété, revêt nettement le
caractère d'un instrument de paix. La protection que le droit accorde à celui
qui a une chose est de deux sortes, selon qu'il s'agit de propriété ou de
possession, et dans cette différenciation se manifeste nettement l'essence du
droit, qui est de créer la paix, la paix à tout prix. La possession est
protégée, quoiqu'elle ne soit pas – ainsi que disent les juristes, – un droit.
Non seulement les possesseurs honnêtes, mais les malhonnêtes aussi, les brigands
eux-mêmes et les voleurs peuvent revendiquer pour eux la protection de ce qu'ils
possèdent(7).
La propriété, telle
qu'elle est répartie aujourd'hui, on croit pouvoir la combattre en dénonçant son
origine faite d'injustice, d'usurpation, de violence et de rapt. De sorte que le
droit ne serait qu'une injustice pour laquelle il y a eu prescription. C'est
pourquoi l'organisation actuelle du droit, étant diamétralement opposée à la
pensée éternelle, inviolable, du droit, doit être écartée et l'on doit lui
substituer une nouvelle organisation conforme aux exigences de l'idée de droit.
« L'État ne saurait avoir pour mission d'examiner seulement les conditions de
propriété dans lesquelles se trouvent les citoyens sans s'occuper du fondement
juridique de cette propriété. » Au contraire, « la tâche de l'État serait de
donner à chacun ce qui lui revient, de l'installer dans sa propriété, et enfin,
de protéger cette propriété »(8).
Or cela présuppose, ou bien l'existence d'une idée du droit valant pour tous les
temps, idée que l'État a mission de connaître et de réaliser, ou bien tout à
fait dans le sens de la théorie du contrat, l'on place l'origine du vrai droit
dans le contrat social, qui ne peut être réalisé que par une décision unanime de
tous les individus, qui abdiquent à son profit une partie de leurs droits
naturels. Au fond, ces deux hypothèses ont le même point de départ: la
conception conforme au droit naturel du « droit qui est né avec nous ». Nous
devons nous conduire d'après ce principe, dit la première de ces hypothèses,
tandis que l'autre affirme que l'ordre social fondé sur le droit naît d'une
aliénation contractuelle et conditionnelle des droits naturels. D'où provient le
droit absolu? On en donne diverses explications. Les uns disent que la
Providence l'a donné aux hommes, d'autres que c'est l'homme qui l'a créé
lui-même avec sa raison. Mais les uns et les autres sont d'accord pour assurer
que l'homme se distingue de l'animal, précisément parce qu'il est en mesure de
faire le départ du droit et du non-droit et que c'est là « sa nature morale ».
Aujourd'hui, nous ne
pouvons plus insister sur de pareils raisonnements, parce que pour aborder le
problème nous avons une tout autre base de départ. Nous ne pouvons plus caresser
l'idée d'une nature humaine se distinguant foncièrement de la nature de tous les
autres êtres vivants. Nous ne nous représentons plus l'homme comme un être chez
qui l'idée du droit est innée. Peut-être devons-nous renoncer à répondre à la
question de la naissance du droit; en tous cas il faut bien nous rendre compte
que le droit n'est pas né selon les règles du droit. Le droit ne peut pas être
né du droit. L'origine du droit se trouve par delà l'organisation juridique. Si
l'on reproche au droit de n'être qu'un non-droit ratifié, on oublie qu'il ne
pourrait en être autrement, à moins que le droit n'ait existé de toute éternité.
Si le droit a pris naissance un jour, ce qui ce jour-là est devenu droit, ne
pouvait l'avoir été autrement. Demander au droit d'être né selon les règles du
droit, c'est demander l'impossible. C'est employer une idée qui ne vaut qu'à
l'intérieur du système du droit, et l'appliquer à une situation qui se trouve en
dehors de ce système.
Nous autres qui ne voyons
que les effets du droit, c'est-à-dire l'établissement de la paix, nous sommes
bien forcés de reconnaître que le droit ne pouvait autrement prendre naissance
qu'en reconnaissant la situation acquise, quelle qu'en fût l'origine. Toute
tentative de procéder autrement eût ravivé et éternisé les luttes. La paix ne
pourra se réaliser que si l'on assure la situation du moment contre des troubles
violents et que si l'on est d'accord pour ne procéder à l'avenir à aucun
changement sans l'assentiment des intéressés. Telle est la véritable
signification de la protection des droits acquis, fondement de toutes les
institutions du droit.
Le droit n'est pas né
d'un seul coup. Depuis des milliers d'années, il est en devenir, et il n'est pas
certain qu'un jour viendra où le droit sera achevé, le jour de la paix
définitive. Les professeurs de droit ont vainement essayé de réaliser
dogmatiquement la séparation entre le droit privé et le droit public, notion à
nous transmise par les doctrinaires, et dont la pratique pense ne pouvoir se
passer. L'insuccès des professeurs de droit ne nous surprend pas et il a amené
bien des personnes à abandonner cette action. En effet, cette séparation n'a
rien de dogmatique; le système du droit, qui est un, ne peut la connaître. C'est
une séparation historique, résultant du développement progressif et de la
victoire de l'idée du droit. L'idée du droit est d'abord réalisée dans la sphère
où le maintien de la paix est la plus indispensable pour assurer l'économie,
c'est-à-dire dans les relations entre les individus. C'est seulement pour la
civilisation qui se bâtit sur cette base que le maintien de la paix dans
d'autres sphères devient nécessaire pour le progrès. Le droit public est à son
service, il ne se distingue que par la forme du droit privé, et si l'on croit
sentir qu'il est d'une autre sorte, c'est qu'il a atteint beaucoup plus tard le
développement auquel était arrivé bien avant lui le droit privé. Dans le droit
public, la protection des droits acquis est encore beaucoup moins développée que
dans le domaine du droit privé(9).
Extérieurement, la jeunesse du droit public est reconnaissable au fait que dans
la science systématique elle est restée en arrière du droit privé. Le droit
international se trouve à un degré d'évolution encore plus reculé. Dans les
relations entre les États la violence arbitraire de la guerre passe encore, dans
certains cas, pour un expédient licite. Dans d'autres domaines régis par le
droit public cette violence arbitraire, sous le nom de révolution, est combattue
d'une manière non efficace encore, mais elle est déjà hors la loi et du point de
vue du droit privé elle apparaît absolument contraire au droit, bien que dans
quelques cas exceptionnels, et pour compléter la protection du droit, on la
déclare licite en tant que légitime défense.
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