Aussitôt que Mischel a commencé à analyser les
résultats, il a remarqué que les enfants qui avaient de
la difficulté à reporter une gratification dans le futur
(low delayers) – ceux qui avaient sonné la cloche
– semblaient plus aptes à éprouver des problèmes de
comportement à l'école et à la maison. Ils ont obtenu de
moins bons résultats aux tests SAT. Ils ont lutté
davantage dans des situations de stress, ont souvent eu
de la difficulté à se concentrer, et ont trouvé
difficile de maintenir des amitiés. Les enfants qui ont
pu attendre quinze minutes ont eu, en moyenne, un
résultat de 210 points plus élevés aux tests SAT que
celui de leurs camarades qui n’ont pu attendre que
trente secondes.
Carolyn Weisz est le
parfait exemple d'une personne n’ayant pas de difficulté
à reporter des gratifications dans le futur (high
delayer). Elle a étudié à Stanford et a obtenu son
Ph.D. en psychologie sociale à l’Université Princeton.
Elle est maintenant professeure associée de psychologie
à l'Université de Puget Sound. De son côté, son frère
Craig s’est installé à Los Angeles et a passé sa
carrière à faire « toutes sortes de choses » dans
l'industrie du divertissement, surtout dans le domaine
de la production. Il travaille actuellement à l’écriture
et à la production d’un film. « Bien sûr, j’aurais
souhaité être une personne plus patiente, confie Craig.
À regarder en arrière, il y a sans doute des moments où
ça m’aurait aidé à faire de meilleurs choix de carrière
et autres. »
Mischel et ses collègues
ont continué à traquer les sujets de l’étude de la Bing
Nursery School jusqu’à la fin trentaine – Ozlem Ayduk,
un professeur associé de psychologie à l'Université de
Californie, à Berkeley, a trouvé que les personnes qui
avaient de la difficulté à reporter des gratifications
dans le futur (low delayers) ont une indice de
masse corporelle plus élevée et sont plus susceptibles
d’avoir eu des problèmes de drogues –, mais il devenait
de plus en plus frustrant d’avoir à travailler à partir
de rapports réalisés par les sujets eux-mêmes. « Il y a
souvent un écart entre ce que les gens veulent bien vous
dire et leur comportement dans le vrai monde »,
explique-t-il.
C’est pourquoi, l'an
dernier, Mischel, qui est maintenant professeur à
Columbia, et une équipe de collaborateurs, ont commencé
à demander aux participants de l’étude de la Bing de se
rendre à Stanford afin de participer à une nouvelle
expérience de quelques jours en Imagerie par résonance
magnétique fonctionnelle (IRMf) cette fois-ci. Carolyn
dit qu'elle y participera plus tard cet été; Craig a
complété le formulaire, mais n’a pas été invité. Les
scientifiques espèrent identifier les régions de cerveau
qui permettent à certaines personnes de pouvoir reporter
leurs gratifications et de contrôler leurs humeurs. Ils
mènent aussi une batterie de tests de dépistage
génétique, à la recherche de caractéristiques
héréditaires qui influenceraient la capacité d’attendre
– une seconde guimauve, par exemple.
Si Mischel et son équipe
réussissent, ils auront esquissé le réseau de circuits
neuronaux du contrôle de soi (self-control).
Depuis des décennies, les psychologues se sont
concentrés uniquement sur l'intelligence comme étant la
variable la plus importante lorsqu’il s'agit de prédire
le succès dans la vie. Mischel estime que l’intelligence
est à la merci du contrôle de soi: même les élèves les
plus brillants ont besoin de faire leurs devoirs.
« Ce que nous mesurons
réellement avec les guimauves n’est pas seulement le
contrôle de soi ou le degré de volonté (will power),
rajoute Mischel. C'est beaucoup plus important que cela.
Le test force les enfants à trouver une façon de faire
qui fonctionne à leur avantage. Ils veulent la deuxième
guimauve, mais comment peuvent-ils l'obtenir? Nous ne
pouvons pas contrôler le monde, mais nous pouvons
contrôler notre façon d’y penser. » […]
À la fin des années 1960,
les psychologues supposaient que cette capacité qu’ont
les enfants d’attendre dépendait de la mesure dans
laquelle ils voulaient réellement la guimauve.
Mais il s’est bientôt avéré évident que chaque enfant
souhaite avoir une seconde friandise. Qu’est-ce qui
détermine alors le contrôle de soi? Mischel en est venu
à conclure, après plusieurs centaines d'heures
d'observation, que l’aptitude cruciale était
« l'allocation stratégique de l'attention ». Au lieu de
devenir obsédé par la guimauve – « la stimulation
intense » –, les enfants le moindrement patients se sont
changé les idées en se couvrant les yeux, en prétendant
jouer à cache-cache en-dessous du bureau, ou en chantant
des chansons de la populaire série télévisée Sesame
Street. Ils n’ont pas vaincu leur désir, ils l’ont
tout simplement oublié. « Si vous pensez à la guimauve
et au fait qu'elle est délicieuse, alors vous la
mangerez, soutient Mischel. La clé est d'éviter d’y
penser en partant. »
Chez les adultes, on
réfère souvent à cette aptitude par le terme de
métacognition, ou l’art de penser à la pensée, et c'est
ce qui permet aux gens de dépasser leurs faiblesses.
(Quand Ulysse s'est fait lier au mât du bateau, il
utilisait certaines des aptitudes de la métacognition:
sachant qu'il ne pourrait pas résister au chant de
sirènes, il a fait en sorte qu’il est devenu impossible
d’y succomber). Les principales données de Mischel,
colligées à partir de diverses études, lui ont permis de
voir que les enfants, à l’aide d’une compréhension plus
précise des mécanismes qui expliquent le contrôle de
soi, étaient plus en mesure de reporter la
gratification. « Ce qui est intéressant lorsqu’on
observe des enfants de 4 ans est qu'ils apprennent
quelles sont les règles de la pensée, dit Mischel. Les
enfants qui ne pouvaient pas attendre avaient souvent
les règles à l’envers. Ils pensaient que la meilleure
façon de résister à la guimauve était de la dévisager,
de la garder bien en vue. Ce qui est la pire chose à
faire. Si vous faites cela, vous allez sonner la cloche
avant que je quitte la pièce. »
Selon Mischel, cette
façon de concevoir la volonté aide aussi à expliquer
pourquoi le test de la guimauve a une telle valeur
prédictive. « Si vous pouvez composer avec les émotions
chaudes, alors vous pouvez étudier pour le test SAT au
lieu de regarder la télévision, ironise Mischel. Et vous
pouvez épargner plus d'argent pour la retraite. Ce n'est
pas seulement une question de guimauves. »
À partir de travaux
effectués subséquemment par Mischel et ses collègues, on
a trouvé que ces différences étaient observables chez
les sujets âgés d’aussi peu que dix-neuf mois. En
regardant comment les bébés ont réagi lorsqu’ils étaient
brièvement séparés de leur mère, ils ont noté que
certains éclatent immédiatement en sanglots, ou
s’accrochent à la poignée de la porte, alors que
d'autres ont été en mesure de surmonter leur anxiété en
se changeant les idées, souvent en jouant avec des
jouets. Quand les scientifiques ont fait passer le test
de la guimauve aux mêmes enfants, maintenant âgés de
cinq ans, ils se sont rendu compte que les enfants qui
avaient pleuré avaient aussi de la difficulté à résister
à la friandise convoitée.
Les premiers signes de la
capacité à reporter les gratifications suggèrent qu'elle
est d’origine génétique, la source la plus prédéterminée
des traits de personnalité. Mais Mischel résiste à la
facilité d’une telle conclusion. « En général, tenter de
séparer la nature du milieu a autant de sens que
d’essayer de séparer la personnalité de la situation,
dit-il. Les deux influences sont complètement
inter-reliées. »
Par exemple, quand
Mischel a fait passer des tests visant à étudier le
report de gratifications à des enfants de familles
pauvres du Bronx, il a remarqué que leur capacité à
reporter les gratifications était en-dessous de la
moyenne, du moins comparée à celle d'enfants de Palo
Alto. « Quand vous grandissez pauvre, vous n’êtes
peut-être pas aussi prompt à reporter à plus tard des
gratifications, dit-il. Et si vous ne le faites pas,
alors vous ne découvrirez jamais comment "vous changer
les idées". Vous ne développerez pas les meilleures
stratégies de report, et ces stratégies ne deviendront
pas une seconde nature pour vous. » En d'autres termes,
les gens apprennent à utiliser leur esprit tout comme
ils apprennent à utiliser un ordinateur: à l’aide
d’essais et d'erreurs.
Mais Mischel a trouvé un
raccourci. Quand lui et ses collègues ont enseigné aux
enfants une série de simples tours mentaux – comme
prétendre que la friandise n’est qu’une image et qu’un
cadre imaginaire l’entoure –, il a amélioré de façon
spectaculaire leur contrôle de soi. Les enfants qui
n'avaient pas pu attendre plus de soixante secondes
pouvaient maintenant attendre quinze minutes. « Tout ce
que j'ai fait, c’est leur donner quelques trucs tirés de
leur petit manuel d’utilisation du cerveau, dit Mischel.
Aussitôt que vous vous rendez compte que la volonté est
seulement une façon d'apprendre à contrôler votre degré
d’attention et vos pensées, vous pouvez commencer
sérieusement à l’augmenter. » […]
Ce dont Walter Mischel parle lorsqu’il traite de la
propension de la petite Carolyn Weisz à pouvoir reporter à
plus tard des gratifications – dans ce cas-ci, la
dégustation d’une guimauve –, c’est des préférences
temporelles. Carolyn a des préférences temporelles basses.
C’est-à-dire qu’elle n’a pas de difficulté à reporter des
gratifications dans le futur. Son frère, Craig, lui, en a
des plus élevées. Ce que l’étude de la Bing Nursery School
montre, c’est que plus une personne a des préférences
temporelles basses, plus elle a de chances de vivre une vie
équilibrée – d’avoir un contrôle sur sa vie. Plus une
personne a des préférences élevées, plus elle a des chances
de mener une vie difficile et d’avoir peu de contrôle sur
celle-ci.
Comment faire alors pour
avoir des préférences temporelles basses? Mischel est clair:
il ne suffit pas d’enseigner aux enfants quelques trucs
mentaux; il faut faire en sorte que ces trucs se
transforment en habitudes de vie. Et c’est ici qu’entrent en
jeu les parents. « Ont-ils établi des rites qui vous forcent
à reporter à plus tard des gratifications sur une base
quotidienne? Vous encouragent-ils à attendre? Et font-ils en
sorte que votre attente en a valu la peine? » Selon lui,
même les routines les plus banales – éviter de grignoter
avant le dîner, ou accumuler ses sous dans une tirelire –
sont d’excellents exercices dans cet apprentissage. « Nous
devrions donner des guimauves à chaque élève de maternelle,
affirme Mischel. Nous devrions leur dire, "Tu vois cette
guimauve? Tu n’as pas à la manger. Tu peux attendre. Voici
comment." »
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