On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre
l'idée libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute
organisation de contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que
moyen de technique sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre
juridique, parce qu'il est d'avis que la société pourrait s'en passer
sans dommage. De l'anarchie, il ne redoute pas le désordre, car il croit
que les hommes, même sans contrainte, s'uniraient pour une action
sociale commune, en tenant compte de toutes les exigences de la vie en
société. En soi, l'anarchisme n'est ni libéral ni socialiste; il se meut
sur un autre plan. Celui qui tient l'idée essentielle de l'anarchisme
pour une erreur, considère comme une utopie la possibilité que jamais
les hommes puissent s'unir pour une action commune et paisible sans la
contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations; celui-là, qu'il
soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes. Toutes les
théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de l'enchaînement
logique des idées ont édifié leur système en écartant consciemment,
énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre
juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous
deux en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le
domaine de l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la
nécessité d'un ordre juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne
considère pas l'État comme un mal même nécessaire. Sa position vis-à-vis
du problème de l'État ne lui est pas dictée par son antipathie contre la
« personne » de l'État, mais par sa position en ce qui touche le
problème de la propriété. Voulant la propriété privée des moyens de
production, il doit logiquement repousser tout ce qui s'y oppose. À son
tour le socialisme, se détournant par principe de l'anarchisme, cherche
à élargir le domaine régi par l'organisation de contrainte de l'État.
Son but le plus marqué n'est-il pas de mettre fin à « l'anarchie de la
production »? Le socialisme ne supprime pas l'ordre juridique de l'État
et sa contrainte; il l'étend au contraire sur un domaine que le
libéralisme veut laisser libre de toute contrainte de l'État.
Les écrivains
socialistes, en particulier ceux qui recommandent le socialisme pour des
raisons morales, aiment assez représenter le socialisme comme étant la
forme de société qui recherche le bien et le mieux-être général, tandis
que le libéralisme n'a en vue que les intérêts d'une classe
particulière. On ne peut juger de la valeur ou de la non-valeur d'une
forme de société organisée, avant de s'être fait une image nette de ses
résultats. Or ce n'est que grâce à des enquêtes minutieuses qu'on pourra
vraiment dresser le bilan des réalisations libérales ou socialistes. La
prétention du socialisme d'être le seul à vouloir le mieux peut
être de prime abord rejetée, comme erronée. Car si le libéralisme combat
pour la propriété privée des moyens de production, ce n'est point par
égard pour les intérêts particuliers des propriétaires, mais parce qu'il
attend d'une constitution économique reposant sur la propriété privée
des ressources plus abondantes et meilleures pour tous. Dans
l'organisation économique libérale, la production est plus abondante que
dans l'organisation socialiste. Au surplus, ce ne sont pas seulement les
possédants qui en profitent et la lutte contre les idées fallacieuses du
socialisme n'est pas une défense des intérêts particuliers des riches.
Avec le socialisme, l'homme le plus pauvre serait lésé. Qu'on pense ce
qu'on veut de cette prétention du libéralisme; en tout cas il n'est pas
permis de l'accuser d'être une politique ne visant que les intérêts
particuliers d'une classe retreinte. Socialisme et libéralisme ne se
distinguent point par le but qu'ils poursuivent, mais par les moyens
qu'ils emploient pour y atteindre.
2. Les droits fondamentaux dans la théorie
socialiste |
Le libéralisme avait résumé son programme en un certain nombre de points
qu'il recommandait comme revendications du droit naturel. Ce sont là les
droits de l'homme et du citoyen, objet des luttes pour la libération des
esprits, au XVIIIe et au XIXe siècles. Ils sont inscrits en lettres d'or
dans les lois constitutionnelles qui ont vu le jour sous la poussée
révolutionnaires de cette époque. Était-ce là leur place? Question à
laquelle même des partisans du libéralisme pourraient répondre
négativement. Car leur forme et leur texte en font moins des paragraphes
du droit, propres à entrer dans une loi d'application pratique, qu'un
programme politique pour la législation et l'administration publique. En
tout cas, une chose est claire: il ne suffit pas de leur réserver un
accueil solennel dans les lois fondamentales de l'État et dans les
chartes constitutionnelles. Il faut que leur esprit pénètre tout l'État.
Cela n'a pas servi à grand-chose au citoyen autrichien que la loi
organique de l'État lui reconnût le droit « dans la limite des lois,
d'exprimer librement sa pensée par la parole, l'écrit, le livre ou
l'image classique ». Ces limites des lois n'en entravèrent pas moins la
libre expression de la pensée, comme si la loi organique n'avait jamais
été promulguée. L'Angleterre ignore le droit de libre expression de la
pensée, et pourtant dans ce pays la parole et la presse sont vraiment
libres, parce que l'esprit de liberté anime toute la législation
anglaise.
Sur le modèle de ces
droits politiques fondamentaux, quelques écrivains antilibéraux ont
essayé d'établir des droits économiques fondamentaux. Ils poursuivent un
double but. D'une part, ils veulent montrer l'insuffisance d'un ordre
social qui ne garantit même pas ces droits naturels de l'homme. D'autre
part, ils veulent y trouver matière à quelques formules voyantes, qui
seront utiles à la propagande de leurs idées. En général, ces écrivains
ne pensaient pas qu'il suffirait de fixer par une loi ces droits
fondamentaux pour bâtir un ordre social conforme à leur idéal. La
plupart des auteurs, du moins les plus anciens, savaient bien que le but
de leurs aspirations ne serait atteint qu'en passant par la
socialisation des moyens de production. Les droits économiques
fondamentaux devaient seulement servir à montrer les exigences
auxquelles devait répondre un ordre social. Ils étaient plus une
critique qu'un programme. Si nous les considérons de ce point de vue,
ils nous ouvriront des aperçus sur la tâche que le socialisme doit
accomplir suivant la pensée de ses chefs.
Avec Anton Menger, on a
pris l'habitude d'admettre trois droits économiques fondamentaux: le
droit au produit intégral du travail, le droit à l'existence et le droit
au travail(2).
Toute production demande
une action concertée des facteurs de production matériels et personnels;
elle est une combinaison dirigée du sol, du capital et du travail. Dans
quelle mesure les forces des chacun de ces facteurs ont-elles contribué
au succès de la production? C'est ce qu'il est difficile de découvrir.
Quelle part de la valeur du produit doit-on attribuer à chacun des
facteurs? C'est une question à laquelle l'homme qui dirige une
exploitation répond tous les jours, à toute heure. L'explication
scientifique n'en a été donnée que dans ces derniers temps, d'une
manière provisoirement suffisante, en attendant une solution définitive.
Des prix étant établis par le marché pour tous les facteurs de
production, à chacun est attribuée l'importance qui lui revient pour sa
collaboration au résultat de la production. Chaque facteur de production
reçoit dans le prix le produit de sa collaboration. Avec son salaire,
l'ouvrier reçoit le produit intégral de son travail. Ainsi, à la lumière
de la doctrine subjective des valeurs la revendication socialiste d'un
droit au produit intégral du travail apparaît comme un non-sens, ce
qu'elle n'est pas. C'est seulement les mots dans lesquels elle
s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour notre pensée scientifique
moderne; ils témoignent d'une conception qui voit seulement dans le
travail la source de la valeur d'un produit. Celui qui, pour la théorie
des valeurs, adopte ce point de vue, doit forcément considérer la
revendication pour l'abolition de la propriété privée des moyens de
production comme revendication connexe à celle du produit intégral du
travail pour l'ouvrier. En premier lieu, c'est une revendication
négative: exclusion de tout revenu, qui ne provient pas du travail. Mais
dès qu'on commence à vouloir construire un système tenant exactement
compte de ce principe, on voit surgir des difficultés insurmontables.
Car l'enchaînement d'idées qui a amené à poser le droit au produit
intégral du travail a pour base des théories insoutenables sur la
formation des valeurs. C'est là-dessus que tous ces systèmes ont échoué.
Finalement, leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils ne veulent rien
d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne provient pas
du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être obtenu que
par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit
intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années, il
ne resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la
propagande: suppression du revenu non mérité par le travail.
Le droit à l'existence
peut être conçu de plusieurs manières. Si par là on entend pour un
sans-travail pauvre, qui n'a aucun parent pour l'aider à subsister, le
droit à des moyens d'existence tout juste indispensables, il s'agit
alors d'une organisation très simple réalisée en fait depuis des
siècles, dans la plupart des communes. Sans doute cette organisation est
souvent loin d'être parfaite, et du fait peut-être qu'elle est issue des
oeuvres de charité religieuse et de l'assistance publique, elle n'a pas
non plus en général le caractère d'un droit public subjectif. Toutefois,
ce n'est pas ainsi que les socialistes entendent le droit à l'existence.
Ils le déterminent comme suit: « Tout membre de la société a droit aux
choses et aux services nécessaires à la conservation de son existence,
étant donné qu'ils doivent lui être assurés dans la mesure des
disponibilités présentes, et avant qu'il soit pourvu aux besoins moins
urgents des autres membres de la société. »(3)
Étant donné l'imprécision du concept: conservation de l'existence et
l'impossibilité de reconnaître et de comparer grâce à un critère
certain, le degré d'urgence dans les besoins des différents hommes, le
droit à l'existence aboutit à revendiquer une répartition aussi égale
que possible des biens de consommation. Cette revendication est exprimée
plus nettement encore dans une autre formule concernant le droit à
l'existence: personne ne doit manquer du nécessaire tant que d'autres
vivent dans le superflu. Il est bien évident que cette revendication ne
peut, du côté négatif, être satisfaite que si tous les moyens de
production sont socialisés et si le rendement de la production est
réparti par l'État. Que, du point de vue positif, l'on puisse tenir
compte de cette revendication, c'est une autre question qui a peu
préoccupé, semble-t-il, les champions du droit à l'existence. Le point
de vue qui les a guidés est que la nature elle-même assure à l'homme des
ressources suffisantes et que, si une grande partie de l'humanité est
insuffisamment pourvue, la faute en est à l'absurdité des institutions
sociales. Si l'on arrivait à enlever aux riches ce qu'ils consomment
au-delà du « nécessaire », tous alors pourraient vivre convenablement.
Après que Malthus(4),
dans ses lois touchant à la population, eut fait la critique de ces
illusions, les socialistes se sont vus dans la nécessité de leur donner
une autre forme. On accorde qu'avec la production non socialisé, il
n'est pas produit assez pour que tous soient pourvus largement. Mais le
socialisme accroîtra si merveilleusement la productivité du travail,
qu'il sera possible de créer pour une masse d'hommes innombrable un
véritable paradis. Même Marx(5),
toujours si prudent, pense que la société socialiste sera en mesure de
faire une répartition correspondant exactement aux besoins de chaque
individu.
Une chose est bien
certaine, la reconnaissance du droit à l'existence, tel que l'entendent
les théoriciens du socialisme, ne saurait avoir lieu sans la
socialisation des moyens de production. Anton Menger a, il est vrai,
admis comme possible la coexistence de l'ordre fondé sur le droit privé
qui subsisterait à côté du droit à l'existence. Les droits qu'ont tous
les citoyens d'exiger que soient satisfaits tous les besoins
indispensables à leur existence seraient considérés comme des
hypothèques grevant le revenu national, hypothèques qui doivent être
purgées avant que ne soit accordé à certaines personnes privilégiées un
revenu non issu du travail. Menger doit du reste reconnaître lui aussi
qu'une réalisation intégrale du droit à l'existence prendrait une part
si importante du revenu non issu du travail, dépouillerait à tel point
la propriété privée de sa valeur économique, que cette propriété privée
finirait bientôt par se transformer en propriété collective(6).
Si Menger n'avait pas oublié que le droit à l'existence pourrait
difficilement être appliqué autrement que comme droit à une répartition
égale des biens de consommation, il n'aurait pu maintenir sa position
conciliatrice vis-à-vis de la propriété privée des moyens de production.
Le droit au travail est
en relation étroite avec le droit à l'existence(7).
La pensée sur laquelle il est fondé n'est pas tant d'abord celle d'un
droit au travail que celle du devoir qu'on a de travailler. Les lois,
qui reconnaissent à celui qui est incapable de travailler une sorte de
droit à être pourvu des choses nécessaires, excluent de cette faveur
celui qui est capable de travailler. On ne lui accorde que le droit
d'obtenir du travail. Les écrivains socialistes, et à leur suite les
anciens politiciens socialistes, se font de ce droit une autre idée. Ils
le transforment – d'une manière plus ou moins précise – en un droit à un
travail qui répond, aux préférences et aux capacités de l'ouvrier et qui
lui procure un salaire suffisant à ses besoins d'existence. Dans ce
droit au travail, au sens ainsi étendu, l'on trouve la même idée qui a
donné naissance au droit à l'existence: dans l'État naturel, qui exista
avant l'ordre social et en dehors de l'ordre social reposant sur la
propriété privée, dans l'État naturel qui pourrait être rétabli dès
qu'une constitution socialiste aurait aboli l'ancien ordre social,
chacun aurait la faculté de se procurer un très suffisant revenu. La
société bourgeoise est coupable d'avoir fait disparaître cet État si
satisfaisant, aussi doit-elle dédommager par un équivalent ceux qui ont
perdu à cette disparition et cet équivalent, c'est précisément le droit
au travail. Comme on le voit, toujours la même idée fixe d'une nature
pourvoyant suffisamment à l'entretien de l'homme en dehors de toute
société fondée au cours de l'histoire. Cependant, la nature ne connaît
ni n'accorde aucun droit, elle ne fournit que chichement les moyens de
subsistance pour des besoins s'accroissant de jour en jour à l'infini et
c'est précisément pour cela que l'homme a été forcé d'organiser une
économie sociale. C'est seulement de cette économie que naît la
coopération de tous les membres de la société, parce qu'ils ont reconnu
qu'elles accroissent la productivité et améliorait les conditions
d'existence. Les déductions des champions du droit au travail et du
droit à l'existence, partent de l'idée suivante, empruntée aux théories
les plus naïves du droit naturel: à l'origine, dans la libre nature,
l'individu était heureux; la société étant cause que sa situation a
empiré, a dû pour se faire tolérer lui reconnaître un certain nombre de
droits.
Dans l'équilibre de
l'économie nationale, il n'y a pas de forces de travail inoccupées. Le
chômage est la suite d'une transformation économique. Dans un système
économique que n'entravent pas les empiètements de l'administration ou
des syndicats, le chômage n'est qu'un phénomène passager, que les
changements dans l'échelle des salaires tendent à faire disparaître. Par
des moyens appropriés (par exemple, en développant les offices de
placement) et avec un marché du travail entièrement libre, c'est-à-dire:
libre circulation des personnes, suppression de toutes les contraintes
apportées au libre choix d'une profession et au changement de
profession, par tous ces moyens issus du mécanisme même de l'économie,
l'on arriverait à réduire à tel point les cas isolés de chômage, qu'il
cesserait d'être un mal vraiment sérieux(8).
Cependant le désir de reconnaître à chaque citoyen un droit à travailler
dans sa profession pour un salaire qui ne soit pas inférieur à celui
d'autres travaux qui sont davantage demandés, est une absurdité.
L'économie d'un pays ne peut se passer d'un moyen qui force à changer de
profession. Sous cette forme, le droit au travail est irréalisable et
non pas seulement dans un ordre social reposant sur la propriété privée
des moyens de production. L'État socialiste non plus ne pourrait
reconnaître au travailleur le droit d'exercer son activité juste dans sa
profession habituelle. Il lui faudrait la faculté d'employer les
travailleurs là où l'on en a précisément besoin.
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