Pour comprendre l'idéal d'égalité, il faut d'abord considérer son
importance historique. Partout où il s'est manifesté, dans le passé ou à
notre époque, il avait pour objet l'abolition de la différenciation par
classes des individus en ce qui concerne leur capacité juridique. Tant
qu'il existe des obstacles au développement de l'individu et de couches
entières du peuple, l'on ne peut espérer que le cours de la vie sociale
ne sera pas troublé par de violents bouleversements. Les « sans droits »
seront toujours une menace pour l'ordre social. Réunis par le désir
commun de supprimer les entraves qui les oppriment, ils forment un
gouvernement décidé à faire aboutir ses revendications par la violence,
puisqu'il est impossible d'y arriver à l'amiable. La paix sociale ne
sera réalisée que si tous les membres de la société ont part aux
institutions démocratiques.
Mais lorsque le libéralisme demande l'égalité devant la loi, il est
encore guidé par une autre considération. La société a intérêt à ce que
les moyens de production passent à ceux qui sauront le mieux en tirer
parti. Graduer la capacité juridique des individus d'après leur
naissance, c'est empêcher les biens de production de parvenir entre les
mains de ceux qui leur assureront le maximum de rendement. On sait quel
rôle a joué cet argument dans les luttes soutenues par le libéralisme,
et surtout lors de la libération des paysans.
Dans sa défense du principe d'égalité, le libéralisme s'inspire donc de
principes d'opportunité tout à fait prosaïques. Du reste, il se rend
très bien compte que l'égalité devant la loi aura parfois des
conséquences monstrueuses, qu'elle pourra le cas échéant opprimer
l'individu, parce que ce qui est bienvenu pour l'un peut porter à
l'autre une dure atteinte. Cependant, l'idée d'égalité du libéralisme
s'inspire des nécessités sociales devant lesquelles les susceptibilités
des individus doivent s'effacer. Comme toutes les autres institutions
sociales, les normes juridiques n'existent qu'en fonction des fins
sociales devant lesquelles l'individu doit s'incliner, parce que ses
propres fins ne peuvent être réalisées que dans la société et par la
société.
C'est méconnaître le caractère des institutions juridiques que d'en
vouloir étendre l'extension, de chercher à en tirer de nouvelles
revendications, qu'on s'efforcera de réaliser, quand bien même les buts
de la coopération sociale devraient en souffrir. L'égalité, telle que
l'entend le libéralisme, est égalité devant la loi. Jamais il n'en a eu
d'autre en vue. Aux yeux du libéralisme, c'est une critique injustifiée
de blâmer l'insuffisance de cette égalité et de prétendre que la
véritable égalité va beaucoup plus loin et qu'elle englobe aussi
l'égalité des revenus fondée sur une répartition égale des biens.
C'est précisément sous cette forme que le principe d'égalité trouve
l'assentiment joyeux de tous ceux qui ont plus à gagner qu'à perdre à
une répartition égale des biens. Les masses sont facilement gagnées à
une telle égalité. C'est là un champ propice à la propagande
démagogique. En prenant position contre les riches, en excitant le
ressentiment des moins fortunés, on est toujours assuré d'un grand
succès. La démocratie prépare seulement le terrain où se développe cet
esprit que l'on trouve toujours et partout à l'état latent(7).
C'est là l'écueil où se sont brisés jusqu'ici tous les États
démocratiques et où la démocratie d'aujourd'hui s'apprête à les suivre.
Il est singulier que l'on qualifie d'antisociale cette conception du
principe d'égalité qui ne considère l'égalité qu'en tant qu'elle sert
les buts sociaux et ne veut la réaliser que dans la mesure où elle y
contribue, et que par contre on considère comme sociale, la conception
qui, sans tenir comptes des conséquences transforme cette égalité en un
droit subjectif accordant à chaque individu sa quote-part du revenu
national. Dans les États urbains de la Grèce du IVe siècle, le citoyen se
considérait comme le maître de la propriété de tous les membres de
l'État, en revendiquant impérieusement sa part comme un actionnaire
réclamant ses dividendes. À propos de cette habitude de partager les
biens communs et les biens confisqués des particuliers, Eschine a dit
très justement: « Quand les Athéniens venaient de l'assemblée publique,
ils n'avaient pas l'air de sortir d'une réunion politique mais de la
séance d'une association où l'on avait partagé les excédents de
recettes. »(8)
On ne peut contester qu'aujourd'hui encore l'homme du peuple est porté à
considérer l'État comme une source de rentes, d'où il doit chercher à
tirer le plus de revenus possible.
Le principe d'égalité dans ce sens élargi n'est pas du tout une
conséquence nécessaire du principe démocratique. On ne peut pas non plus
le considérer a priori comme une nouvelle norme pour la vie sociale.
Avant de le juger, il faut se faire une idée claire des effets qu'il peut
produire. En général, il plaît beaucoup aux masses, dans les États
démocratiques il trouve facilement crédit, mais cela ne suffit pas pour
que le théoricien l'admette comme étant un principe démocratique, et ne
le soumette qu'à une critique superficielle.
4. Démocratie et Socialisme |
L'idée que la démocratie et le socialisme ont entre
eux une parenté interne s'est accréditée de plus en plus dans les années
qui précédèrent la révolution bolchévique. Beaucoup avaient fini par
croire que socialisme et démocratie était synonymes, et qu'une
démocratie sans socialisme ou un socialisme sans démocratie étaient
impossibles.
À l'origine de cette conception, on trouvait la combinaison de deux
séries d'idées qui toutes deux remontent à Hegel et à sa philosophie de
l'histoire. Pour Hegel, l'histoire est « le progrès dans la liberté
consciente ». Ce progrès s'est accompli de la manière suivante: « Les
Orientaux ont su qu'un seul était libre, les Grecs et les Romains
que quelques-uns étaient libres. Mais nous autres nous savons que
tous les hommes sont libres, et que l'homme, en tant qu'homme,
est libre. »(9)
Il est hors de doute que la liberté à laquelle Hegel fait allusion était
autre que celle pour laquelle luttaient les politiques radicaux de son
temps. Hegel avait fait siennes des pensées tirées des doctrines
politiques du siècle des lumières et qui étaient devenues bien commun,
puis il leur avait insufflé son esprit. Cependant, les radicaux de la
jeune école hégélienne puisaient dans ses écrits celles de ses paroles
qui leur agréaient. Pour eux, il est entendu que l'évolution vers la
démocratie est une nécessité au sens hégélien de ce concept. Les
historiens se rangent à cet avis. Selon Gervinus, « on observe aussi bien
en grand sans l'histoire de l'humanité que dans le cours du
développement interne des États un progrès régulier qui va de la liberté
intellectuelle et civique des individus à celle d'un plus grand nombre,
et à celle du plus grand nombre(10). »
Dans la conception matérialiste de l'histoire, l'idée de la liberté du
plus grand nombre revêt une signification précise. Le plus grand nombre,
ce sont les prolétaires. Et ceux-ci, étant donné que la conscience est
fonction de l'homme en tant qu'être social, doivent être forcément
socialistes. Ainsi, l'évolution vers la démocratie et l'évolution vers le
socialisme ne font qu'un. La démocratie est le moyen qui aide à réaliser
le socialisme, et en même temps, le socialisme est le moyen pour
réaliser la démocratie. Dans le nom du parti allemand: « Sozialdemokratie »
l'assimilation de la démocratie et du socialisme est exprimée très
nettement. Mais avec le mot de démocratie, le parti socialiste ouvrier
recueille aussi l'héritage de la Jeune Europe. On retrouve dans les
programmes de propagande de la « Sozialdemokratie » toutes les formules
voyantes du radicalisme politique de la première moitié du XIXe siècle.
Elles recrutent au parti des adhérents, que les revendications
socialistes n'attirent pas et parfois même dégoûtent.
La position du socialisme marxiste par rapport aux revendications
démocratiques a été déterminée par le fait qu'il était le parti
socialiste des Allemands, des Russes et des petits peuples englobés dans
la monarchie austro-hongroise et l'empire des tsars. Dans ces pays plus
ou moins autocratiques, tout parti d'opposition devait avant tout
revendiquer la démocratie pour créer un terrain favorable au déploiement
de l'activité politique. Pour la social-démocratie, le problème de la
démocratie était ainsi exclu en quelque sorte de la discussion. Il ne
fallait pas pour l'opinion publique que l'idéologie démocratique eût
l'air d'être mise en doute.
À l'intérieur du parti, la question touchant le rapport entre les deux
idées, exprimé dans le double nom de social-démocratie ne pouvait être
complètement étouffée. On commença par diviser la question en deux
parties. Pour le futur État de la réalisation définitive du socialisme,
il était bon de maintenir l'identité foncière de la démocratie et du
socialisme. Puisqu'on continuait à considérer la démocratie comme un
bien, un socialiste croyant qui attend son salut du paradis socialiste
futur ne pouvait conclure autrement. La Terre Promise ne serait point
parfaite si, du point de vue politique, elle ne réalisait pas aussi le
meilleur idéal. Aussi les écrivains socialistes ne cessaient-ils de
proclamer qu'il ne pouvait y avoir de vraie démocratie que dans la
société socialiste, et que tout ce que la société capitaliste appelait
de ce nom n'était qu'une caricature masquant la domination des
exploiteurs.
Cependant, quoiqu'il parût bien établi que le socialisme et la
démocratie devraient se rencontrer au but, il semblait beaucoup moins
sûr que la voie pour y atteindre fût commune. On se mit à discuter de la
question de savoir s'il fallait toujours s'efforcer de réaliser le
socialisme (et donc en même temps la vraie démocratie dans le sens où
elle était prise tout à l'heure) en se servant seulement des moyens de
la démocratie, ou bien si l'on ne devait pas dans la lutte s'écarter des
principes de la démocratie. Cette discussion qui tournait autour de la
dictature du prolétariat, faisait, avant la révolution bolchévique,
l'objet de débats académiques dans la littérature marxiste. Depuis elle
est devenue un grand problème politique.
Comme toutes les différences d'opinions qui séparent les marxistes en
différents groupes la discussion au sujet de la dictature du prolétariat
provient de l'ambiguïté qui règne dans cet assemblage qu'on a l'habitude
d'appeler: le système marxiste. Dans le marxisme, pour chaque point du
système l'on trouve toujours au moins deux conceptions entièrement
contradictoires, qu'on arrive à faire plus ou moins concorder à grand
renfort de casuistique dialectique. Le moyen le plus utilisé de cette
dialectique est l'emploi d'un mot dont le sens variera suivant les
besoins. Ces mots qui, pour l'agitation politique servent aussi de
slogans bons à hypnotiser les masses, ces mots sont l'objet d'un
véritable culte, qui rappelle la religion fétichiste. L'essence de la
dialectique marxiste est le fétichisme des mots. Chacun des articles de
la foi marxiste est concrétisé dans un mot fétiche, dont le double ou le
triple sens doit faciliter la combinaison de pensées et de
revendications inconciliables. Pour interpréter ces expressions, qui
semblent avoir été choisies avec intention, comme celles de la Pythie de
Delphes, afin d'en permettre plusieurs explications, on instaure des
débats où chacun de ceux qui discutent peut alléguer en sa faveur un
texte de Marx ou d'Engels, qui font autorité.
Un de ces mots fétiches du marxisme est le mot révolution. Quand le
marxisme parle de révolution industrielle, il entend désigner par là la
transformation progressive de la production précapitaliste en production
capitaliste. Le mot: révolution ici est donc synonyme d'évolution, et
l'opposition qu'il y a d'ordinaire entre les idées d'évolution et de
révolution a à peu près disparu. Le marxisme pourra ainsi, chaque fois
qu'il lui plaira, taxer l'esprit révolutionnaire de putschisme. Les
révisionnistes n'avaient pas tort d'invoquer à l'appui de leurs théories
de nombreux passages de Marx et d'Engels. Mais le marxisme emploie ce
mot: révolution encore dans un autre sens. Quand il appelle le mouvement
ouvrier un mouvement révolutionnaire, et la classe ouvrière la seule
classe vraiment révolutionnaire, il emploie le mot révolution comme
évoquant les barricades et les combats de rue. C'est pourquoi le
syndicalisme a aussi raison quand il se réclame de Marx.
Le marxisme emploie d'une manière aussi confuse le mot: État. Pour lui
l'État n'est qu'un instrument de la domination de classes. Le
prolétariat, par le fait qu'il conquiert la puissance politique,
supprime les oppositions de classes et c'est la mort de l'État. « Dès
qu'il n'y a plus de classe sociale à opprimer, dès que, avec la
domination de classes et avec la lutte légitime pour l'existence de
l'individu au milieu de l'anarchie qui a régné jusqu'ici dans la
production, les conflits et les excès qui en résultaient sont supprimés,
il n'y a plus rien à réprimer, et une force spéciale de répression, un
État devient inutile. Le premier acte où l'État apparaît véritablement
comme un représentant de la société tout entière – à savoir la prise de
possession des moyens de production au nom de la société –, ce premier
acte est aussi en même temps son dernier acte indépendant en tant
qu'État. L'intervention d'un pouvoir étatique dans les organismes
sociaux devient superflue dans un domaine, puis dans un autre; et ce
pouvoir de l'État tombe de lui-même en désuétude. »(11)
Quelque confuse et superficielle que soit cette affirmation en ce qui
touche la connaissance de l'organisation politique, elle est au sujet de
la dictature du prolétariat si précise, qu'on ne puisse, semble-t-il,
être en doute sur son interprétation. Mais les paroles de Marx sont déjà
beaucoup moins précises lorsqu'il affirme qu'entre la société
capitaliste et la société communiste il y a une période de
transformation de l'une à l'autre, à laquelle correspond une période de
transition politique, pendant laquelle l'État ne peut être autre chose
que la dictature du prolétariat(12).
Par contre, si l'on adopte avec Lénine l'opinion que cette période de
transition durera jusqu'à ce que cette « phase supérieure de la société
communiste » soit atteinte, où « l'asservissante subordination des
individus à la division du travail, et par conséquent l'opposition du
travail intellectuel et du travail corporel aura disparu », phase dans
laquelle « le travail n'est pas seulement un moyen pour vivre, mais où
il est devenu le premier besoin de la vie », en ce cas on en arrive
évidemment à de tout autres résultats dans le jugement porté sur la
position qu'occupe le marxisme en face de la démocratie(13).
Car au moins, pendant des siècles, il ne saurait plus être question de
démocratie dans l'État socialiste.
En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du
libéralisme, le marxisme est incapable de comprendre l'importance que
l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des
revendications libérales concernant la liberté de conscience et
d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute
opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne
domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits
fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa
propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence
ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à
ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point, il
ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui
s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour
conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés
démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont
au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le
socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti communiste,
dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association,
réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire. » Et avec
un remarquable cynisme, il vante le jeu des communistes, qui du temps où
ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la
liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été « ridicule » de
demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement
qu'en revendiquant la liberté tout court(14).
Le libéralisme revendique partout et toujours la démocratie. Il n'entend
pas attendre que le peuple soit « mûr » pour la démocratie, car la
fonction que la démocratie doit remplir dans la société ne souffre pas
de délai. La démocratie doit être, parce que sans elle il ne peut y
avoir aucun développement pacifique de l'État. Le libéralisme veut la
démocratie, non parce qu'il représente une politique de compromis, ou
parce que dans la conception du monde il adhère au relativisme(15).
Le libéralisme lui aussi demande pour sa doctrine une validité absolue.
Seulement il sait que le fondement de la puissance est de régner sur les
esprits, et que l'on y arrive que par des moyens spirituels. Le
libéralisme lutte pour la démocratie même dans des cas où il peut
redouter pour un temps plus ou moins long des désavantages. Il pense en
effet qu'on ne peut se maintenir contre la volonté de la majorité; les
avantages qui pourraient résulter d'une souveraineté du principe libéral
maintenue artificiellement et malgré l'opinion populaire, lui semblent
bien mesquins au prix des suites fâcheuses d'une violation de la volonté
populaire qui provoquerait des troubles graves dans la marche paisible
du développement de l'État.
Si elle avait pu, la social-démocratie aurait certes continué à employer
avec une ambiguïté utile à la propagande le mot: démocratie. C'est un
hasard historique, la révolution bolchéviste qui a forcé la
social-démocratie à jeter prématurément le masque et à dévoiler le
caractère de violence de ses doctrines et de sa politique.
5. La constitution politique de l'État socialiste |
Par delà la dictature du prolétariat se trouve le
paradis de « la phase supérieure de la société communiste où les forces
productives s'accroissent avec le multiple développement des individus,
et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus
abondamment »(16).
Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a
plus besoin d'un État. À la place d'un gouvernement pour les personnes,
il y a une administration des biens et une direction des processus de
production »(17).
Le temps est venu où « une génération, qui a grandi dans les nouvelles
et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute
la friperie de l'État »(18).
La classe ouvrière a traversé une période de « longues luttes, toute une
série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les
hommes et leurs conditions d'existence. »(19)
Ainsi, la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte,
comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de
l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge(20).
Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile,
Ovide et tacite:
Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo
Sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat
Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo
Aere legebantur(21).
Les marxistes n'ont ainsi aucun motif pour s'occuper
des problèmes concernant la constitution politique de l'État socialiste.
Ils ne se rendent pas compte qu'il y a ici des problèmes dont on ne se
débarrasse pas simplement par le silence. Dans l'organisation de la
société socialiste, la nécessité d'une action en commun doit se faire. Il
faudra décider quelle forme donner à ce que l'on appelle
métaphysiquement la volonté générale ou la volonté populaire. Même si on
veut faire abstraction du fait qu'il n'y a point d'administration des
biens, qui ne soit administration des hommes, c'est-à-dire la
détermination d'une volonté humaine par autrui, et qu'il n'y a pas de
direction des processus de production, qui ne soit une direction des
personnes, c'est-à-dire la motivation d'une volonté humaine par une
autre(22), il
faudra tout de même se demander qui administrera les biens et dirigera
les processus de production et quels principes seront suivis. Ainsi, nous
nous retrouvons en face de tous les problèmes politiques qui se posent
dans une société réglée par le droit.
Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements
tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il
s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué
d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État
jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre
disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens
socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la
démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on
considère l'histoire et les livres des théories socialistes, on ne trouve
rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance
socialiste de la société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit
seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la
société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait
antidémocratique(23).
Dans cette phase idéale, la paix immuable, éternelle – but de toutes les
organisations démocratiques –, doit exister aussi, mais on doit accéder à
cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les
démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de
gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un
gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques.
C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le
libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des
pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui
veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en
édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure
ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi
fondée. La paix qu'il envisage est assurée contre les dangers toujours
menaçants, toujours renaissants, du désir de changement.
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