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Libéralisme et socialisme – Ordre social et constitution
politique (Version imprimée) |
par
Ludwig von Mises (1881-1973) *
Le Québécois Libre, 15 juin 2009, No 268.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/090615-10.htm
1. Violence et contrat dans la politique
Naturellement la suprématie du principe de la force ne s'étendait pas
seulement à la propriété. L'esprit, qui n'a confiance que dans la
tolérance mutuelle mais dans des combats incessants, pénétrait toute la
vie du peuple. Toutes les relations entre hommes se réglaient sur le
droit du plus fort, c'est-à-dire sur la négation même du droit. Pas de
paix, tout au plus un armistice.
L'édification de la société se fait en partant des plus petits
groupements. Le cercle de ceux qui se réunissaient pour observer entre
eux la paix, était d'abord très restreint. Au cours des siècles, il
s'élargit petit à petit, jusqu'à ce que la communauté du droit des gens,
le groupement de paix et de droit le plus étendu, eût englobé la plus
grande partie de l'humanité, n'excluant que les peuplades à demi
sauvages qui vivent au degré le plus inférieur de la civilisation. À
l'intérieur de cette communauté, le principe des accords mutuels
n'avaient pas atteint partout la même force. L'accord était le mieux
réalisé dans tout ce qui touchait à la propriété. Où il était par contre
le moins réalisé, c'était dans les questions touchant à la souveraineté
politique. Dans tout ce qui intéresse la politique extérieure, l'accord
se borne jusqu'aujourd'hui à limiter le principe de la force en imposant
certaines règles à la guerre. Exception faite pour la récente procédure
du tribunal d'arbitrage, les différends entre États se règlent encore
selon les formes en usage dans les plus anciennes procédures de justice.
Essentiellement, c'est la décision par les armes qui les règle, étant
entendu toutefois que, comme dans les duels judiciaires des anciennes
coutumes du droit, le combat est lié à certaines règles. Cependant il
serait inexact de prétendre que dans les relations entre États, ce n'est
que la crainte de la force étrangère qui limite l'emploi de ses propres
forces(1). Même
dans la politique étrangère des États, on trouve depuis des siècles des
forces agissantes qui font placer la valeur de la paix au-dessus de
celle d'une guerre victorieuse. Aucun autocrate, si puissant soit-il, ne
peut à notre époque se soustraire entièrement à l'influence d'une maxime
du droit qui proclame qu'une guerre ne saurait être commencée sans
motifs plausibles. Le zèle que manifestent tous les belligérants pour
prouver que leur cause est juste, que leur lutte est défensive, ou est à
tout le moins une défense préventive et non une offensive, n'est autre
chose qu'une reconnaissance solennelle du principe du droit et de la
paix. Toute politique, qui ouvertement s'est réclamée du principe de la
force, a suscité contre elle une coalition mondiale à laquelle elle a
finalement succombé.
Le principe de la paix l'emportant sur le principe de la force, voilà ce
dont l'esprit humain a pris conscience avec la philosophie sociale du
libéralisme dans laquelle l'humanité pour la première fois cherche à se
rendre compte de ses actes. Elle dissipe le nimbe romantique dont
s'entourait jusqu'ici l'exercice de la force. Elle enseigne que la
guerre est nuisible non seulement pour les vaincus, mais aussi pour les
vainqueurs. C'est par des oeuvres de paix que la société est née; son
être, sa raison d'être, c'est de créer la paix. Ce n'est pas la guerre,
c'est la paix qui est l'auteur de toute chose. Autour de nous, nous
voyons que le bien-être est né par le travail économique. C'est le
travail et non la lutte armée qui apporte aux hommes le bonheur. La paix
construit, la guerre détruit. Les peuples sont foncièrement pacifiques,
parce qu'ils reconnaissent que, dans la balance, les bienfaits de la
paix l'emportent de beaucoup. Ils ne consentent qu'à une guerre de
défense; la pensée d'une guerre offensive leur est étrangère. Il n'y a
que les princes pour trouver du goût à la guerre, parce qu'ils espèrent
y acquérir de l'argent, des terres et de la puissance. C'est aux peuples
à leur interdire cette envie, en refusant de mettre à leur disposition
les moyens nécessaires à la conduite de la guerre.
L'amour de la paix du libéralisme ne provient pas de considérations
philanthropiques comme le pacifisme de Bertha Suttner et d'autres
pacifistes du même acabit. Le libéralisme n'a rien de commun avec ces
auteurs de lamentations qui cherchent à combattre le romantisme de
l'ivresse sanglante par la sécheresse des congrès internationaux. La
prédilection du libéralisme pour la paix n'est pas un sport de
bienfaisance qui s'accommode fort bien de toute sorte de convictions.
Elle répond à l'ensemble de sa théorie sociale où elle s'insère
harmonieusement. Celui qui reconnaît comme solidaires les intérêts
économiques de tous les peuples, celui qui est indifférent au problème
de l'étendue et des frontières de l'État, celui qui a dépouillé toutes
idées collectivistes au point que des expressions comme « l'honneur de
l'État » lui sont devenues inintelligibles, celui-là ne pourra jamais
trouver à une guerre offensive un motif plausible. Le pacifisme libéral
est un produit logique du système de la philosophie sociale du
libéralisme. Lorsqu'il entend protéger la propriété et rejeter la
guerre, ce sont là deux expressions d'un même principe(2).
2. Fonction sociale de la démocratie
En politique intérieure, le libéralisme demande la
liberté complète d'opinion politique, et l'organisation de l'État selon
la volonté de la majorité du peuple: législation réalisée par les
représentants du peuple, le gouvernement, délégation des représentants
du peuple, étant lié aux lois. Quand le libéralisme s'accommode de la
royauté, ce n'est qu'un compromis. Son idéal demeure la république, ou
au besoin l'apparence de la royauté, comme en Angleterre. Car son
principe politique le plus haut, c'est le droit de libre disposition des
peuples et des individus. Il est sans intérêt de discuter pour savoir si
cet idéal politique doit être ou non considéré comme démocratique. Les
écrivains récents verraient plutôt une opposition entre le libéralisme
et la démocratie, dont ils ne semblent pas avoir une notion très claire.
Ils se font du fondement législatif des institutions démocratiques une
idée qui provient exclusivement du domaine idéologique du droit naturel.
Il est exact que la plupart des théoriciens libéraux ont recommandé les
institutions démocratiques pour des raisons qui correspondraient aux
conceptions du droit naturel touchant le droit de libre disposition des
individus. Cependant les raisons que d'ordinaire un courant politique
d'une époque donne pour justifier ses postulats ne cadrent pas toujours
avec celles qui le forcent à faire siennes ces raisons. Il est souvent
plus facile d'exercer une action politique que de rendre compte des
motifs profonds de cette action. L'ancien libéralisme était conscient
que son système de philosophie sociale suscitait inévitablement des
revendications démocratiques. Mais il n'était pas du tout clair quelle
position ces demandes occupaient au sein du système. D'où s'expliquent et
l'hésitation que le libéralisme a toujours manifestée dans les questions
de principe et l'exagération apportée dans les revendications
démocratiques par ceux qui, revendiquant pour eux seuls le nom de
démocrates, se sont mis en opposition avec les autres libéraux qui
n'allaient pas si loin qu'eux.
L'importance de la forme constitutionnelle démocratique ne tient pas au
fait qu'elle répondrait mieux qu'une autre aux droits naturels et innés
des hommes, ou encore qu'elle réaliserait mieux qu'aucune autre forme de
gouvernement la liberté et l'égalité. En soi, il n'est pas plus indigne
pour un homme de se laisser « gouverner » par d'autres hommes que de
faire exécuter pour soi un travail par d'autres hommes. Que le citoyen
d'une société avancée en civilisation se sente heureux et libre
seulement démocratie, qu'il la préfère à toutes les autres formes de
l'État, qu'il soit prêt à tous les sacrifices pour atteindre ou pour
maintenir la forme d'État démocratique ne s'explique point par le fait
que la démocratie est digne d'être aimée pour elle-même, mais parce
qu'elle remplit des fonctions dont on ne saurait se passer.
On a l'habitude de considérer comme fonction essentielle de la
démocratie la sélection des chefs politiques. Dans l'État démocratique,
c'est par une sorte de concours public de la vie politique que se
recrutent les titulaires des fonctions de l'État, tout au moins des plus
importants. Ainsi, ce seraient les meilleurs qui accéderaient aux postes
culminants. Cependant, l'on ne voit pas trop pourquoi la démocratie, dans
le choix des chefs de premier plan, aurait la main plus heureuse que
l'autocratie ou l'aristocratie. L'histoire offre assez d'exemples
d'hommes de grand talent politique qui ont percé dans des États non
démocratiques. D'autre part, l'on ne saurait prétendre que la démocratie
a toujours appelé les meilleurs aux plus hauts postes. Sur ce point, amis
et ennemis de la démocratie ne seront jamais d'accord.
En réalité, l'importance de la forme constitutionnelle de la démocratie
est d'une tout autre sorte. Sa fonction est d'établir la paix et
d'éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non
démocratiques, un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s'il
peut compter sur l'assentiment de l'opinion publique. La force et la
puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais
dans l'esprit d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les
gouvernants, qui forcément ne représentent jamais qu'une petite minorité
en face d'une énorme majorité, ne peuvent acquérir et conserver la
maîtrise sur cette majorité que s'ils ont su se concilier et rendre
docile cet esprit de la majorité. S'il n'en est plus ainsi, ceux sur
l'opinion desquels le gouvernement est fondé se rendent compte qu'ils
n'ont plus de raison de soutenir le gouvernement. Le fondement sur
lequel sa puissance repose est miné, tôt ou tard ce gouvernement se voit
forcé de faire place à un autre. Dans les États non démocratiques, un
changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut
s'opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le
système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient
à la population, et à leur place il met d'autres personnes et un autre
système.
Mais tout bouleversement coûte du sang et de l'argent. Des victimes
tombent et la marche de l'économie nationale est interrompue par des
destructions. Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui
accompagnent tout changement violent de la situation politique, c'est
par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La
démocratie garantit l'accord de la volonté d'État, s'exprimant par les
organismes d'État, et de la volonté de la majorité, parce qu'elle place
les organismes de l'État dans la dépendance juridique de la majorité du
moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que
le pacifisme s'efforce de réaliser dans le domaine de la politique
extérieure(3).
C'est là la fonction décisive de la démocratie; si nous en doutons nous
n'avons qu'à penser à l'objection si souvent mise en avant contre le
principe démocratique par les adversaires de la démocratie. Quand les
conservateurs russes assuraient que le tsarisme et la politique des
tsars étaient approuvés par la grande masse de la population slave, de
telle sorte que même une forme d'État démocratique n'aurait pu en Russie
donner un autre système de gouvernement, ils avaient raison. Les
démocrates russes du reste ne se sont jamais fait d'illusions à ce
sujet. Tant que la majorité de la population russe (ou plus exactement
cette partie de la population qui avait une certaine maturité politique
et pouvait jouer un rôle dans la politique) était pour le tsarisme,
l'empire russe n'éprouvait vraiment pas le besoin d'une forme de
constitution démocratique. C'est seulement lorsqu'une divergence se
manifesta entre l'opinion publique et le système politique du tsarisme,
que le manque d'une constitution démocratique fut fatal à la Russie.
L'accommodation de la volonté d'État à la volonté du peuple ne pouvait
plus se faire par des voies pacifiques. Il n'y avait plus d'autre issue
qu'une catastrophe dont les suites pour le peuple russe ont été
tragiques. Et ce qui est si vrai de la Russie tsariste ne l'est pas
moins de la Russie bolchéviste ou de l'Allemagne prussienne. Quel
immense dommage a subi la France dans la grande Révolution, dommage
qu'elle n'a jamais pu entièrement réparer. Et quel avantage immense
fut-ce pour l'Angleterre d'avoir pu depuis le XVIIe siècle éviter toute
révolution.
On voit par là combien il est inexact de tenir pour synonymes les mots:
démocratique et révolutionnaire, ou du moins comme étant très proches
l'un de l'autre. La démocratie n'est pas seulement non révolutionnaire,
mais elle a précisément pour fonction d'écarter la Révolution. Le culte
de la Révolution, du bouleversement à tout prix – l'une des
caractéristiques du marxisme – n'a rien à voir avec la démocratie.
Reconnaissant que pour atteindre les buts économiques de l'humanité, il
faut avoir la paix comme point de départ, le libéralisme exige la
démocratie, parce qu'il attend d'elle l'élimination de toutes les causes
de luttes en politique intérieure et extérieure. L'emploi de la force,
avec son cortège de guerres et de révolutions, lui semble un mal,
parfois difficile à éviter, tant qu'il n'existe pas de démocratie. Même
lorsque la révolution paraît inévitable, le libéralisme tente encore
d'en préserver le peuple. Il n'abandonne pas l'espoir que la philosophie
arrive à persuader aux tyrans qu'ils doivent renoncer volontairement à
leurs droits parce qu'ils entravent le progrès social. C'est dans
l'esprit de ce libéralisme qui place la paix au-dessus de tout, que
Schiller fait supplier le marquis Posa d'accorder la liberté de penser;
la nuit du 4 août 1789 où les aristocrates français renoncèrent à leurs
privilèges, la réforme anglaise de 1832 montrent que cette espérance
n'était pas tout à fait vaine. Le libéralisme n'a aucune sympathie pour
l'héroïsme trop facile avec lequel les révolutionnaires professionnels
du marxisme mettent en jeu la vie de milliers d'individus et détruisent
des valeurs que les siècles ont lentement et péniblement créées. En ceci,
il observe encore le principe d'économie: s'assurer le succès avec le
moins de frais possible.
La démocratie est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie
est autonomie. Cela ne veut pas dire que tous doivent collaborer de la
même manière à la législation et à l'administration. La démocratie
« directe » n'est possible que sur une toute petite échelle. Même de
petits parlements ne peuvent venir à bout de leur tâche dans les séances
publiques. Il faut élire des commissions. Le véritable travail est
toujours fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion, par
les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs des
projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent à la
direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la même valeur,
la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont
besoin d'être conduits par ces chefs; à cela les institutions
démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis
pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne désirent pas
l'être, ils ne s'en sentent pas la force. L'idée que dans une pure
démocratie le peuple tout entier passerait ses journées à délibérer et à
décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est là
une idée conçue d'après le modèle de la situation qui a pu régner dans
les États urbains de l'ancienne Grèce à l'époque de la décadence. On
oublie que ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de
démocratique puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne
possédant pas les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute
participation à la vie publique. Si l'on fait appel à la collaboration
de tous, l'idéal de la « pure » démocratie comme de la démocratie
directe est irréalisable. Du reste prétendre réaliser la démocratie sous
cette forme impossible n'est qu'une pédanterie doctrinaire des tenants
du droit naturel. Pour atteindre le but, vers lequel tendent les
institutions démocratiques, il suffit d'une chose, c'est que la
législation et l'administration se conforment à la volonté de la
majorité de la nation. En cela, la démocratie médiate peut le faire.
L'idéal de la démocratie n'est pas que chaque individu rédige lui-même
les lois et administre, mais que les législateurs et les gouvernants
dépendent de la volonté populaire au point qu'ils puissent être
remplacés par d'autres s'ils sont mis en conflit avec elle.
Ainsi tombent un grand nombre des objections contre la possibilité de
réaliser la démocratie, qui ont été mises en avant par des partisans ou
des adversaires de la souveraineté populaire(4).
La démocratie ne souffre pas d'atteinte du fait que des chefs sortent de
la masse pour se consacrer entièrement à la politique. Comme toute autre
profession dans la société où le travail est divisé la politique exige
toutes les forces d'un homme; des politiciens occasionnels ne sauraient
lui rendre d'utiles services(5).
Tant que le politicien professionnel demeure dans la dépendance de la
majorité populaire, de manière à n'exécuter que ce pour quoi il a obtenu
la majorité, le principe démocratique est sauf. Ce n'est pas non plus
une des conditions de la démocratie que les chefs proviennent des
couches sociales les plus nombreuses, de sorte que le parlement
offrirait, sur une échelle réduite, une image de la stratification
sociale du pays. À ce compte-là, dans un pays composé en majeure partie
de paysans et d'ouvriers industriels, le parlement devrait se composer
aussi en majeure partie de paysans et d'ouvriers industriels(6).
Le gentleman sans profession qui joue un grand rôle au parlement
anglais, l'avocat et le journaliste dans les parlements des pays latins
sont de meilleurs représentants du peuple que les meneurs de syndicats
et les paysans qui impriment aux parlements allemands et slaves une
marque de stérilité intellectuelle. Si vraiment les membres des classes
supérieures de la société sont exclus de la collaboration parlementaire,
les parlements et les gouvernements qui en sont issus ne peuvent donner
une image fidèle de la volonté populaire. Car dans la société les
classes supérieures, dont la composition est déjà le produit d'une
sélection faite par l'opinion publique, exercent sur les esprits une
influence bien supérieure à celle qui correspondrait au nombre de leurs
membres. Si on les exclut de la collaboration à la législation et à
l'administration, parce qu'on aura persuadé l'électeur qu'ils ne sont
pas aptes à remplir des emplois publics, on crée une opposition entre
l'opinion publique du pays et l'opinion des partis parlementaires, qui
gêne, s'il le ne rend impossible, le fonctionnement des institutions
démocratiques. Des influences extraparlementaires s'exercent sur la
législation et l'administration, car les courants intellectuels qui
partent de ceux qui sont exclus du parlement ne peuvent être annihilés
par les médiocres éléments qui sont les maîtres du parlement. C'est là
ce qui fait le plus grand tort au parlement, c'est là qu'est la cause de
ce déclin qu'on déplore si souvent. La démocratie n'est pas l'ochlocratie
(gouvernement de la population). Un parlement qui voudrait mener sa
tâche à bien devrait compter dans son sein les meilleures têtes
politiques de la nation.
Mais la méconnaissance la plus grave, c'est d'avoir, par une extension
abusive de l'idée de souveraineté selon le droit naturel, conçu le
principe démocratique comme étant la domination sans limites de la
« volonté générale ». La toute-puissance de l'État démocratique n'est au
fond différente en rien de celle de l'autocrate absolu. En se figurant
que l'État peut tout ce qu'il veut et qu'en face de la volonté du peuple
souverain il ne saurait y avoir de résistance, nos démagogues et leurs
partisans ont fait plus de mal que la folie césarienne de princes
dégénérés. Dans les deux cas même conception fondée uniquement sur la
toute-puissance politique de l'État. Aucunes bornes n'arrêtent le
législateur, parce qu'il puise dans la théorie du droit la notion que
tout droit remonte à sa volonté. C'est par une confusion petite, mais
lourde de conséquences, qu'il prend sa liberté formelle pour une liberté
matérielle, se croyant au-dessus des conditions naturelles de la vie
sociale. Les conflits qui en découlent montrent que la démocratie n'a de
sens que si elle est libérale. C'est seulement dans le cadre du
libéralisme qu'elle remplit une fonction sociale. Démocratie sans
libéralisme n'est qu'une forme vide.
3. De l'idéal égalitaire
Le libéralisme implique nécessairement la démocratie
politique. Cependant, on pense souvent que le principe démocratique doit
finalement mener au-delà du libéralisme. Rigoureusement réalisé, le
principe démocratique demanderait non seulement l'égalité des droits
politiques, mais aussi l'égalité des droits économiques. Cette dernière,
le libéralisme ne saurait y atteindre. C'est ainsi que le socialisme
serait issu, avec une nécessité dialectique, du libéralisme. Dans
l'évolution historique, le libéralisme disparaîtrait de lui-même.
De même, l'idéal de l'égalité a été exposé à l'origine comme une
revendication du droit naturel. On a essayé de la justifier par des
arguments religieux, physiologiques, philosophiques. Mais tous ces
raisonnements ne supportaient pas l'épreuve. C'est un fait que les
hommes sont inégalement doués par la nature. On ne peut donc appuyer la
revendication d'un traitement égal pour tous sur le fait que tous
seraient égaux. Nulle part plus que pour le principe d'égalité les
preuves tirées du droit naturel, n'apparaissent aussi pauvres.
Pour comprendre l'idéal d'égalité, il faut d'abord considérer son
importance historique. Partout où il s'est manifesté, dans le passé ou à
notre époque, il avait pour objet l'abolition de la différenciation par
classes des individus en ce qui concerne leur capacité juridique. Tant
qu'il existe des obstacles au développement de l'individu et de couches
entières du peuple, l'on ne peut espérer que le cours de la vie sociale
ne sera pas troublé par de violents bouleversements. Les « sans droits »
seront toujours une menace pour l'ordre social. Réunis par le désir
commun de supprimer les entraves qui les oppriment, ils forment un
gouvernement décidé à faire aboutir ses revendications par la violence,
puisqu'il est impossible d'y arriver à l'amiable. La paix sociale ne
sera réalisée que si tous les membres de la société ont part aux
institutions démocratiques.
Mais lorsque le libéralisme demande l'égalité devant la loi, il est
encore guidé par une autre considération. La société a intérêt à ce que
les moyens de production passent à ceux qui sauront le mieux en tirer
parti. Graduer la capacité juridique des individus d'après leur
naissance, c'est empêcher les biens de production de parvenir entre les
mains de ceux qui leur assureront le maximum de rendement. On sait quel
rôle a joué cet argument dans les luttes soutenues par le libéralisme,
et surtout lors de la libération des paysans.
Dans sa défense du principe d'égalité, le libéralisme s'inspire donc de
principes d'opportunité tout à fait prosaïques. Du reste, il se rend
très bien compte que l'égalité devant la loi aura parfois des
conséquences monstrueuses, qu'elle pourra le cas échéant opprimer
l'individu, parce que ce qui est bienvenu pour l'un peut porter à
l'autre une dure atteinte. Cependant, l'idée d'égalité du libéralisme
s'inspire des nécessités sociales devant lesquelles les susceptibilités
des individus doivent s'effacer. Comme toutes les autres institutions
sociales, les normes juridiques n'existent qu'en fonction des fins
sociales devant lesquelles l'individu doit s'incliner, parce que ses
propres fins ne peuvent être réalisées que dans la société et par la
société.
C'est méconnaître le caractère des institutions juridiques que d'en
vouloir étendre l'extension, de chercher à en tirer de nouvelles
revendications, qu'on s'efforcera de réaliser, quand bien même les buts
de la coopération sociale devraient en souffrir. L'égalité, telle que
l'entend le libéralisme, est égalité devant la loi. Jamais il n'en a eu
d'autre en vue. Aux yeux du libéralisme, c'est une critique injustifiée
de blâmer l'insuffisance de cette égalité et de prétendre que la
véritable égalité va beaucoup plus loin et qu'elle englobe aussi
l'égalité des revenus fondée sur une répartition égale des biens.
C'est précisément sous cette forme que le principe d'égalité trouve
l'assentiment joyeux de tous ceux qui ont plus à gagner qu'à perdre à
une répartition égale des biens. Les masses sont facilement gagnées à
une telle égalité. C'est là un champ propice à la propagande
démagogique. En prenant position contre les riches, en excitant le
ressentiment des moins fortunés, on est toujours assuré d'un grand
succès. La démocratie prépare seulement le terrain où se développe cet
esprit que l'on trouve toujours et partout à l'état latent(7).
C'est là l'écueil où se sont brisés jusqu'ici tous les États
démocratiques et où la démocratie d'aujourd'hui s'apprête à les suivre.
Il est singulier que l'on qualifie d'antisociale cette conception du
principe d'égalité qui ne considère l'égalité qu'en tant qu'elle sert
les buts sociaux et ne veut la réaliser que dans la mesure où elle y
contribue, et que par contre on considère comme sociale, la conception
qui, sans tenir comptes des conséquences transforme cette égalité en un
droit subjectif accordant à chaque individu sa quote-part du revenu
national. Dans les États urbains de la Grèce du IVe siècle, le citoyen se
considérait comme le maître de la propriété de tous les membres de
l'État, en revendiquant impérieusement sa part comme un actionnaire
réclamant ses dividendes. À propos de cette habitude de partager les
biens communs et les biens confisqués des particuliers, Eschine a dit
très justement: « Quand les Athéniens venaient de l'assemblée publique,
ils n'avaient pas l'air de sortir d'une réunion politique mais de la
séance d'une association où l'on avait partagé les excédents de
recettes. »(8)
On ne peut contester qu'aujourd'hui encore l'homme du peuple est porté à
considérer l'État comme une source de rentes, d'où il doit chercher à
tirer le plus de revenus possible.
Le principe d'égalité dans ce sens élargi n'est pas du tout une
conséquence nécessaire du principe démocratique. On ne peut pas non plus
le considérer a priori comme une nouvelle norme pour la vie sociale.
Avant de le juger, il faut se faire une idée claire des effets qu'il peut
produire. En général, il plaît beaucoup aux masses, dans les États
démocratiques il trouve facilement crédit, mais cela ne suffit pas pour
que le théoricien l'admette comme étant un principe démocratique, et ne
le soumette qu'à une critique superficielle.
4. Démocratie et Socialisme
L'idée que la démocratie et le socialisme ont entre
eux une parenté interne s'est accréditée de plus en plus dans les années
qui précédèrent la révolution bolchévique. Beaucoup avaient fini par
croire que socialisme et démocratie était synonymes, et qu'une
démocratie sans socialisme ou un socialisme sans démocratie étaient
impossibles.
À l'origine de cette conception, on trouvait la combinaison de deux
séries d'idées qui toutes deux remontent à Hegel et à sa philosophie de
l'histoire. Pour Hegel, l'histoire est « le progrès dans la liberté
consciente ». Ce progrès s'est accompli de la manière suivante: « Les
Orientaux ont su qu'un seul était libre, les Grecs et les Romains
que quelques-uns étaient libres. Mais nous autres nous savons que
tous les hommes sont libres, et que l'homme, en tant qu'homme,
est libre. »(9)
Il est hors de doute que la liberté à laquelle Hegel fait allusion était
autre que celle pour laquelle luttaient les politiques radicaux de son
temps. Hegel avait fait siennes des pensées tirées des doctrines
politiques du siècle des lumières et qui étaient devenues bien commun,
puis il leur avait insufflé son esprit. Cependant, les radicaux de la
jeune école hégélienne puisaient dans ses écrits celles de ses paroles
qui leur agréaient. Pour eux, il est entendu que l'évolution vers la
démocratie est une nécessité au sens hégélien de ce concept. Les
historiens se rangent à cet avis. Selon Gervinus, « on observe aussi bien
en grand sans l'histoire de l'humanité que dans le cours du
développement interne des États un progrès régulier qui va de la liberté
intellectuelle et civique des individus à celle d'un plus grand nombre,
et à celle du plus grand nombre(10). »
Dans la conception matérialiste de l'histoire, l'idée de la liberté du
plus grand nombre revêt une signification précise. Le plus grand nombre,
ce sont les prolétaires. Et ceux-ci, étant donné que la conscience est
fonction de l'homme en tant qu'être social, doivent être forcément
socialistes. Ainsi, l'évolution vers la démocratie et l'évolution vers le
socialisme ne font qu'un. La démocratie est le moyen qui aide à réaliser
le socialisme, et en même temps, le socialisme est le moyen pour
réaliser la démocratie. Dans le nom du parti allemand: « Sozialdemokratie »
l'assimilation de la démocratie et du socialisme est exprimée très
nettement. Mais avec le mot de démocratie, le parti socialiste ouvrier
recueille aussi l'héritage de la Jeune Europe. On retrouve dans les
programmes de propagande de la « Sozialdemokratie » toutes les formules
voyantes du radicalisme politique de la première moitié du XIXe siècle.
Elles recrutent au parti des adhérents, que les revendications
socialistes n'attirent pas et parfois même dégoûtent.
La position du socialisme marxiste par rapport aux revendications
démocratiques a été déterminée par le fait qu'il était le parti
socialiste des Allemands, des Russes et des petits peuples englobés dans
la monarchie austro-hongroise et l'empire des tsars. Dans ces pays plus
ou moins autocratiques, tout parti d'opposition devait avant tout
revendiquer la démocratie pour créer un terrain favorable au déploiement
de l'activité politique. Pour la social-démocratie, le problème de la
démocratie était ainsi exclu en quelque sorte de la discussion. Il ne
fallait pas pour l'opinion publique que l'idéologie démocratique eût
l'air d'être mise en doute.
À l'intérieur du parti, la question touchant le rapport entre les deux
idées, exprimé dans le double nom de social-démocratie ne pouvait être
complètement étouffée. On commença par diviser la question en deux
parties. Pour le futur État de la réalisation définitive du socialisme,
il était bon de maintenir l'identité foncière de la démocratie et du
socialisme. Puisqu'on continuait à considérer la démocratie comme un
bien, un socialiste croyant qui attend son salut du paradis socialiste
futur ne pouvait conclure autrement. La Terre Promise ne serait point
parfaite si, du point de vue politique, elle ne réalisait pas aussi le
meilleur idéal. Aussi les écrivains socialistes ne cessaient-ils de
proclamer qu'il ne pouvait y avoir de vraie démocratie que dans la
société socialiste, et que tout ce que la société capitaliste appelait
de ce nom n'était qu'une caricature masquant la domination des
exploiteurs.
Cependant, quoiqu'il parût bien établi que le socialisme et la
démocratie devraient se rencontrer au but, il semblait beaucoup moins
sûr que la voie pour y atteindre fût commune. On se mit à discuter de la
question de savoir s'il fallait toujours s'efforcer de réaliser le
socialisme (et donc en même temps la vraie démocratie dans le sens où
elle était prise tout à l'heure) en se servant seulement des moyens de
la démocratie, ou bien si l'on ne devait pas dans la lutte s'écarter des
principes de la démocratie. Cette discussion qui tournait autour de la
dictature du prolétariat, faisait, avant la révolution bolchévique,
l'objet de débats académiques dans la littérature marxiste. Depuis elle
est devenue un grand problème politique.
Comme toutes les différences d'opinions qui séparent les marxistes en
différents groupes la discussion au sujet de la dictature du prolétariat
provient de l'ambiguïté qui règne dans cet assemblage qu'on a l'habitude
d'appeler: le système marxiste. Dans le marxisme, pour chaque point du
système l'on trouve toujours au moins deux conceptions entièrement
contradictoires, qu'on arrive à faire plus ou moins concorder à grand
renfort de casuistique dialectique. Le moyen le plus utilisé de cette
dialectique est l'emploi d'un mot dont le sens variera suivant les
besoins. Ces mots qui, pour l'agitation politique servent aussi de
slogans bons à hypnotiser les masses, ces mots sont l'objet d'un
véritable culte, qui rappelle la religion fétichiste. L'essence de la
dialectique marxiste est le fétichisme des mots. Chacun des articles de
la foi marxiste est concrétisé dans un mot fétiche, dont le double ou le
triple sens doit faciliter la combinaison de pensées et de
revendications inconciliables. Pour interpréter ces expressions, qui
semblent avoir été choisies avec intention, comme celles de la Pythie de
Delphes, afin d'en permettre plusieurs explications, on instaure des
débats où chacun de ceux qui discutent peut alléguer en sa faveur un
texte de Marx ou d'Engels, qui font autorité.
Un de ces mots fétiches du marxisme est le mot révolution. Quand le
marxisme parle de révolution industrielle, il entend désigner par là la
transformation progressive de la production précapitaliste en production
capitaliste. Le mot: révolution ici est donc synonyme d'évolution, et
l'opposition qu'il y a d'ordinaire entre les idées d'évolution et de
révolution a à peu près disparu. Le marxisme pourra ainsi, chaque fois
qu'il lui plaira, taxer l'esprit révolutionnaire de putschisme. Les
révisionnistes n'avaient pas tort d'invoquer à l'appui de leurs théories
de nombreux passages de Marx et d'Engels. Mais le marxisme emploie ce
mot: révolution encore dans un autre sens. Quand il appelle le mouvement
ouvrier un mouvement révolutionnaire, et la classe ouvrière la seule
classe vraiment révolutionnaire, il emploie le mot révolution comme
évoquant les barricades et les combats de rue. C'est pourquoi le
syndicalisme a aussi raison quand il se réclame de Marx.
Le marxisme emploie d'une manière aussi confuse le mot: État. Pour lui
l'État n'est qu'un instrument de la domination de classes. Le
prolétariat, par le fait qu'il conquiert la puissance politique,
supprime les oppositions de classes et c'est la mort de l'État. « Dès
qu'il n'y a plus de classe sociale à opprimer, dès que, avec la
domination de classes et avec la lutte légitime pour l'existence de
l'individu au milieu de l'anarchie qui a régné jusqu'ici dans la
production, les conflits et les excès qui en résultaient sont supprimés,
il n'y a plus rien à réprimer, et une force spéciale de répression, un
État devient inutile. Le premier acte où l'État apparaît véritablement
comme un représentant de la société tout entière – à savoir la prise de
possession des moyens de production au nom de la société –, ce premier
acte est aussi en même temps son dernier acte indépendant en tant
qu'État. L'intervention d'un pouvoir étatique dans les organismes
sociaux devient superflue dans un domaine, puis dans un autre; et ce
pouvoir de l'État tombe de lui-même en désuétude. »(11)
Quelque confuse et superficielle que soit cette affirmation en ce qui
touche la connaissance de l'organisation politique, elle est au sujet de
la dictature du prolétariat si précise, qu'on ne puisse, semble-t-il,
être en doute sur son interprétation. Mais les paroles de Marx sont déjà
beaucoup moins précises lorsqu'il affirme qu'entre la société
capitaliste et la société communiste il y a une période de
transformation de l'une à l'autre, à laquelle correspond une période de
transition politique, pendant laquelle l'État ne peut être autre chose
que la dictature du prolétariat(12).
Par contre, si l'on adopte avec Lénine l'opinion que cette période de
transition durera jusqu'à ce que cette « phase supérieure de la société
communiste » soit atteinte, où « l'asservissante subordination des
individus à la division du travail, et par conséquent l'opposition du
travail intellectuel et du travail corporel aura disparu », phase dans
laquelle « le travail n'est pas seulement un moyen pour vivre, mais où
il est devenu le premier besoin de la vie », en ce cas on en arrive
évidemment à de tout autres résultats dans le jugement porté sur la
position qu'occupe le marxisme en face de la démocratie(13).
Car au moins, pendant des siècles, il ne saurait plus être question de
démocratie dans l'État socialiste.
En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du
libéralisme, le marxisme est incapable de comprendre l'importance que
l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des
revendications libérales concernant la liberté de conscience et
d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute
opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne
domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits
fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa
propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence
ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à
ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point, il
ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui
s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour
conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés
démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont
au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le
socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti communiste,
dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association,
réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire. » Et avec
un remarquable cynisme, il vante le jeu des communistes, qui du temps où
ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la
liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été « ridicule » de
demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement
qu'en revendiquant la liberté tout court(14).
Le libéralisme revendique partout et toujours la démocratie. Il n'entend
pas attendre que le peuple soit « mûr » pour la démocratie, car la
fonction que la démocratie doit remplir dans la société ne souffre pas
de délai. La démocratie doit être, parce que sans elle il ne peut y
avoir aucun développement pacifique de l'État. Le libéralisme veut la
démocratie, non parce qu'il représente une politique de compromis, ou
parce que dans la conception du monde il adhère au relativisme(15).
Le libéralisme lui aussi demande pour sa doctrine une validité absolue.
Seulement il sait que le fondement de la puissance est de régner sur les
esprits, et que l'on y arrive que par des moyens spirituels. Le
libéralisme lutte pour la démocratie même dans des cas où il peut
redouter pour un temps plus ou moins long des désavantages. Il pense en
effet qu'on ne peut se maintenir contre la volonté de la majorité; les
avantages qui pourraient résulter d'une souveraineté du principe libéral
maintenue artificiellement et malgré l'opinion populaire, lui semblent
bien mesquins au prix des suites fâcheuses d'une violation de la volonté
populaire qui provoquerait des troubles graves dans la marche paisible
du développement de l'État.
Si elle avait pu, la social-démocratie aurait certes continué à employer
avec une ambiguïté utile à la propagande le mot: démocratie. C'est un
hasard historique, la révolution bolchéviste qui a forcé la
social-démocratie à jeter prématurément le masque et à dévoiler le
caractère de violence de ses doctrines et de sa politique.
5. La constitution politique de l'État socialiste
Par delà la dictature du prolétariat se trouve le
paradis de « la phase supérieure de la société communiste où les forces
productives s'accroissent avec le multiple développement des individus,
et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus
abondamment »(16).
Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a
plus besoin d'un État. À la place d'un gouvernement pour les personnes,
il y a une administration des biens et une direction des processus de
production »(17).
Le temps est venu où « une génération, qui a grandi dans les nouvelles
et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute
la friperie de l'État »(18).
La classe ouvrière a traversé une période de « longues luttes, toute une
série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les
hommes et leurs conditions d'existence. »(19)
Ainsi, la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte,
comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de
l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge(20).
Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile,
Ovide et tacite:
Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo
Sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat
Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo
Aere legebantur(21).
Les marxistes n'ont ainsi aucun motif pour s'occuper
des problèmes concernant la constitution politique de l'État socialiste.
Ils ne se rendent pas compte qu'il y a ici des problèmes dont on ne se
débarrasse pas simplement par le silence. Dans l'organisation de la
société socialiste, la nécessité d'une action en commun doit se faire. Il
faudra décider quelle forme donner à ce que l'on appelle
métaphysiquement la volonté générale ou la volonté populaire. Même si on
veut faire abstraction du fait qu'il n'y a point d'administration des
biens, qui ne soit administration des hommes, c'est-à-dire la
détermination d'une volonté humaine par autrui, et qu'il n'y a pas de
direction des processus de production, qui ne soit une direction des
personnes, c'est-à-dire la motivation d'une volonté humaine par une
autre(22), il
faudra tout de même se demander qui administrera les biens et dirigera
les processus de production et quels principes seront suivis. Ainsi, nous
nous retrouvons en face de tous les problèmes politiques qui se posent
dans une société réglée par le droit.
Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements
tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il
s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué
d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État
jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre
disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens
socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la
démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on
considère l'histoire et les livres des théories socialistes, on ne trouve
rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance
socialiste de la société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit
seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la
société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait
antidémocratique(23).
Dans cette phase idéale, la paix immuable, éternelle – but de toutes les
organisations démocratiques –, doit exister aussi, mais on doit accéder à
cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les
démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de
gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un
gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques.
C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le
libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des
pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui
veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en
édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure
ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi
fondée. La paix qu'il envisage est assurée contre les dangers toujours
menaçants, toujours renaissants, du désir de changement.
Notes
1. Comme le prétendait Lasson, Prinzip und Zukunft des Völkerrechts,
Berlin, 1871, p. 35.
2. Dans leur désir de mettre tout ce qui est mauvais au compte du
capitalisme, les socialistes ont même essayé de montrer que
l'impérialisme moderne et partant la guerre mondiale étaient les
produits du capitalisme. Inutile de s'occuper longuement de ce théorème
qui s'appuie sur le manque de jugement des masses. Cependant, il n'est
pas superflu de rappeler que Kant a montré exactement ce qu'il en était,
lorsqu'il attendait de l'influence croissante des « puissances
d'argent » la diminution progressive des tendances belliqueuses. Il dit:
« C'est l'esprit commercial qui ne peut exister concurremment avec la
guerre. » cf. Kant, Zum ewigen Frieden, OEuvres complètes, t. V.,
p. 688. – Cf. Sulzbach, Nationales Gemeinschaftsgefühl und
wirschaftliches Interesse, Leipzig, 1929, pp. 80.
3. Ce n'est pas un hasard, si Marsilius de Padoue, l'écrivain qui, au
seuil de la renaissance, a le premier exposé la revendication
démocratique d'une législation établie par le peuple a intitulé son
écrit: Defensor pacis. Cf. Atger, Essai sur l'Histoire des
Doctrines du Contrat Social, Paris, 1906, p. 75. Cf. Scholtz,
Marsilius von Padua und die Idee der Demokratie (Zeitschrift für
Politik, t. I, 1908, pp. 66.)
4. Cf. d'une part les écrits des champions de l'État autocratique
prussien et d'autre part les syndicalistes. – Cf. Michels: Zur
Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 2e éd.
Leipzig, 1925, pp. 463.
5. Cf. Max Weber, Politik als Beruf, Munich t Leipzig, 1920, pp.
17.
6. Les théories inspirées du droit naturel et méconnaissant le principe
de la division du travail, se cramponnent à l'idée de la
« représentation » des électeurs par l'élu. Il n'est pas difficile de
montrer tout ce qu'il y a là d'artificiel. Le député qui fait pour moi
des lois et qui contrôle l'administration des postes ne me
« représente » pas plus que le médecin qui me guérit, ou le cordonnier
qui me fait mes souliers. Ce qui le distingue du médecin ou du
cordonnier, ce n'est pas qu'il me rend des services d'une autre sorte,
mais que, si je suis mécontent de lui, je ne peux pas lui retirer le
soin de mes affaires, aussi simplement qu'au médecin et au cordonnier.
C'est pour m'assurer sur le gouvernement cette influence que j'ai sur
l'art du médecin ou la fabrication des souliers, que j'entends être
électeur.
7. On peut dire à cet égard avec Proudhon: la démocratie c'est l'envie.
– Cf. Poehlmann, t. I, p. 317, note 4.
8. Cf. Poehlmann, ibid., p. 333.
9. Cf. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte,
édition Lasson, t. I, Leipzig, 1917, p. 40.
10. Cf. Gervinus, Eineitung in die Geschichte des XIX.
Jahrhunderts, Leipzig, 1853, p. 13.
11. Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft,
7e édit. Stuttgart, 1910, p. 302.
12. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p.
23.
13. Cf. ibid., p. 17. cf. Lénine, Staat und Revolution, Berlin,
1918, p. 89.
14. Cf. Boukharine Das Programm der Kommunisten (Bolchévistes),
Zurich, 1918, pp. 24.
15. C'est ce que pense Kelsen (Vom Wesen und Wert der Demokratie
dans Archiv für Sozialwissenschaft, t. 47, p. 84. – Cf. Menzel,
Demokratie und Weltanschauung (Zeitschrift für öffentliches Recht,
t. II, pp. 701.)
16. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p.
17.
17. Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft,
p. 302.
18. Cf. Engels, Vorwort zu Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich (Ausgabe
der Politischen Aktions-Bibliothek), Berlin, 1919, p. 16.
19. Cf. Marx, Der Bürgerkrieg, p. 54.
20. Cf. Engels, Der Ursprung der Famille, des Privateigentum und des
Staates, 20e éd. Stuttgart, 1921, pp. 163.
21. Cf. Ovide, Métam. I, 89, etc. – Cf. Virgile, Énéide,
VII, 203, etc. – Cf. Tacite, Annales, III, 26 et Poehlmann, t.
II, pp. 583.
22. Cf. Bourguin, Die sozialistischen Systeme und die wirtschaftliche
Entwickung, trad. Katzenstein, Tubingue, 1906, pp. 70. Cf. Kelsen,
Sozialismus und Staat, 2e éd. Leipzig, 1923, p. 105.
23. Cf. Bryce, Moderne Demokratien, trad. Loewenstein et
Mendelssohn-Bartholdy, Munich, 1926, t. III, pp. 289.
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* Chapitre trois de la première partie du livre
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). |