Quand Jacques
Bonhomme donne cent sous à un fonctionnaire contre un service réellement
utile, c'est exactement comme quand il donne cent sous à un cordonnier
contre une paire de souliers. Donnant donnant, partant quittes. Mais,
quand Jacques Bonhomme livre cent sous à un fonctionnaire pour n'en
recevoir aucun service ou même pour en recevoir des vexations, c'est
comme s'il les livrait à un voleur. Il ne sert de rien de dire que le
fonctionnaire dépensera ces cent sous au grand profit du travail
national; autant en eût fait le voleur; autant en ferait Jacques
Bonhomme s'il n'eût rencontré sur son chemin ni le parasite extra-légal
ni le parasite légal.
Habituons-nous donc à ne
pas juger des choses seulement par ce qu'on voit, mais encore par
ce qu'on ne voit pas.
L'an passé, j'étais du
Comité des finances, car, sous la Constituante, les membres de
l'opposition n'étaient pas systématiquement exclus de toutes les
Commissions; en cela, la Constituante agissait sagement. Nous avons
entendu M. Thiers dire: « J'ai passé ma vie à combattre les hommes du
parti légitimiste et du parti prêtre. Depuis que le danger commun nous a
rapproché, depuis que je les fréquente, que je les connais, que nous
nous parlons coeur à coeur, je me suis aperçu que ce ne sont pas les
monstres que je m'étais figurés. »
Oui, les défiances
s'exagèrent, les haines s'exaltent entre les partis qui ne se mêlent
pas; et si la majorité laissait pénétrer dans le sein des Commissions
quelques membres de la minorité, peut-être reconnaîtrait-on, de part et
d'autre, que les idées ne sont pas aussi éloignées et surtout les
intentions aussi perverses qu'on le suppose.
Quoi qu'il en soit, l'an
passé, j'étais du Comité des finances. Chaque fois qu'un de nos
collègues parlait de fixer à un chiffre modéré le traitement du
président de la République, des ministres, des ambassadeurs, on lui
répondait:
« Pour le bien même du
service, il faut entourer certaines fonctions d'éclat et de dignité.
C'est le moyen d'y appeler les hommes de mérite. D'innombrables
infortunes s'adressent au président de la République, et ce serait le
placer dans une position pénible que de le forcer à toujours refuser.
Une certaine représentation dans les salons ministériels et
diplomatiques est un des rouages des gouvernements constitutionnels,
etc., etc. »
Quoique de tels arguments
puissent être controversés, ils méritent certainement un sérieux examen.
Ils sont fondés sur l'intérêt public, bien ou mal apprécié; et, quant à
moi, j'en fais plus de cas que beaucoup de nos
Catons, mus par un esprit étroit de lésinerie ou de jalousie.
Mais ce qui révolte ma
conscience d'économiste, ce qui me fait rougir pour la renommée
intellectuelle de mon pays, c'est quand on en vient (ce à quoi on ne
manque jamais) à cette banalité absurde, et toujours favorablement
accueillie:
« D'ailleurs, le luxe des
grands fonctionnaires encourage les arts, l'industrie, le travail. Le
chef de l'État et ses ministres ne peuvent donner des festins et des
soirées sans faire circuler la vie dans toutes les veines du corps
social. Réduire leurs traitements, c'est affamer l'industrie parisienne
et, par contre-coup, l'industrie nationale. »
De grâce, Messieurs,
respectez au moins l'arithmétique et ne venez pas dire, devant
l'Assemblée nationale de France, de peur qu'à sa honte elle ne vous
approuve, qu'une addition donne une somme différente, selon qu'on la
fait de haut en bas ou de bas en haut.
Quoi! je vais m'arranger
avec un terrassier pour qu'il fasse une rigole dans mon champ, moyennant
cent sous. Au moment de conclure, le percepteur me prend mes cent sous
et les fait passer au ministre de l'intérieur; mon marché est rompu mais
M. le ministre ajoutera un plat de plus à son dîner. Sur quoi, vous osez
affirmer que cette dépense officielle est un surcoût ajouté à
l'industrie nationale! Ne comprenez-vous pas qu'il n'y a là qu'un simple
déplacement de satisfaction et de travail? Un ministre a sa table
mieux garnie, c'est vrai; mais un agriculteur a un champ moins bien
desséché, et c'est tout aussi vrai. Un traiteur parisien a gagné cent
sous, je vous l'accorde; mais accordez-moi qu'un terrassier provincial a
manqué de gagner cinq francs. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plat
officiel et le traiteur satisfait, c'est ce qu'on voit; le champ
noyé et le terrassier désoeuvré, c'est ce qu'on ne voit pas.
Bon Dieu! que de peine à
prouver, en économie politique, que deux et deux font quatre; et, si
vous y parvenez, on s'écrie: « c'est si clair, que c'en est ennuyeux. »
– Puis on vote comme si vous n'aviez rien prouvé du tout.
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