LIBÉRALISME ET SOCIALISME – LE SOCIALISME * (Version imprimée)
par
Ludwig von Mises (1881-1973)**
Le Québécois Libre, 15 mai 2009, No 267.
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http://www.quebecoislibre.org/09/090515-10.htm
1. L'État et l'Économie
Le socialisme est le passage des moyens de production de la propriété
privée à la propriété de la société organisée, de l'État(1).
L'État socialiste est propriétaire de tous les moyens de production
matériels et partant, le dirigeant de la production générale. On oublie
trop souvent qu'il n'est pas nécessaire que le passage de la propriété
mise sous la puissance de l'État et à sa disposition s'accomplisse selon
les formes établies par le droit pour les transmissions de propriété à
une époque historique qui repose sur la propriété privée des moyens de
production; il importe encore moins qu'on use pour cette opération du
vocabulaire traditionnel du droit privé. La propriété est la possibilité
de disposer d'un bien. Si cette possibilité est comme détachée de son
nom traditionnel, si elle est affectée à une institution juridique
portant un nom nouveau, tout cela est pour l'essentiel sans importance.
Il ne faut pas s'en tenir au mot, mais au fait lui-même. L'évolution
vers le socialisme ne s'est point accomplie par un transfert purement
formel à l'État. La restriction des droits du propriétaire est aussi un
moyen de socialisation. La faculté de disposer de son bien lui est
retirée bribe par bribe. Si l'État s'assure une influence toujours plus
importante sur l'objet et les méthodes de la production, s'il exige une
part toujours plus grande du bénéfice de la production, la part du
propriétaire est restreinte de jour en jour; finalement il ne lui reste
plus que le mot vide de propriété, la propriété même étant entièrement
passée aux mains de l'État.
On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre
l'idée libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute
organisation de contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que
moyen de technique sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre
juridique, parce qu'il est d'avis que la société pourrait s'en passer
sans dommage. De l'anarchie, il ne redoute pas le désordre, car il croit
que les hommes, même sans contrainte, s'uniraient pour une action
sociale commune, en tenant compte de toutes les exigences de la vie en
société. En soi, l'anarchisme n'est ni libéral ni socialiste; il se meut
sur un autre plan. Celui qui tient l'idée essentielle de l'anarchisme
pour une erreur, considère comme une utopie la possibilité que jamais
les hommes puissent s'unir pour une action commune et paisible sans la
contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations; celui-là, qu'il
soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes. Toutes les
théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de l'enchaînement
logique des idées ont édifié leur système en écartant consciemment,
énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre
juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous
deux en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le
domaine de l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la
nécessité d'un ordre juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne
considère pas l'État comme un mal même nécessaire. Sa position vis-à-vis
du problème de l'État ne lui est pas dictée par son antipathie contre la
« personne » de l'État, mais par sa position en ce qui touche le
problème de la propriété. Voulant la propriété privée des moyens de
production, il doit logiquement repousser tout ce qui s'y oppose. À son
tour le socialisme, se détournant par principe de l'anarchisme, cherche
à élargir le domaine régi par l'organisation de contrainte de l'État.
Son but le plus marqué n'est-il pas de mettre fin à « l'anarchie de la
production »? Le socialisme ne supprime pas l'ordre juridique de l'État
et sa contrainte; il l'étend au contraire sur un domaine que le
libéralisme veut laisser libre de toute contrainte de l'État.
Les écrivains socialistes, en particulier ceux qui recommandent le
socialisme pour des raisons morales, aiment assez représenter le
socialisme comme étant la forme de société qui recherche le bien et le
mieux-être général, tandis que le libéralisme n'a en vue que les
intérêts d'une classe particulière. On ne peut juger de la valeur ou de
la non-valeur d'une forme de société organisée, avant de s'être fait une
image nette de ses résultats. Or ce n'est que grâce à des enquêtes
minutieuses qu'on pourra vraiment dresser le bilan des réalisations
libérales ou socialistes. La prétention du socialisme d'être le seul
à vouloir le mieux peut être de prime abord rejetée, comme erronée.
Car si le libéralisme combat pour la propriété privée des moyens de
production, ce n'est point par égard pour les intérêts particuliers des
propriétaires, mais parce qu'il attend d'une constitution économique
reposant sur la propriété privée des ressources plus abondantes et
meilleures pour tous. Dans l'organisation économique libérale, la
production est plus abondante que dans l'organisation socialiste. Au
surplus, ce ne sont pas seulement les possédants qui en profitent et la
lutte contre les idées fallacieuses du socialisme n'est pas une défense
des intérêts particuliers des riches. Avec le socialisme, l'homme le plus
pauvre serait lésé. Qu'on pense ce qu'on veut de cette prétention du
libéralisme; en tout cas il n'est pas permis de l'accuser d'être une
politique ne visant que les intérêts particuliers d'une classe
retreinte. Socialisme et libéralisme ne se distinguent point par le but
qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour y
atteindre.
2. Les droits fondamentaux dans la théorie socialiste
Le libéralisme avait résumé son programme en un
certain nombre de points qu'il recommandait comme revendications du
droit naturel. Ce sont là les droits de l'homme et du citoyen, objet des
luttes pour la libération des esprits, au XVIIIe et au XIXe siècles. Ils
sont inscrits en lettres d'or dans les lois constitutionnelles qui ont
vu le jour sous la poussée révolutionnaires de cette époque. Était-ce là
leur place? Question à laquelle même des partisans du libéralisme
pourraient répondre négativement. Car leur forme et leur texte en font
moins des paragraphes du droit, propres à entrer dans une loi
d'application pratique, qu'un programme politique pour la législation et
l'administration publique. En tout cas, une chose est claire: il ne
suffit pas de leur réserver un accueil solennel dans les lois
fondamentales de l'État et dans les chartes constitutionnelles. Il faut
que leur esprit pénètre tout l'État. Cela n'a pas servi à grand-chose au
citoyen autrichien que la loi organique de l'État lui reconnût le droit
« dans la limite des lois, d'exprimer librement sa pensée par la parole,
l'écrit, le livre ou l'image classique ». Ces limites des lois n'en
entravèrent pas moins la libre expression de la pensée, comme si la loi
organique n'avait jamais été promulguée. L'Angleterre ignore le droit de
libre expression de la pensée, et pourtant dans ce pays la parole et la
presse sont vraiment libres, parce que l'esprit de liberté anime toute
la législation anglaise.
Sur le modèle de ces droits politiques fondamentaux, quelques écrivains
antilibéraux ont essayé d'établir des droits économiques fondamentaux.
Ils poursuivent un double but. D'une part, ils veulent montrer
l'insuffisance d'un ordre social qui ne garantit même pas ces droits
naturels de l'homme. D'autre part, ils veulent y trouver matière à
quelques formules voyantes, qui seront utiles à la propagande de leurs
idées. En général, ces écrivains ne pensaient pas qu'il suffirait de
fixer par une loi ces droits fondamentaux pour bâtir un ordre social
conforme à leur idéal. La plupart des auteurs, du moins les plus
anciens, savaient bien que le but de leurs aspirations ne serait atteint
qu'en passant par la socialisation des moyens de production. Les droits
économiques fondamentaux devaient seulement servir à montrer les
exigences auxquelles devait répondre un ordre social. Ils étaient plus
une critique qu'un programme. Si nous les considérons de ce point de vue,
ils nous ouvriront des aperçus sur la tâche que le socialisme doit
accomplir suivant la pensée de ses chefs.
Avec Anton Menger, on a pris l'habitude d'admettre trois droits
économiques fondamentaux: le droit au produit intégral du travail, le
droit à l'existence et le droit au travail(2).
Toute production demande une action concertée des facteurs de production
matériels et personnels; elle est une combinaison dirigée du sol, du
capital et du travail. Dans quelle mesure les forces des chacun de ces
facteurs ont-elles contribué au succès de la production? C'est ce qu'il
est difficile de découvrir. Quelle part de la valeur du produit doit-on
attribuer à chacun des facteurs? C'est une question à laquelle l'homme
qui dirige une exploitation répond tous les jours, à toute heure.
L'explication scientifique n'en a été donnée que dans ces derniers
temps, d'une manière provisoirement suffisante, en attendant une
solution définitive. Des prix étant établis par le marché pour tous les
facteurs de production, à chacun est attribuée l'importance qui lui
revient pour sa collaboration au résultat de la production. Chaque
facteur de production reçoit dans le prix le produit de sa
collaboration. Avec son salaire, l'ouvrier reçoit le produit intégral de
son travail. Ainsi, à la lumière de la doctrine subjective des valeurs la
revendication socialiste d'un droit au produit intégral du travail
apparaît comme un non-sens, ce qu'elle n'est pas. C'est seulement les
mots dans lesquels elle s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour
notre pensée scientifique moderne; ils témoignent d'une conception qui
voit seulement dans le travail la source de la valeur d'un produit.
Celui qui, pour la théorie des valeurs, adopte ce point de vue, doit
forcément considérer la revendication pour l'abolition de la propriété
privée des moyens de production comme revendication connexe à celle du
produit intégral du travail pour l'ouvrier. En premier lieu, c'est une
revendication négative: exclusion de tout revenu, qui ne provient pas du
travail. Mais dès qu'on commence à vouloir construire un système tenant
exactement compte de ce principe, on voit surgir des difficultés
insurmontables. Car l'enchaînement d'idées qui a amené à poser le droit
au produit intégral du travail a pour base des théories insoutenables
sur la formation des valeurs. C'est là-dessus que tous ces systèmes ont
échoué. Finalement, leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils ne veulent
rien d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne provient
pas du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être obtenu
que par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit
intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années, il
ne resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la
propagande: suppression du revenu non mérité par le travail.
Le droit à l'existence peut être conçu de plusieurs manières. Si par là
on entend pour un sans-travail pauvre, qui n'a aucun parent pour l'aider
à subsister, le droit à des moyens d'existence tout juste
indispensables, il s'agit alors d'une organisation très simple réalisée
en fait depuis des siècles, dans la plupart des communes. Sans doute
cette organisation est souvent loin d'être parfaite, et du fait
peut-être qu'elle est issue des oeuvres de charité religieuse et de
l'assistance publique, elle n'a pas non plus en général le caractère
d'un droit public subjectif. Toutefois, ce n'est pas ainsi que les
socialistes entendent le droit à l'existence. Ils le déterminent comme
suit: « Tout membre de la société a droit aux choses et aux services
nécessaires à la conservation de son existence, étant donné qu'ils
doivent lui être assurés dans la mesure des disponibilités présentes, et
avant qu'il soit pourvu aux besoins moins urgents des autres membres de
la société. »(3)
Étant donné l'imprécision du concept: conservation de l'existence et
l'impossibilité de reconnaître et de comparer grâce à un critère
certain, le degré d'urgence dans les besoins des différents hommes, le
droit à l'existence aboutit à revendiquer une répartition aussi égale
que possible des biens de consommation. Cette revendication est exprimée
plus nettement encore dans une autre formule concernant le droit à
l'existence: personne ne doit manquer du nécessaire tant que d'autres
vivent dans le superflu. Il est bien évident que cette revendication ne
peut, du côté négatif, être satisfaite que si tous les moyens de
production sont socialisés et si le rendement de la production est
réparti par l'État. Que, du point de vue positif, l'on puisse tenir
compte de cette revendication, c'est une autre question qui a peu
préoccupé, semble-t-il, les champions du droit à l'existence. Le point
de vue qui les a guidés est que la nature elle-même assure à l'homme des
ressources suffisantes et que, si une grande partie de l'humanité est
insuffisamment pourvue, la faute en est à l'absurdité des institutions
sociales. Si l'on arrivait à enlever aux riches ce qu'ils consomment au-delà du « nécessaire », tous alors pourraient vivre convenablement.
Après que Malthus(4),
dans ses lois touchant à la population, eut fait la critique de ces
illusions, les socialistes se sont vus dans la nécessité de leur donner
une autre forme. On accorde qu'avec la production non socialisé, il n'est
pas produit assez pour que tous soient pourvus largement. Mais le
socialisme accroîtra si merveilleusement la productivité du travail,
qu'il sera possible de créer pour une masse d'hommes innombrable un
véritable paradis. Même Marx(5),
toujours si prudent, pense que la société socialiste sera en mesure de
faire une répartition correspondant exactement aux besoins de chaque
individu.
Une chose est bien certaine, la reconnaissance du droit à l'existence,
tel que l'entendent les théoriciens du socialisme, ne saurait avoir lieu
sans la socialisation des moyens de production. Anton Menger a, il est
vrai, admis comme possible la coexistence de l'ordre fondé sur le droit
privé qui subsisterait à côté du droit à l'existence. Les droits qu'ont
tous les citoyens d'exiger que soient satisfaits tous les besoins
indispensables à leur existence seraient considérés comme des
hypothèques grevant le revenu national, hypothèques qui doivent être
purgées avant que ne soit accordé à certaines personnes privilégiées un
revenu non issu du travail. Menger doit du reste reconnaître lui aussi
qu'une réalisation intégrale du droit à l'existence prendrait une part
si importante du revenu non issu du travail, dépouillerait à tel point
la propriété privée de sa valeur économique, que cette propriété privée
finirait bientôt par se transformer en propriété collective(6).
Si Menger n'avait pas oublié que le droit à l'existence pourrait
difficilement être appliqué autrement que comme droit à une répartition
égale des biens de consommation, il n'aurait pu maintenir sa position
conciliatrice vis-à-vis de la propriété privée des moyens de production.
Le droit au travail est en relation étroite avec le droit à l'existence(7).
La pensée sur laquelle il est fondé n'est pas tant d'abord celle d'un
droit au travail que celle du devoir qu'on a de travailler. Les lois,
qui reconnaissent à celui qui est incapable de travailler une sorte de
droit à être pourvu des choses nécessaires, excluent de cette faveur
celui qui est capable de travailler. On ne lui accorde que le droit
d'obtenir du travail. Les écrivains socialistes, et à leur suite les
anciens politiciens socialistes, se font de ce droit une autre idée. Ils
le transforment – d'une manière plus ou moins précise – en un droit à un
travail qui répond, aux préférences et aux capacités de l'ouvrier et qui
lui procure un salaire suffisant à ses besoins d'existence. Dans ce
droit au travail, au sens ainsi étendu, l'on trouve la même idée qui a
donné naissance au droit à l'existence: dans l'État naturel, qui exista
avant l'ordre social et en dehors de l'ordre social reposant sur la
propriété privée, dans l'État naturel qui pourrait être rétabli dès
qu'une constitution socialiste aurait aboli l'ancien ordre social,
chacun aurait la faculté de se procurer un très suffisant revenu. La
société bourgeoise est coupable d'avoir fait disparaître cet État si
satisfaisant, aussi doit-elle dédommager par un équivalent ceux qui ont
perdu à cette disparition et cet équivalent, c'est précisément le droit
au travail. Comme on le voit, toujours la même idée fixe d'une nature
pourvoyant suffisamment à l'entretien de l'homme en dehors de toute
société fondée au cours de l'histoire. Cependant, la nature ne connaît ni
n'accorde aucun droit, elle ne fournit que chichement les moyens de
subsistance pour des besoins s'accroissant de jour en jour à l'infini et
c'est précisément pour cela que l'homme a été forcé d'organiser une
économie sociale. C'est seulement de cette économie que naît la
coopération de tous les membres de la société, parce qu'ils ont reconnu
qu'elles accroissent la productivité et améliorait les conditions
d'existence. Les déductions des champions du droit au travail et du
droit à l'existence, partent de l'idée suivante, empruntée aux théories
les plus naïves du droit naturel: à l'origine, dans la libre nature,
l'individu était heureux; la société étant cause que sa situation a
empiré, a dû pour se faire tolérer lui reconnaître un certain nombre de
droits.
Dans l'équilibre de l'économie nationale, il n'y a pas de forces de
travail inoccupées. Le chômage est la suite d'une transformation
économique. Dans un système économique que n'entravent pas les
empiètements de l'administration ou des syndicats, le chômage n'est
qu'un phénomène passager, que les changements dans l'échelle des
salaires tendent à faire disparaître. Par des moyens appropriés (par
exemple, en développant les offices de placement) et avec un marché du
travail entièrement libre, c'est-à-dire: libre circulation des
personnes, suppression de toutes les contraintes apportées au libre
choix d'une profession et au changement de profession, par tous ces
moyens issus du mécanisme même de l'économie, l'on arriverait à réduire
à tel point les cas isolés de chômage, qu'il cesserait d'être un mal
vraiment sérieux(8).
Cependant le désir de reconnaître à chaque citoyen un droit à travailler
dans sa profession pour un salaire qui ne soit pas inférieur à celui
d'autres travaux qui sont davantage demandés, est une absurdité.
L'économie d'un pays ne peut se passer d'un moyen qui force à changer de
profession. Sous cette forme, le droit au travail est irréalisable et non
pas seulement dans un ordre social reposant sur la propriété privée des
moyens de production. L'État socialiste non plus ne pourrait reconnaître
au travailleur le droit d'exercer son activité juste dans sa profession
habituelle. Il lui faudrait la faculté d'employer les travailleurs là où
l'on en a précisément besoin.
Les trois droits fondamentaux de l'économie – dont le nombre pourrait du
reste être facilement augmenté – appartiennent à une époque périmée des
revendications sociales. Ils n'ont aujourd'hui d'autre importance que
celle d'offrir à la propagande des slogans populaires. Le programme de
réforme social qui les a refoulés est le socialisme exigeant la
socialisation des moyens de production.
3. Collectivisme et Socialisme
L'antinomie du réalisme et du nominalisme qui depuis Platon et Aristote
n'a cessé de pénétrer l'histoire de la pensée humaine, se manifeste
aussi dans la philosophie sociale(9).
Par la position qu'ils occupent vis-à-vis du problème des groupements
sociaux, le collectivisme et l'individualisme se séparent comme le font
l'universalisme et le nominalisme par leur position en face des concepts
d'espèces. Dans la philosophie, cette antinomie, par sa position
vis-à-vis de l'idée de Dieu, revêt une signification qui dépasse de
beaucoup la recherche scientifique. Dans la science sociale, cette
antinomie revêt la plus haute importance politique. Les puissances qui
existent et veulent continuer à exister puisent dans le système
idéologique du collectivisme les armes qui leur serviront à défendre
leurs droits. Mais ici aussi le nominalisme est une force qui n'est
jamais en repos et qui veut toujours marcher de l'avant. De même que
dans la philosophie il dissout les vieux concepts de la spéculation
métaphysique, il met aussi en pièces la métaphysique du collectivisme
sociologique.
L'abus pour des fins politiques d'une antinomie qui à l'origine n'a
qu'une valeur théorique de recherche de la connaissance apparaît
nettement sous cette forme de finalité qu'elle revêt, sans qu'on pût s'y
attendre, dans l'éthique et la politique. Ici le problème est posé
autrement que dans la philosophie pure. Le but est-il l'individu, ou la
collectivité, voilà la question(10).
C'est ainsi qu'on présuppose une antinomie entre les buts des individus,
et ceux des groupements collectifs. La dispute sur le réalisme ou le
nominalisme des concepts devient une dispute sur la préséance des buts.
Par là une difficulté nouvelle surgit pour le collectivisme. Comme il y
a différents groupements sociaux (dont les buts semblent se contrarier
comme ceux des individus et des collectivités), il faut vider la
querelle de leurs intérêts divergents. Sans doute le collectivisme
pratique s'en soucie peu. Il a conscience d'être l'apologiste des forces
maîtresses et en tant que science policière il ne demande qu'à servir à
la protection de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, tout comme la
police politique.
L'opposition entre l'individualisme et le collectivisme a été surmonté
par la philosophie sociale individualiste du siècle des lumières. On la
dénomme individualiste parce que sa première tâche fut de frayer la voie
à la future philosophie sociale en faisant disparaître les concepts du
collectivisme alors en vigueur. Mais à la place des idoles du
collectivisme renversées, elle n'a pas le moins du monde instauré le
culte de l'individu. En prenant pour point de départ de la pensée
sociologique la doctrine de l'harmonie des intérêts, elle fonde la
science sociale moderne et montre l'inexistence de cette fameuse
opposition des buts, objet du litige. Car la société n'est possible que
si l'individu trouve en elle un renforcement de son propre moi et de sa
propre volonté.
Le collectivisme d'aujourd'hui ne puise pas sa force dans un besoin
interne de la pensée scientifique moderne, mais bien dans la volonté
politique d'une époque favorable au mysticisme et au romantisme. Les
mouvements intellectuels sont la révolte de la pensée contre l'inertie,
de l'élite contre la masse, révolte de ceux qui sont forts, parce que
leur esprit est fort, contre ceux qui ne sentent que dans la masse et
dans la horde et ne comptent que parce qu'ils sont nombreux. Le
collectivisme est le contraire de tout cela; il est l'arme de ceux qui
veulent tuer l'esprit et la pensée. Il enfante la « nouvelle idole »,
« le plus glacé des monstres glacés », l'État(11).
En faisant de cet être mystérieux un dieu qu'une imagination déréglée
pare de toutes les qualités et purifie de toutes les scories(12),
un dieu auquel on se déclare prêt à tout sacrifier, le collectivisme
entend rompre tous les liens qui relient la pensée sociologique à la
pensée scientifique. Cela est surtout évident chez ces penseurs qui
cherchaient, avec la critique la plus âpre, à libérer la pensée
scientifique de toute promiscuité avec les éléments téléologiques. Ce
qui ne les empêchait pas, pour la recherche de la connaissance dans le
domaine social, de s'attarder aux idées traditionnelles, aux modes de
pensée de la téléologie et même, en voulant justifier cette manière de
procéder, de barrer la route où la sociologie aurait pu de haute lutte
conquérir cette liberté de pensée que les sciences naturelles venaient
d'atteindre pour elles-mêmes. Dans sa théorie de la connaissance de la
nature, Kant n'admet l'existence d'aucun Dieu, d'aucun dirigeant de la
nature, cependant il regarde l'histoire « comme l'exécution d'un plan
caché de la nature pour réaliser une constitution d'état intérieurement
parfaite (et pour ce but extérieurement aussi), seule forme dans
laquelle il sera possible de développer toutes les aptitudes de
l'humanité »(13).
Chez Kant, l'on peut se rendre compte nettement que le collectivisme
moderne n'a plus rien à voir avec le vieux réalisme de l'entendement.
Bien plus, issu de besoins politiques et non philosophiques, le
collectivisme occupe en dehors de la science une position particulière
que des attaques de critique scientifique ne sauraient ébranler. Dans la
seconde partie de ses « Idées pour une philosophie de l'histoire de
l'humanité », Herder avait attaqué avec violence la philosophie critique
de Kant qui, entachée d'averroïsme, lui semblait une personnification,
une hypostasie du général. Si quelqu'un, disait Herder, voulait prouver
que ce n'est pas l'individu humain, mais la race, qui est le sujet de
l'éducation et de la culture, il exprimerait quelque chose
d'inintelligible « attendu que race et espèce ne sont que des idées
générales, qui n'ont d'existence qu'en tant qu'existant dans des êtres
individuels ». Quand bien même on accorderait à cette idée générale
toutes les perfections de l'humanité, de la culture, et de la plus haute
liberté d'esprit, « on aurait autant contribué à la véritable histoire
de notre espèce, que si je parlais de l'animalité, de la pierreté, de la
métallité en général et parais ces abstractions des attributs du reste
contradictoires que l'on trouve chez quelques individus pris à part. »(14)
Dans sa réponse à Herder, Kant fait le départ entre le collectivisme
politico-éthique et le réalisme philosophique de l'entendement. « Celui
qui dirait: aucun cheval n'a de cornes, mais l'espèce chevaline est tout
de même cornue, ne ferait que dire une stupidité. Car "espèce" ne
signifie rien de plus que la caractéristique par où concordent tous les
individus d'une espèce. Mais si l'espèce humaine n'est autre chose,
selon le sens habituel, que l'ensemble d'une série de procréations
s'étendant à l'infini (dans l'indéterminé); si l'on admet que cette
série se rapproche incessamment de la ligne de sa destinée, il n'y aura
aucune contradiction à dire que dans toutes ses parties l'espèce humaine
est asymptotique par rapport à cette ligne de destinée, et que pourtant
dans l'ensemble elle se rencontre avec elle, en d'autres termes,
qu'aucun des membres issus des procréations de l'espèce humaine, mais
seulement l'espèce humaine dans son ensemble n'atteint complètement la
ligne de sa destinée. Le mathématicien peut là-dessus donner des
explications. Le philosophe dirait: La destinée de l'espèce humaine dans
son ensemble est un progrès continu et l'achèvement vers la perfection
de cette destinée n'est sans doute qu'une idée, mais une idée très utile
pour le but vers lequel, conformément aux intentions de la providence,
doivent se porter nos aspirations. »(15)
Le caractère finaliste du collectivisme est ici nettement reconnu, et
ainsi se creuse entre lui et la recherche désintéressée de la
connaissance un fossé qui ne saurait être comblé. La connaissance des
intentions secrètes de la nature dépasse le domaine de l'expérience, et
nous ne trouvons dans notre pensée aucun élément qui nous permette de
rien conclure touchant l'existence et les modes de ces intentions
secrètes. Le comportement des individus et des groupes sociaux que nous
pouvons observer ne nous permet aucune hypothèse à ce sujet. Entre
l'expérience et des hypothèses que nous devrions ou voudrions adopter,
il est impossible d'établir une liaison logique. Aucune hypothèse ici ne
saurait combler une lacune béante. On nous dit de croire – parce que
cela ne peut être prouvé – que le monde fait, sans qu'il le veuille, ce
que veut la nature qui sait mieux que nous ce qui est utile à l'espèce,
et non à l'individu(16).
Ce n'est point là le procédé habituellement en honneur dans la science.
C'est que le collectivisme n'est point issu d'une nécessité
scientifique, mais uniquement des besoins politiques. Aussi ne se
contente-t-il pas comme le réalisme idéologique d'attester l'existence
réelle des groupements sociaux et de les désigner comme étant des
organismes et des êtres vivants, il les idéalise et les promeut au rang
des dieux dans le ciel. Gierke déclare en toute tranquillité que l'on
doit rester fermement attaché à « l'idée de l'unité réelle de la
communauté » parce que seule elle permet d'exiger de l'individu qu'il
mette toutes ses forces et sa vie au service de la nation et de l'État(17).
Lessing avait déjà dit que le collectivisme n'était que « le déguisement
de la tyrannie »(18).
S'il y avait cette opposition, comme la doctrine collectiviste le
prétend, entre les intérêts généraux de la collectivité et les intérêts
particuliers des individus, toute collaboration sociale des hommes
serait impossible. L'état naturel des relations entre les hommes serait
la guerre de tous contre tous. Il ne saurait y avoir de paix ni
d'entente mutuelle, seulement des trêves momentanées, dues à
l'épuisement d'une des troupes adverses et ne durant pas plus longtemps
que lui. L'individu serait, en puissance tout au moins, toujours en
rébellion contre la communauté et contre tous, comme il est en lutte
constante avec les bêtes sauvages et les bacilles. Aussi la conception
collectiviste de l'histoire, qui est complètement asociale, ne peut-elle
se représenter la formation des groupes sociaux que comme le résultat dû
à l'initiative d'un modeleur du monde dans le genre du démiurge
platonicien. Ses instruments sont dans l'histoire les héros, qui amènent
les hommes récalcitrants là où il entend les mener. La volonté de
l'individu ainsi est brisée. L'individu qui voudrait vivre pour lui seul
est contraint par les lieutenants de Dieu sur terre à obéir à la loi
morale, qui dans l'intérêt et pour le développement futur de la
communauté exige de lui le sacrifice de son bien-être.
La science sociale, elle, commence d'abord par surmonter ce dualisme.
Elle montre qu'à l'intérieur de la société, les intérêts des individus
se concilient, elle ne voit aucune opposition entre le tout et
l'individu, elle peut comprendre l'existence de la société sans avoir
recours aux dieux et aux héros. On peut se passer du démiurge coinçant
l'individu, à son corps défendant dans la collectivité, quand on a
reconnu que la liaison sociale apporte à l'individu plus qu'elle ne lui
prend. L'évolution vers des formes plus resserrées du lien social
devient intelligible, même sans l'hypothèse d'un « plan secret de la
nature », lorsque l'on a compris que chaque pas sur cette voie est utile
dès maintenant à celui qui s'avance et non pas seulement à ses
descendants éloignés.
Le collectivisme n'avait rien à opposer à la nouvelle théorie sociale.
S'il lui fait toujours le reproche de méconnaître l'importance des
collectivités, et surtout de l'État et de la nation, le collectivisme
prouve simplement qu'il n'a rien remarqué de la transformation qui sous
l'influence de la sociologie libérale a changé la face des problèmes. Le
collectivisme n'est plus arrivé à édifier un système cohérent de la vie
sociale. Tout ce qu'il a trouvé à dire, en mettant les choses au mieux,
c'est quelques aphorismes spirituels, et rien de plus. Il s'est révélé
absolument stérile; dans la sociologie générale aussi bien que dans
l'économie nationale, il n'a rien à son actif. Ce n'est point un hasard
si l'esprit allemand, longtemps dominé par les théories sociales de la
philosophie classique de Kant à Hegel, n'a pendant longtemps rien
produit de remarquable dans l'économie politique, et si ceux qui ont
rompu avec ces errements, d'abord Thünen et Gossen, puis les Autrichiens
Carl Menger, Böhm-Bawerk et Wieser n'avaient subi absolument aucune
influence de la philosophie étatique collectiviste.
Pour développer et édifier sa doctrine, le collectivisme rencontre de
grandes difficultés. Rien ne le montre mieux que la manière dont il
traite le problème de la volonté sociale. Ce n'est pas en parlant à
chaque instant de volonté de l'État, volonté du peuple, convictions du
peuple, qu'on a résolu le problème. La question de savoir comment se
forme la volonté collective des groupements sociaux reste entière. Cette
volonté collective non seulement diffère de celle des individus mais lui
est, sur des points importants, absolument opposée, donc elle ne peut
être considérée comme une somme ou une résultante des volontés
particulières. Chaque collectiviste selon ses opinions politiques,
religieuses ou nationales, admet une source différente d'où émane la
volonté collective. Au fond, il importe peu qu'on pense, à ce propos, aux
forces surnaturelles d'un roi ou d'un prêtre, ou qu'on considère une
caste, ou un peuple tout entier comme « lu ». Frédéric-Guillaume IV et
Guillaume II étaient persuadés que Dieu les avait revêtus d'une autorité
particulière; cette croyance était certainement pour eux l'aiguillon qui
les poussait à mettre en jeu toutes leurs forces, toute leur conscience.
Beaucoup de leurs contemporains pensaient comme eux et étaient prêts à
servir jusqu'à la dernière goutte de leur sang le roi que Dieu leur
avait donné. La science cependant n'est pas en état de prouver la vérité
d'une telle croyance, pas plus que la vérité d'une doctrine religieuse.
C'est que collectivisme n'est pas une science, mais une politique. Ce
qu'il enseigne, ce sont des jugements de valeur.
En général, le collectivisme est pour la socialisation des moyens de
production, parce que cette idée se rapproche davantage de sa conception
du monde. Mais il y a aussi des collectivistes partisans de la propriété
privée des moyens de production, parce qu'elle leur semble assurer au
mieux le bien-être de la communauté sociale, telle qu'ils se la
représentent(19).
D'un autre côté, on peut très bien, en dehors de toute influence des
idées collectivistes, être d'avis que la propriété privée des moyens de
production est moins apte à remplir les buts de l'humanité, que la
propriété collective.
Notes
1. L'expression « communiste » ne signifie rien de plus que « socialisme
». Si dans la dernière génération ces mots ont plusieurs fois échangé
leur signification, cela tenait aux questions de techniques qui
séparaient socialistes et communistes. Les uns et les autres poursuivent
la socialisation des moyens de production.
2. Cf. Anton Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in
geschichtlicher Darstellung, 4e éd., Stuttgart et Berlin, 1910, p.
6.
3. Cf. Anton Menger, ibid., p. 9.
4. Cf. Malthus, An Essay on the Principle of Population, 5e éd.,
Londres, 1887, t. III, pp. 154.
5. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Parteiprogramm von
Gotha, édit. Kreibich, Reichenberg, 1920, p. 17.
6. Cf. Anton Menger, ibid., p. 10.
7. Cf. Menger, ibid., pp. 110... Cf. Singer-Sieghart, Das
Recht auf Arbeit in geschichtlicher Darstellung, Iéna, 1895, pp. 1.
Cf. Mutasoff, Zur Geschichte des Rechts auf Arbeit mit besonderer
Rücksicht auf Charles Fourier, Berne, 1897, pp. 4.
8. Cf. mes ouvrages: Kritik des Interventionismus (Trad. fr.:
Critique de l'interventionnisme), Iéna, 1929, pp. 12. Die
Ursachen der Weltschaftskrise (Trad. fr.:
Les Raisons
de la crise économique – une contribution), Tubingue, 1931, pp.
15.
9. Cf. Prisbam, Die Entstehung der individualistischen Sozialphilosophie,
Leipzig, 1912, pp. 3.
10. C'est ainsi que Dietzel formule l'antinomie du principe individuel
et du principe social dans l'article: « Individualismus » du
Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 3e éd., t. V, p. 590. De
même Spengler, Preussentum und Sozialismus, Munich, 1920, p. 14.
11. Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, oeuvres, éd.
Krönersche Klassikerausgabe, t. VI, p. 69.
12. « L'État étant conçu comme un être idéal, on le pare de toutes les
qualités que l'on rêve et on le dépouille de toutes les faiblesses que
l'on hait. » (P. Leroy-Beaulieu, L'État moderne et ses fonctions,
3e éd., Paris, 1900, p. 11). Cf. aussi Bamberger, Deutschland und der
Sozialismus, Leipzig, 1878, pp. 86.
13. Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in
weltbürgerlicher Absicht (Sämtliche Werke, Inselausgabe, t. I,
Leipzig, 1912, p. 235).
14. Cf. Herder, Ideen zu einer Philosophie der Geschichte der
Menschheit (Sämtl. Werke, her. v. Suphan, t. XIII, Berlin, 1887, pp.
345).
15. Cf. Kant, Rezension zum II. Teil von Herders, Ideen zur
Philosophie... OEuvres t. Ier, p. 267. Cf. Cassirer, Freiheit und
Form, Berlin, 1916, pp. 504.
16. Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in
weltbürgerlicher Absicht, p. 228.
17. Cf. Gierke, Das Wesen der menschlischen Verbände, Leipzig,
1902, p. 34.
18. Dans Ernst und falk, Gespräche für Freimaurer. Werke,
Stuttgart, 1873, t. V, p. 80.
19. Cf. Huth, Soziale und individualistische Auffassung im XVIII.
Jahrhundert, vornemlich bei Adam Smith und Adam Ferguson, Leipzig,
1907, p. 6.
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Chapitre second de la première partie de
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938).
**Ludwig von Mises (1881-1973). |