Je ne
peux poursuivre le bien que d’un individu poursuivant
lui-même son propre bien, c’est-à-dire d’un individu égoïste
– qu’il s’agisse de moi-même ou bien d’un autre. Ainsi, rien
ne servirait de construire des orphelinats si les orphelins
n’étaient égoïstes, c’est-à-dire s’ils refusaient, par
altruisme envers leurs donateurs, d’y être accueillis et
d’en bénéficier.
Imaginons qu’un individu
A, richissime, fasse par pur altruisme le geste
incroyablement généreux d’offrir à B un chèque en blanc.
Tout aussi altruiste, B pourrait le refuser; mais, pour
l’histoire, imaginons qu’il l’offre immédiatement à C...
lequel, trop altruiste pour en faire quoi que ce soit
d’autre, l’offre immédiatement à D, etc. On comprend bien,
selon la même logique, que Z finira par rendre son chèque à
A. La morale de cette histoire est que, pour que l’altruisme
ait un sens, il est nécessaire, à un moment quelconque, que
l’un de ces individus encaisse le chèque – c’est-à-dire
recherche son propre bien et agisse de manière égoïste. Sans
cela, aucun don ne pourra jamais avoir lieu.
En outre, on oublie
généralement que si l’on considère que l’altruisme s’oppose
à l’égoïsme comme le Bien au Mal, alors il devrait être
présenté, non pas comme une exception et un ornement, mais
comme la forme normale de l’action. Ce devrait être un
devoir, c’est-à-dire la manière dont il faut que chaque
individu agisse toujours envers tous les autres. Or, comme
on vient de le voir, l’altruisme ne peut pas être une telle
obligation universelle – du moins, pas sans entrer en
contradiction avec lui-même.
À vrai dire, il y a un
raffinement possible. Certains rêvent en effet à une société
de dons et de contre-dons, lesquels ne seraient acceptés que
« pour faire plaisir à l’autre ». Cependant, ceci présuppose
que chacun puisse trouver son propre bien dans le
bien de l’autre; or c’est uniquement en niant cette
possibilité que l’on peut opposer égoïsme et altruisme.
En effet, dire qu’il est
Bien d’être altruiste et Mal d’être égoïste, c’est
présupposer que l’on ne peut pas être les deux à la fois.
C’est présupposer que ma poursuite de mon propre bien
empêche ma poursuite du bien d’autrui, et inversement(1).
Cette présupposition est
évidemment arbitraire et fausse: je peux me réjouir de ce
que des orphelins soient recueillis, non pas parce que j’y
gagne en bonne conscience, ou en sensation de pouvoir, mais
simplement parce que je trouve mon propre bien dans le bien
d’autrui.
Puisque cela est
possible, il ne l’est plus d’opposer l’égoïsme, c’est-à-dire
la recherche par un individu de son propre bien, et
l’altruisme. Au contraire l’altruisme devient un cas
particulier de l’égoïsme. Et il ne l’est plus non plus
d’opposer l’altruisme et l’égoïsme comme le Bien et le Mal.
Que je trouve mon propre bien dans celui de l’individu que
je suis, ou bien dans celui d’un ou plusieurs autres
individus – quelque nombreux qu’ils soient, cela n’est pas
une question de Bien et de Mal, mais de préférence. Et il
n’existe aucun critère permettant de déterminer s’il est
objectivement préférable que je trouve mon propre bien dans
l’un ou l’autre de ces choix. L’idée même de « préférence
objective » est d’ailleurs une contradiction dans les
termes.
En tout état de cause,
puisqu’il ne s’agit que de mon propre bien, je suis seul en
droit d’en faire le choix. C’est seulement si l’on
m’empêchait de trouver librement mon propre bien
qu’il serait, alors, question de Bien et de Mal –
c’est-à-dire de mon droit et de la violence qui lui serait
faite.
Cette précision apportée
aux concepts d’« égoïsme » et d’« altruisme », après ceux
d’« éthique » et de « morale », certains pourraient se
désespérer de ce que, la morale n’impliquant que le respect
de la propriété privée, et toute valeur étant relative à
l’égoïsme de chacun, il ne reste plus de place pour la
moindre générosité entre les hommes.
Mais c’est l’inverse qui
est vrai. Comme on l’a dit, la différence entre l’éthique et
la morale est que la première est libre, alors que la
seconde est obligatoire. Et c’est là la condition de toute
générosité entre les hommes. En effet, si c’était mon
devoir que d’être altruiste et charitable, alors,
faisant un don quelconque, je ne serais pas généreux envers
autrui: je lui rendrais simplement son dû, et ne
serais pas plus solidaire avec lui que n’importe quel
individu remboursant ses dettes, c’est-à-dire respectant le
droit de propriété de ses créanciers.
Être charitable envers
autrui, cela ne peut pas consister à accomplir mon devoir
envers lui. Cela ne peut consister qu’à poursuivre son bien
alors que je ne lui dois rien et que rien ne m’oblige
à le faire. Alors, et alors seulement je suis généreux
envers lui, parce que je serais en droit d’agir autrement.
Il est donc risible que l’on en appelle à la « solidarité »
pour justifier des taxes qui sont des prélèvements
obligatoires. Plus exactement, il est triste que tant de
gens se laissent avoir.
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