DE L'ÉDUCATION DES PAUVRES DANS UNE SOCIÉTÉ LIBRE (Version imprimée)
par Jérémie T. A. Rostan*
Le Québécois Libre, 15 avril 2009, No 266.

Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/09/090415-8.htm


L’une des objections les plus populaires à l’idéal d’une société libre est, pour plagier Ayn Rand: « Qu’adviendra-t-il, alors, de ceux qui n’auront pas les moyens de s’éduquer? »

Plus précisément, cette critique peut avoir deux sens.

1/ Elle peut tout d’abord être purement sentimentale et égalitariste. Dans ce cas, elle signifie: certains enfants seront condamnés à la pauvreté par un tel système, ainsi que leurs propres enfants, etc.

2/ Mais elle peut aussi se prétendre neutre, ou du moins se fonder sur un simple souci d’utilité sociale et d’efficacité économique: l’absence d’éducation publique impliquerait un gâchis de la ressource la plus rare qui soit: le capital humain, l’intelligence humaine.

Face à cette double objection, trois types de réponse sont possibles.

1/ On peut tout d’abord accepter ces deux affirmations et néanmoins maintenir l’idéal d’une société libre, parce qu’elle est seule conforme au principe primum non nocere(1), c’est-à-dire au principe moral selon lequel il y a une différence entre le Bien et le Mal, le Mal consiste à agresser autrui, et aucun individu ne devrait jamais Mal agir.

En termes plus concrets, cette réponse revient à dire: certes, une société libre ne garantit pas l’« égalité des chances » en matière d’éducation; mais ne pas aider autrui ne revient pas à l’agresser. Au contraire, le simple financement obligatoire d’un système d’éducation public implique bien une telle violence. Certes, il se pourrait que cela implique une perte de productivité relativement à un système dans lequel l’État finance par la taxation une éducation non exclusive; mais une société libre serait préférable même dans ce cas, car elle l’est en termes de liberté individuelle, et non en raison de ses effets sociaux.

Une telle réponse est, bien entendu, rhétoriquement quasi-nulle, c’est-à-dire presque dénuée de tout pouvoir de conviction. En effet, peu de gens accordent suffisamment de valeur au principe de non-agression pour juger qu’une éducation publique ne « vaut » pas la taxation qui la finance. Cela tient en grande partie à la confusion régnant au sujet de la violence: une large majorité considère que l’inégalité des chances sur le plan de l'éducation constitue une violence bien plus grande que la taxation. Et cette erreur repose sur une autre: le préjugé socialiste selon lequel c’est la richesse des uns qui cause la pauvreté des autres.

Il n’est pas question de démontrer ici en bonne et due forme sa fausseté. Remarquons simplement que, si un enfant n’a pas de quoi s’éduquer, et si la responsabilité en incombe à quiconque, c’est d’abord à ses parents. Logiquement, si l’on veut que tous les enfants reçoivent une certaine éducation jugée nécessaire, on doit vouloir que l’État force les parents à allouer les fonds pour la payer. Mais il est illogique d’en conclure qu’il doit taxer d’autres individus qui, eux, n’ont rien à voir dans l’affaire.

Mais, ceux-là même qui défendent l’idéal d’une société libre en raison du principe primum non nocere le font, non seulement en raison de sa valeur morale (en soi), mais aussi parce qu’il est le mode d’organisation social le plus efficace. Les deux sont indissociables.

2/ Une deuxième réponse serait – pour paraphraser à nouveau Ayn Rand –: « Tous ceux qui désirent aider les enfants pauvres à s’éduquer seront libres de le faire. »

De fait, une société libre est une société dans laquelle chacun est en droit d’employer sa propriété privée comme il le préfère – y compris par des actes de charité.

Les gens semblent douter qu’une telle charité s’organiserait effectivement. Il en existe pourtant d’ores et déjà des preuves: non seulement les individus consacrent-ils une part de leurs revenus à de telles oeuvres, mais les entreprises elles-mêmes produisent des « biens publics » tels que des écoles gratuites pour défavorisés. Il en est ainsi, par exemple, du chocolatier américain Hershey’s, dont la « Milton Hershey School » (du nom de son fondateur) ouverte en 1909 offre aujourd’hui un toit et une éducation (de la maternelle au lycée) à plus de 1200 enfants.

D’ailleurs, si leurs clients, y compris potentiels, c’est-à-dire les consommateurs, accordent une grande valeur à des biens tels que l’éducation des défavorisés, on voit mal pourquoi de grands groupes se priveraient de l’excellente et très peu coûteuse (relativement à leurs budgets publicitaires) image qu’ils retireraient de leur production.

Objecter à une société libre le fait qu’elle ne garantirait pas l’éducation des enfants pauvres, c’est lui objecter qu’elle ne rendrait pas son financement obligatoire. Mais, si cette fin (l’éducation des enfants « défavorisés ») a de la valeur pour les membres de la société, alors il est inutile de le rendre obligatoire – sinon à de tout autres fins. Inversement, s’il était nécessaire de rendre obligatoire le financement de tels biens pour qu’ils soient produits parce qu’ils ne le seraient pas librement par charité, ce devrait être parce que les membres d’une société libre n’y accorderaient pas assez d’importance. Mais alors, il n’y a aucun raison d’en faire une objection à une société libre – laquelle est uniquement un système permettant aux individus de révéler leurs préférences.

3/ Cette seconde réponse, cependant, ne répond pas à la critique selon laquelle l’absence d’éducation publique est économiquement contre-productive.

Pour simplifier, disons que, lorsque l’État taxe l’ensemble des parents pour éduquer l’ensemble des enfants, il taxe en fait uniquement ceux qui pourraient éduquer leurs enfants dans une société libre pour subventionner ceux qui ne le pourraient pas. Si une telle action publique cessait, les premiers pourraient éduquer leurs enfants, mais les seconds ne le pourraient, semble-t-il, que par la charité des premiers. Mais celle-ci serait déterminée par la valeur sentimentale que les premiers donnent au fait que les enfants défavorisés soient éduqués, et non par la valeur économique de leur éducation (en termes de capital humain et de gains de productivité).

Notons immédiatement que ce même problème se pose lorsque l’éducation est un bien public « gratuit » financé par l’impôt: en l’absence de tout marché, le gouvernement est dans l’incapacité de savoir s’il « investit » trop, ou trop peu, dans l’éducation. Il est aussi dans l’incapacité de savoir s’il y investit bien en termes d’organisation, de méthodes, de programmes, etc. Typiquement, il risque d’y investir trop, et mal. Trop parce que, cet investissement étant public, son coût n’incombe pas à ceux qui en bénéficient (les individus éduqués, leurs éducateurs, etc.). Mal, parce que cet investissement n’est pas orienté, et donc pas guidé, par la recherche du profit.

Posons le problème en termes simples. Le seul problème (d’un point de vue d’efficacité économique) qui puisse se poser en matière d’éducation est l’existence de certains enfants ayant les capacités (intellectuelles, de travail, etc.) de profiter d’une éducation, mais ne disposant pas des moyens requis par un tel investissement, et la disponibilité d’un tel capital ne pouvant être utilisé de manière plus productive (c’est-à-dire mieux investi) ailleurs.

Si l’État est dans l’incapacité totale de résoudre, et même de poser ce problème, il en est de même pour les oeuvres de charité privées. Mais il n’en serait pas ainsi d’organisations à but lucratif, c’est-à-dire d’entreprises d’éducation.

Lorsqu’on défend l’éducation publique en termes d’efficacité économique, on accepte la prémisse selon laquelle un enfant constitue un capital intellectuel dont l’éducation améliore la productivité. Mais il est alors absurde d’affirmer qu’une société libre gâcherait les ressources que constituent des enfants pauvres, incapables de financer leur propre éducation. Un tel argument pourrait en effet être étendu a fortiori à l’ensemble des ressources non-humaines, lesquelles ne disposent pas non plus des ressources complémentaires nécessaires à leur enrichissement. Du point de vue d’un capitaliste, un enfant intelligent, capable de profiter d’une éducation, mais incapable de se l’offrir, constitue ni plus ni moins qu’une opportunité de profit. Voici comment.

Imaginons un enfant capable, mais pauvre, qui créerait 1000 $ de richesse par mois sans éducation, mais 6 000 $ avec un certain type de formation. Imaginons en outre que, sur ces 6000 $, 5000 $ soient les revenus sur le capital humain acquis par cette formation. Imaginons aussi qu’il contribue à 50% de cette formation par ses capacités et son travail, le reste étant attribuable à ses formateurs, etc.

Dans ces conditions, n’importe quel capitaliste a intérêt à investir jusqu’à 30 000 $ par an dans l’éducation de cet enfant, si ce dernier accepte en échange de lui verser tout au long de sa future carrière la part de son salaire correspondant au revenu de cet investissement (2 500 $ par mois)(2).

Il ne fait malheureusement aucun doute que les adversaires d’une société libre crieront ici à l’exploitation:

« Quoi?! Vous voulez donc que les capitalistes exploitent les capacités des enfants pauvres et leur incapacité à s’offrir une éducation en la leur "offrant" contre plus de 40% de leur salaire futur! »

Ce que ne voit pas une telle critique, premièrement, c’est que, par un tel contrat, l’enfant gagnera (hypothétiquement) 3 500 $, et non pas seulement 1000 $, par mois, comme cela serait le cas sans éducation. Dans ce salaire, on peut distinguer la part produite par ses seules capacités (1000 $), et la part produite par sa formation, ou plus exactement sa contribution à cette dernière (2 500 $). Dans notre exemple, le capitaliste reçoit aussi 2 500 $, parce qu’il a aussi contribué à 50% de cette formation. Les 40% en question sont le fruit de son épargne, et non du travail (passé ou présent) de celui qu’il a éduqué. Quant à l’enfant, son éducation ne lui coûte donc pas 40% de son salaire futur, mais uniquement le temps et les efforts qu’il y investit au cours de son enfance et de son adolescence – dont il recevra tous les fruits. Loin d'être un exemple d’exploitation, il s'agit ici de coopération entre l’éducateur et l’éduqué, tout comme entre deux partenaires investissant leurs capitaux dans une même entreprise.

Remarquons d’ailleurs que la situation serait exactement la même si l’enfant contractait un prêt d’étude. La seule différence est que le capitaliste serait alors un créditeur extérieur à cette entreprise éducative, et non son actionnaire à 50%.

De même, que se passe-t-il pour les enfants « favorisés » dont les parents sont capables de financer l’éducation? La seule différence est que la même éducation est payée avec des biens présents et non futurs (contrat d’éducation, emprunt). La seule différence est donc le taux d’intérêt. Ici, l’éduqué achète son éducation, au lieu de l’emprunter.

On a donc deux très bonnes raisons de penser qu’une société libre ne laisserait pas gâcher les capacités des enfants défavorisés à profiter d’une éducation: la première est que cela constituerait une opportunité de profit; la deuxième est que cela constitue une opportunité de prêt.

En outre, on peut démontrer qu’elle permettrait (seule) de tendre à ce que l’investissement dans ce domaine soit optimal. Pour faire simple, plus en enfant est défavorisé, moins il a de chance d’accéder à une éducation, plus il est susceptible d’accepter une escompte importante sur son salaire futur. De même, plus il est capable de profiter d’une éducation, plus son salaire futur peut être haut. Logiquement, donc, dans une société libre, des capitalistes financeraient concurremment (par l’investissement ou le prêt) l’éducation d’enfants défavorisés par ordre de profitabilité, en commençant par les plus défavorisés et capables, et en passant à d’autres de moins en moins défavorisés et capables, jusqu’à un certain point au-delà duquel les occasions de profit seraient nulles, c’est-à-dire jusqu’à un éduqué marginal dont l’éducation rapporterait tout juste autant qu’elle coûte – au capitaliste et à travers lui à la société entière. Ce sont en effet les consommateurs qui apprécient la valeur de l’éducation en jugeant des services qu’elle permet d’offrir et des biens qu’elle permet de produire, relativement à d’autres emplois possibles du même capital.

Au-delà de ce point, la charité devrait entrer en jeu. Mais remarquons qu’il s’agit, de part et d’autre de ce « point », d’un problème différent. Avant cette limite, le problème est celui des adolescents intelligents et travailleurs, mais défavorisés – auxquels ne manque que le capital nécessaire pour s’éduquer. Après cette limite, le problème est celui des adolescents ne pouvant tirer profit d’une éducation (étant donnée, notamment la rareté du capital), et dont l’éducation doit donc être financée à perte.

Bien entendu, la détermination de cette limite implique celle de paramètres (aussi variés que les capacités de tel adolescent, l’évolution du taux d’intérêt et de l’inflation, le type de formation qui lui sera le plus profitable, la longueur de sa carrière, l’avenir de tel marché, etc.) qui ne sont pas donnés, mais ne peuvent être que spéculés. À cet égard, des investisseurs privés sont mieux armés que l’État, ne serait-ce que parce que ce dernier ne pose pas le problème en ces termes. De même, on l’a dit, une administration de l’éducation est incapable de, et n’est pas incitée à, offrir des services d’éducation adaptés et efficaces. La recherche du profit et la libre concurrence, en revanche, assurent que ceux qui ne peuvent financer leur éducation se voient offrir des formations leur permettant de s’éduquer autant qu’ils sont capables d’en profiter, et d’en retirer tous les fruits. Réciproquement, l’absence d’éducation publique assure que les étudiants se fassent concurrence, et d’abord à eux-mêmes, pour offrir les meilleurs opportunités aux investisseurs.

Pour le dire d’un mot, la thèse défendue ici est: en dehors du fait que cela ne constitue de toute façon pas un problème moral (primum non nocere), ce qui permet de penser que l’accès des enfants capables, mais pauvres, à l’éducation ne poserait aucun problème dans une société libre est, outre que la charité y serait libre, qu’il n’y a aucune raison de penser que le capital humain n’y serait pas l’objet d’une occasion d'affaire.

À n’en pas douter, certains jugeront qu’une telle entreprise serait « ignoble ». Pour quelle raison? Offrir à un individu de l’éduquer pour en tirer profit, c’est reconnaître, d’une part, sa valeur: celle de ses capacités; et c’est reconnaître, d’autre part, qu’il est propriétaire de ce capital, dont on ne saurait tirer profit qu’en lui proposant un profit réciproque.

Notes

1. Grossièrement: « Règle numéro un: ne pas recourir à la violence. »
2. Cela suppose que le capitaliste anticipe un taux d’intérêt stable de 5%, une inflation 0, un risque 0 de défaut, une carrière de 45 ans, et un parcours scolaire et universitaire de 20 ans – de la Maternelle au Master, possiblement, avec 30 000 $ par an, dans les meilleures écoles et universités privées des États-Unis. (Notons, au passage que ceci pose l’importante question de savoir dans quelle mesure un enfant peut souscrire un contrat, et dans quelle mesure ses parents peuvent s’engager pour lui. Ce problème ne peut évidemment être traité ici.)

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* Jérémie T. A. Rostan est agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.